1. CONTEXTUALISATION DU NUMÉRO
Le 29 février 2024 s’est tenu un colloque ayant pour titre « Culture(s) » à la Haute École pédagogique des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel (HEP-BEJUNE). Les organisateurs/trices du colloque ont en effet souhaité mettre en débat la notion de culture dans ses acceptions et usages à l’école et en éducation. Omniprésente dans les discours médiatiques, scientifiques, ordinaires, cette notion pose souvent plus d’interrogations qu’elle n’amène de réponses.
En Suisse romande, c’est la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) qui coordonne les activités des différents départements de l’instruction publique des cantons concernés. La notion de culture apparaît déjà de manière affirmée en 2003, lorsque la CIIP adopte un texte qui énonce les principes et les valeurs devant être au cœur de l’école publique. Si le texte déclare par exemple que l’école « assume des missions d’instruction et de transmission culturelle auprès de tous les élèves » (CIIP, 2003), il précise aussi que l’école doit assurer le développement de connaissances culturelles variées, telles que la « culture de la langue d’enseignement, langue maternelle et langue d’intégration », la « culture linguistique », la « culture mathématique », la « culture scientifique » ou encore, la « culture artistique ». Souhaitant favoriser le développement et l’épanouissement des élèves qui formeront les citoyen-nes de demain, la Déclaration met en avant les principes d’une école qui assure la transmission de valeurs sociales et le développement de compétences et de capacités à la fois générales et transversales, comme le respect, l’intégration, le développement de la personnalité équilibrée de l’élève ou avant tout, le sens de la responsabilité (CIIP, 2003).
Distinguant une formation générale, des capacités transversales et des domaines disciplinaires, le Projet global de formation de l’élève présenté dans la déclaration du Plan d’études romand (PER) ambitionne de former des élèves amené-es à évoluer dans une société dorénavant plurielle et complexe. Dans son ensemble, le PER fait la part belle à la notion de culture : pas moins de 61 occurrences du terme ponctuent ainsi ce projet global de formation (PER, 2010). Il nous est cependant impossible d’y trouver une définition claire et précise de cette notion pouvant nous instruire sur la façon dont elle est comprise ou sur ce qui constituerait son essence même ; au mieux reste-t-elle confinée aux aspects disciplinaires de la formation. Le flou conceptuel de cette notion de culture dans le PER tranche de manière assez nette avec la façon dont l’approche culturelle peut concrètement être appréhendée dans l’enseignement, du moment que la signification précise de sa mise en œuvre est laissée à l’appréciation et à la responsabilité des acteurs/trices scolaires.
S’appuyant notamment sur Charlot (1997), pour qui la notion de culture est en fait un objet médiateur selon qu’elle renvoie à une triple relation – relations au monde, à soi et aux autres –, Falardeau et Simard (2007) nous invitent à (re)penser la notion de culture et la transmission culturelle à l’école. En tant qu’objet, la culture constitue un
Héritage collectif, « un patrimoine de connaissances et de compétences, d’institutions, de valeurs et de symboles constitué au fil des générations et caractéristique d’une communauté humaine particulière définie de façon plus ou moins large et plus ou moins exclusive » (Forquin, 1989, p. 10). (p. 4)
La culture est donc une sorte de patrimoine. Mais elle s’inscrit aussi dans un processus de construction et de reconstruction du monde : dans les interactions avec autrui, chacun-e se définit et se redéfinit en fonction des acteurs/trices sociales/aux, des pratiques ou encore, des objets qui, in fine, génèrent des apprentissages contribuant à la réalisation de soi. En ce sens, apprentissage et culture se situent sur un même axe paradigmatique, puisque tous les deux résultent d’une dynamique continue d’interactions, d’interprétations et de retraductions, liée à un contexte qui, lui-même, est animé par des enjeux qui lui sont propres.
