Faire culture commune : la classe en architecture

Christophe Guilloux, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), Institut National Supérieur de l’Éducation Artistique et Culturelle (Inseac)

DOI : 10.51186/journals/ed.2025.15-1.e1633

Résumé

L’expérience de la classe en architecture propose une approche pédagogique alternative centrée sur l’observation et la perception collective. Ce dispositif utilise une méthode d’observation tripartite — description formelle, hypothèses et recherches — pour intégrer les trois piliers de l’éducation artistique et culturelle : l’acquisition de connaissances, la rencontre et la pratique. En valorisant l’expression et la diversité des regards, le projet permet non seulement une acquisition technique, mais aussi une sensibilisation culturelle profonde. Le dispositif est analysé à travers une étude en observation directe avec une approche phénoménologique. Le choix de l’architecture comme fil conducteur illustre comment une discipline peut relier savoirs théoriques et pratiques tout en favorisant une approche collective de l’apprentissage. Ce modèle ne se limite pas à la transmission d’une culture générale, mais construit une culture partagée entre élèves et enseignant-es, répondant ainsi aux questions d’inclusion et de diversité socioculturelle. En mettant en évidence l’importance d’une pédagogie qui dépasse la culture générale standardisée, ce projet illustre une façon de « faire culture commune » en s’appuyant sur les trois piliers de l’éducation artistique et culturelle. Il pourrait ainsi inspirer d’autres initiatives visant à créer des environnements d’apprentissage plus inclusifs, collaboratifs et enrichissants pour les membres d’une communauté éducative.

Mots-clés : apprentissages à l’école primaire, approche inclusive, architecture, classe d’âge mixte, éducation artistique et culturelle 

Abstract

The architecture classroom experience offers an alternative pedagogical approach focused on observation and collective perception. This implementation uses a tripartite observation method — formal description, hypotheses, and research — to integrate the three pillars of artistic and cultural education: knowledge acquisition, encounter, and practice. By highlighting the expression and the diversity of views, the project does not only enable a technical acquisition but also a deeper cultural awareness. The implementation is analyzed through a direct observation study with a phenomenological approach. The choice of architecture as a guiding thread illustrates how a subject can link theoretical and practical knowledge while encouraging a collective approach to learning. This model does not only allow the transmission of general culture, but it also helps build a shared culture between pupils and teachers, thereby answering inclusion and sociocultural diversity issues. By highlighting the importance of a pedagogy that transcends standardized general culture, this project illustrates a way of “making common culture” based on the three pillars of artistic and cultural education. It could thus inspire other initiatives aiming at creating more inclusive, collaborative, and enriching learning environments for the members of an education community.

Keywords: architecture, artistic and cultural education, inclusive approach, learning in primary school, mixed-age class

INTRODUCTION

La classe en architecture est un dispositif d’éducation artistique et culturelle expérimenté à l’école primaire publique Jules Ferry de Pontivy, en centre-Bretagne, en France. Ce dispositif propose la mise en œuvre des apprentissages en les thématisant de manière globale autour de l’architecture, elle-même abordée dans une dimension holistique. Cette expérience donne lieu à une recherche en observation participante (Peneff, 2009) menée par l’enseignant de la classe, qui est également doctorant en sciences de l’information et de la communication à l’Institut National Supérieur de l’Éducation Artistique et Culturelle. La thèse, sous la direction d’Emmanuel Ethis et co-encadrée par Damien Malinas et Raphaël Roth, propose la classe en architecture comme étude de cas (Passeron, et al., 2005) d’une pédagogie centrée sur la perception des élèves.

L’objectif de cet article est d’observer et de discuter le prescrit éducatif de « faire culture commune », tel qu’il est défini dans les communications officielles et les documents de l’éducation nationale (Ministère de l’Éducation nationale de l’Enseignement supérieur, 2025). Ce prescrit, qui vise à la fois la mutualisation des gestes professionnels et la constitution d’une culture composée de repères communs pour les élèves, pose la question de son adresse. Ces termes sont employés à plusieurs reprises dans les divers cadres de l’éducation nationale, tant dans les documents officiels, tels que les programmes, des circulaires, des documents de présentations, et aussi de communication faisant état d’objectifs en deux directions. Il y a d’une part l’objectif d’une mutualisation, du partage et d’une harmonisation des gestes professionnels pour les enseignant-es. Et d’autre part, celui de constituer pour les élèves une culture composée de repères communs. Ce prescrit éducatif d’une « culture commune » est particulièrement employé dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, et fait résonner le terme de culture dans des acceptations parfois différentes. Le terme de culture est alors tiraillé entre la notion d’objets culturels et la pratique du métier d’enseignant-e. Entre enseignements, pratiques et connaissances, mais aussi comme aspect de rencontre et objet de recherche, la culture en éducation relève en effet d’une complexité processuelle. Le terme « faire » a aussi son importance dans sa relation avec la culture au sens anthropologique et dans le contexte éducatif. Dewey souligne l’importance de l’expérience en collectif, de considérer l’école comme une expérience sociale en soi, et non seulement une préparation à celle-ci : 