Pour favoriser les apprentissages des élèves et former à la complexité, Falardeau et Simard (2007) nous expliquent que les enseignant-es doivent être en mesure de lier la culture aux contenus disciplinaires et de concevoir des approches pédagogiques et didactiques attentives aux potentiels cognitifs et symboliques de leurs élèves. Elles doivent de plus prendre en compte la relation des élèves avec la culture entendue comme rapport à soi, aux autres et au monde. Il est alors impératif que la formation initiale en enseignement prépare les futur-es enseignant-es à pouvoir réfléchir sur leurs relations et le sens qu’ils/elles donnent au monde, aux autres, aux objets ou à leur engagement personnel. Caractérisé par la dynamique relationnelle qu’un-e individu-e entretient avec elle/lui-même et avec les autres, il s’agit dès lors de comprendre que ce rapport culturel se compose de trois dimensions.
D’abord, la dimension épistémique fait référence aux considérations accordées aux savoirs dans les relations que le sujet construit avec autrui et son environnement. L’individu-e sollicite ainsi les savoirs – acquis par les apprentissages formels ou informels – qui agiront en tant que médiateurs en vue d’agir sur ses pratiques culturelles et sa compréhension du monde. Il y a ensuite la dimension subjective, dans laquelle l’histoire personnelle du sujet agit sur ses activités réflexives, ses représentations et ses pratiques. Enfin, la dimension sociale concerne le développement de l’individu-e au travers de l’ensemble des relations qu’elle/il entretient avec les personnes et les choses (Falardeau & Simard, 2007).
Plus de 20 ans après la naissance des principes directeurs de la CIIP, les organisateurs/trices du colloque ont voulu questionner le rapport à la culture de formatrices et de formateurs, d’enseignant-es et d’actrices et d’acteurs scolaires, mais aussi et surtout, de saisir les pratiques pédagogiques et didactiques qui ont cours ; quelle(s) définition(s), quel(s) usage(s) de la notion de culture(s) – sciemment déclinée au pluriel – orchestrent les postures, les discours ou les méthodes enseignantes ? De quelle manière se décline-t-elle au sein des pratiques ? Quel(s) rapport(s) entretiennent les spécialistes de l’éducation et de la formation avec cette notion ? Y a-t-il un écart – si oui, lequel – entre la réalité quotidienne en classe et les prescrits ? L’école étant le lieu privilégié de la diffusion et de l’acquisition de valeurs, d’idéologies, de représentations de cultures partagées (Akkari & Gohard-Radenkovic, 2002), cette contribution rassemble des textes qui interrogent, à partir de la notion de culture, à la fois les prescrits, les normes ou les formations.
2. PRÉSENTATION DES ARTICLES
Partant du principe que la notion de culture(s) est indissociable de celle de religion(s), Vital Gerber interroge d’abord le sens que peut revêtir le concept de « cultures religieuses » dans le Plan d’études romand (PER). Relevant ainsi la polysémie du sens présenté dans le prescrit qu’est le PER, il y questionne les rapports entre religion(s) et culture(s) au sein des sciences humaines, et s’appuie sur l’anthropologie pour mettre au jour une interprétation critique. La contribution propose des réflexions sur les liens entre culture et cultures religieuses, qui cherchent à dépasser les débats didactiques courants en regard de l’enseignement des religions et des conceptions de la culture en éducation.
La deuxième contribution met en perspective le prescrit éducatif « faire culture commune », tel que professé dans les communications et documents officiels de l’éducation nationale en France, en regard d’un dispositif expérimenté dans une classe d’architecture. S’interrogeant sur ce que signifie « faire culture commune » dans le monde de l’éducation, Christophe Guilloux s’appuie sur une posture anthropologique selon laquelle la culture est en fait une expérience de production, de circulation et de partage du savoir. Il montre en quoi l’approche pédagogique développée dans cette classe permet de construire une culture commune, à la fois inclusive et diversifiée.
S’appuyant sur les réflexions issues d’un groupe de recherche qui interroge les postures des chercheur-es et la réception des travaux auprès du public, ainsi que sur la réactualisation de certaines analyses issues de leurs thèses, Zakaria Serir et Diane Rufin examinent ensuite les différents usages de la notion de « culture » au sein de l’enseignement primaire genevois et auprès des chercheur-es. Tandis que les discours des institutions et des enseignant-es tendent vers une forme d’ethnocentrisme, les chercheur-es, de leur côté, craignent d’y avoir recours par peur de reproduire le phénomène qu’elles ou ils souhaitent décrire ou critiquer. En introduisant le concept de « profondeur », les auteur-es montrent que la création de relations significatives avec les participant-es permet d’aller au-delà des catégories préétablies.
De son côté, Joséphine Stebler s’attarde sur l’analyse d’une séquence didactique réalisée en classe de Français langue étrangère (FLE) pour interroger les difficultés à dépasser les conceptions essentialisantes autour des notions de « rencontre interculturelle » ou de « culture », alors même que les textes de références du Conseil de l’Europe portent en leurs germes de telles représentations. Elle nous fait ainsi part de la nécessité d’opérer un changement de regard et de posture dans la relation à l’autre, permettant ainsi de revenir sur l’expérience humaine de la rencontre.
C’est autour de l’articulation entre apprentissage de la langue, acquisition de compétences (inter-)culturelles et formation de futur-es enseignant-es aux didactiques sur objectifs spécifique qu’Alessandra Keller-Gerber examine, dans une cinquième contribution, les méthodes et démarches qui ont généralement cours pour amener les étudiant-es en mobilité à faire part de leur(s) expérience(s). L’auteure s’appuie en effet sur deux projets pédagogiques menés en classe de Français langue étrangère (FLE), soit une auprès d’étudiant-es de mobilité et une au cours d’un atelier didactique destiné à de futur-es enseignant-es de FLE, pour montrer que les discours tenus par les étudiant-es sur les contenus culturels sont souvent tributaires des attentes des enseignant-es elles/eux-mêmes et des relations pédagogiques.
Moira Laffranchini offre des pistes pour repenser la formation initiale et continue des futur-es enseignant-es, afin de transformer leurs postures professionnelles et leur permettre de jouir d’un regard neuf sur leurs propres représentations et préjugés. En s’appuyant sur une approche auto-ethnographique, l’auteure analyse les tensions entre, d’un côté, les objectifs d’une formation interculturelle et, de l’autre, les difficultés des futur-es enseignant-es pour appréhender la diversité culturelle. Elle démontre qu’il est nécessaire de changer de paradigme autour de la notion de culture, en proposant une éducation interculturelle transformatrice, qui met au centre de la formation une posture critique et réflexive.
Selon l’idée que les cultures sont des constructions sociales, Héloïse Rougemont et Mylène Ducrey Monnier s’inspirent de l’analyse de récits d’expériences professionnelles développés dans le cadre d’un CAS à la Haute École pédagogique du Canton de Vaud (Suisse) entre des enseignant-es et des formateurs/trices en regard des orientations pédagogiques véhiculées dans un concept sur l’inclusion scolaire, le Concept cantonal vaudois 360°. Les auteures confrontent le champ lexical de l’inclusion scolaire identifié dans ces récits d’analyses à celui présent dans le concept cantonal. Elles tentent d’identifier dans quels paradigmes les valeurs exprimées par l’un et par l’autre sont en concordance ou en divergence. Les résultats de leur analyse montrent que le registre mobilisé est celui de la tension, occasionnée par la coexistence de conventions divergentes qui agissent sur le bien-être des enseignant-es.
L’ensemble des textes présentés ici témoignent de la nécessité de repenser la notion de culture et de ses usages à l’école et dans la formation. En cette époque de surenchère de revendications d’appartenances culturelles et de fractionnement des sociétés en groupuscules identitaires, en cette période d’affrontements des identités et des croyances qui se veulent exclusives et excluantes – rendant d’autant plus d’actualité les identités meurtrières de Maalouf (1998) – il devient urgent de se rappeler que nous sommes toutes et tous porté-es par une variété infinie de composantes liées à nos appartenances, nos histoires de vie, qui constituent nos personnalités, elles-mêmes variables selon les contextes et les périodes de vie. Pour Ramos, qui parle « d’invention des origines » (2006), chacun-e compose avec « ses héritages », les reformule dans ses actions, dans les projets qui lui sont propres, oscillant ainsi entre une forme de déterminisme social et une quête de soi-même. Définir ses appartenances nous apprend-elle, c’est choisir dans les ressources mises à disposition dans l’histoire familiale, dans son histoire personnelle, ce qui entre en résonance avec la quête de réalisation de soi. Il n’y a donc que du provisoire, que de la reformulation constante de l’organisation précédente en fonction des projets présents et futurs ; pour Ramos, le passé se niche dans l’avenir, car la définition des ancrages dépendra de la projection personnelle du point d’arrivée et donc, des objectifs visés.