Dire que l’éducation est une fonction sociale, qui assure la direction et le développement des êtres non encore parvenus à maturité en les faisant participer à la vie du groupe auquel ils appartiennent, c’est dire, en effet, que l’éducation variera suivant le genre de vie qui prévaut dans un groupe. (Dewey, 2022, p. 163) 

Dans la classe en architecture, l’expérience directe et l’observation participative sont au cœur de la pédagogie, et ont pour but de permettre aux élèves de vivre et de construire leur propre culture commune. Le dispositif entend, tel que le suggérait Freinet, « mettre à leur disposition les techniques appropriées et les outils adaptés à ces techniques, afin de laisser librement s’amplifier, s’élargir, s’approfondir et se préciser la vie dans toute son intégrité et son originalité » (1930, p. 230).  

Cet article se propose d’explorer comment une approche pédagogique centrée sur l’architecture et la perception peut contribuer à « faire culture commune ». Les enjeux éducatifs de ce prescrit, dans le cadre pédagogique de la classe en architecture, incluent principalement les questions d’inclusion, la pluralité des expériences culturelles et la transmission collective. L’article se structurera en plusieurs parties : une discussion sur la notion de culture, sa place en éducation et ses enjeux au croisement de la pratique et du collectif ; une présentation du cadre théorique de l’étude et de sa méthodologie ; une description de la classe en architecture et de ses pratiques pédagogiques ; une analyse des résultats et des effets observés ; et enfin, une réflexion sur les apports et les limites de cette approche.

1. CULTURE, ANTHROPOLOGIE ET ÉDUCATION

La notion de culture est complexe et multidimensionnelle, englobant à la fois des objets culturels, des pratiques pédagogiques, et des dynamiques de rencontre et de recherche. Dans un sens anthropologique, nous pourrions dire que « faire culture » peut revenir à deux grandes pratiques : celle de vivre une culture et celle d’en observer une dans ses divers aspects. Alors de quoi s’agit-il ? Faire culture commune revient-il à vivre une culture ensemble par le biais de corpus, d’œuvres ou de pratiques incontournables ou d’observer et d’apprendre à lire la même chose ? Peut-être s’agit-il aussi de faire ensemble, quelque chose de l’ordre du commun. Mais quel est cet ensemble ? Qui fait ? S’agit-il de faire  tous et toutes la même chose, et ce tout le temps ? Pour reprendre la boussole de l’anthropologie lorsqu’il s’agit de mettre en perspective et problématiser la culture dans l’éducation, Ingold (2017) propose là encore des passerelles :

Ma définition minimale de l’éducation est : « L’action de mener une vie » [leading life]. La question primordiale de l’éducation revient donc à comprendre ce que signifie mener une vie. Quelle est la différence, ou y a-t-il une différence, entre mener sa vie (comme dans – ducere) et vivre sa vie ? Qu’y a-t-il de plus à mener qu’à simplement vivre ? (p. 160)

Nous voyons ici que les termes de culture et d’éducation peuvent même aller jusqu’à se confondre. Là où l’anthropologue étudie la culture comme l’ensemble de manifestations, des aspects qui montrent la vie humaine en train de se faire, de se mener, Ingold (2017) propose de voir cette action de mener une vie comme un acte d’éducation en soi. Il ajoute que « mener sa vie consiste à prêter attention aux choses, de telle manière que – à mesure que nous cheminons dans le monde – nous soyons pleinement engagé-es dans un processus d’attention et d’observation [we are actively noticing] » (p. 161). 

Pour interroger ce prescrit de « faire culture » commune au regard de l’expérience de classe menée à Pontivy, se succèderont brièvement une présentation du cadre théorique de l’étude, de la méthodologie employée par celle-ci, une brève présentation de la classe en architecture, de résultats dans les données faisant lien avec les notions de culture générale et de culture commune et une réflexion sur les apports et limites de l’une et l’autre. 

1.1. Culture et communication : cadre théorique

L’étude présentée ici est issue d’un travail de recherche en thèse en sciences de l’information et de la communication. Faire entrer cette dernière discipline dans le champ de l’éducation a pour objectif d’observer les communications qui font éducation, à savoir les dynamiques de transmissions, d’échanges et d’observations mutualisées qui se manifestent au sein d’une classe. La classe en architecture présente un dispositif pédagogique centré sur l’observation et la description.    