Or, s’il y a construction personnelle, il y a aussi co-construction. En ce sens, Laplantine et Nouss nous invitent à réfléchir au processus du « métissage » (1977), c’est-à-dire « une pensée qui n’a pas encore été vraiment pensée » (Laplantine, 1999, p. 35). Un paradigme qui permet d’ouvrir la voie à la libre création du lien et de la relation à l’autre et qui, surtout, s’oppose à la notion d’identité culturelle qui est, toujours selon Laplantine, « de l’affectif qui crée de l’exclusion, qui immobilise la pensée, qui tend à monter les groupes les uns contre les autres, qui tend à enfermer, aussi bien l’individu que le groupe dans une autochtonie dérisoire », l’identité étant « incapable de penser le devenir qui surgit de la rencontre » (Laplantine, 1999, p. 35). Le « métissage », précise-t-il, permet ainsi « d’entrer en résistance contre l’oppression du Un, […], mais aussi contre l’exacerbation différentialiste des particularismes qui sont le plus souvent réactionnels à une forme insidieuse de domination » (Laplantine, 1999, p. 41).
Métissages, identités, cultures ; discussions et prises de conscience sont indispensables à la négociation et à l’innovation nécessaires de systèmes de coexistence, de cohabitation et de collaboration fondés sur un « humanisme du divers », pour reprendre Abdallah-Pretceille (2005).
Dans ce processus d’interrogation des discours ambiants, de construction de ponts entre les un-es et les autres, de germination de collectivités permettant l’épanouissement de chacun-e, l’école et ses acteurs/trices jouent un rôle fondamental. Penser en effet la/les culture(s) comme étant quelque chose de dynamique, comme un processus qui engendre des transformations collectives et individuelles constantes implique de pouvoir poser les fondements réflexifs, interrogateurs et critiques de la complexité. C’est en ce sens que les coordinateurs/trices de ce numéro souhaitaient justement interroger les acceptions et usages de la notion de culture qui peuvent avoir cours au sein du public enseignant.
RÉFÉRENCES
Abdallah-Pretceille, M. (2005). Pour un humanisme du divers. Vie sociale et traitements, 3, 87, 34-41.
Akkari, A. J., & Gohard-Radenkovic, A. (2002). Vers une nouvelle culture pédagogique dans les classes multiculturelles : les préalables nécessaires. Revue des sciences de l’éducation, 28(1), 147-170. https://doi.org/10.7202/007153ar
Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) (2003). Déclaration de la CIIP. https://portail.ciip.ch/per/pages/242
Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) (2010). Plan d’études romand. https://portail.ciip.ch/per/pages/zone-telechargement-per
Falardeau, E., & Simard, D. (2007). Rapport à la culture et approche culturelle de l’enseignement. Canadian Journal of Education / Revue canadienne de l’éducation, 30(1), 1-24.
Laplantine, F., & Nouss, A. (1977). Le métissage. Paris : Flammarion.
Laplantine, F. (1999). Le métissage, moment improbable d’une connaissance vibratoire. X-Alta, 2/3, Multiculturalisme, 35-48.
Maalouf, A. (1998). Les identités meurtrières. Paris : Babelio.
Ramos, E. (2006). L’invention des origines. Sociologie de l’ancrage identitaire. Paris : Armand Colin.
L’éducation en débats : analyse comparée | Education in debate : comparative analysis
ISSN 1660-7147 | Directory of Open Access Journals (DOAJ)
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