Au sein d’un collectif, se voient performer des codes qui font culture. C’est ce qu’exprime Winkin (2001) qui synthétise et développe les concepts et expériences d’une anthropologie de la communication, d’abord portée aux États-Unis par des anthropologues, tel-les que Birdwhistell : « La communication, d’un point de vue anthropologique, c’est la ‘performance de la culture’ » (p. 14). La culture est alors considérée comme l’ensemble des codes exercés, « performés » disent les anthropologues de la communication, afin de s’inscrire et s’affirmer au sein d’une société, d’un groupe. Performer cet ensemble de codes nous rassure « quant à notre qualité de membres » (Winkin, 2001, p. 14). Cette dimension de codes faisant collectif revêt un écho particulier dans le milieu éducatif.

Il y a en effet diverses manières d’y faire collectif : l’école, la classe d’âge, la classe d’enseignement, la communauté éducative. Au sein de ces diverses strates de collectif se joue constamment une communication. Celle-ci est multiple dans son adresse. Elle s’exerce entre élèves, d’enseignant-es à élèves, d’élèves à enseignant-es, ainsi qu’avec l’ensemble des membres de la communauté éducative, incluant des intervenant-es et les parents, les familles. Winkin (2001) propose l’anthropologie de la communication comme une science observant la transmission : « La notion de communication reste synonyme de ‘transmission’ » (p. 19).

Lorsque nous inscrivons le terme de culture dans le domaine de l’éducation, il paraît nécessaire de le mettre en perspective de ses emplois habituels, des endroits où il est mobilisé avec régularité. En effet, au sein des programmes éducatifs, la culture a une place, et elle est parfois employée pour circonscrire l’ensemble des savoirs à acquérir pour faire partie d’une communauté, par exemple. C’est alors que l’on s’entend dire le terme de culture avec les verbes de la possession : avoir une culture, enrichir sa culture. De manière sans doute plus douce ou exprimée en termes d’objectifs, les infinitifs pourront être remplacés par des expressions évoquant un processus d’acquisition ou de développement, tels que l’enrichissement culturel. Cependant, et si l’on considère le point de vue anthropologique comme une entrée dans l’observation du domaine de l’éducation et de la formation, on connaît des acceptations à la fois plus larges et plus critiques de la culture : 

La culture, si le concept garde une certaine valeur opératoire, n’est plus conçue aujourd’hui comme un savoir à 100% partagé. Au sein d’une même société coexistent, en effet, une pluralité de formes et le bagage culturel de ses membres varie selon le statut social (l’âge, le sexe, l’éducation, la fortune, la profession, les convictions politiques, l’affiliation religieuse, l’itinéraire personnel, etc.). (Augé & Colleyn, 2021, p. 20) 

À partir de cette constatation, qui serait, selon les anthropologues Augé et Colleyn (2021), propre à un monde contemporain, est-il encore possible de reconnaître ici ou là des communautés qui seraient définies par leurs partages et pratiques culturelles ? Peut-être que l’école, ou plus précisément l’expérience de l’apprentissage en collectif, à l’échelle d’une classe par exemple, peut encore être le lieu d’observation de ce qui se joue dans les pratiques culturelles, tout en identifiant cette pluralité et ses diversités coexistantes. Pour approcher cette expérience vécue par la classe en architecture, il faut donc aller chercher ailleurs une définition de la culture.

1.2. La culture comme éducation

Ingold propose quelque chose de processuel à partir des idées de Dewey quant au rapport entre le monde, les savoirs et celles et ceux qui l’étudient. Au lieu de s’interroger sur les mécanismes d’acquisition du savoir, encore une fois dans le champ de la possession, il propose de travailler sur la formation, la germination du savoir. Dans le champ de l’étude anthropologique qu’il propose comme analogie au processus plus large d’éducation, il entend mettre en œuvre un projet : « Ce moyen d’apprendre, en étudiant avec les choses et les personnes au lieu d’étudier simplement les choses et les personnes […]. » (Ingold, et al., 2018, p. 11). Ainsi, l’anthropologue britannique s’oppose au principe de seule transmission en éducation.    

La culture ne serait donc ni un ensemble d’objets, d’aspects de la vie humaine, et ne résiderait pas, pour le monde de l’éducation, dans la transmission des savoirs ou de ces aspects. Il s’agirait plutôt d’une expérience, celle de voir se produire le savoir, de le voir circuler, se partager. Descola dit, entamant une conversation avec Ingold : « Composer un monde, c’est une façon de percevoir, d’actualiser, de détecter (ou non) des qualités de notre environnement et les relations qui s’y créent » (Descola, et al., 2014, p. 30). Peut-être s’agit-il d’y entendre la critique du savoir ou plus simplement l’observer dans des situations d’oubli, dans la désuétude ou les incompréhensions. Quoiqu’il en soit, cette expérience ne peut se borner à une catégorie de personne. Ce vécu « avec les autres » traverse les groupes d’individu-es a fortiori dans une école publique où se mêlent des élèves et des enseignant-es, des personnels périscolaires et des parents d’origines socio-culturelles diverses.

L’étude sur la classe en architecture emploie jusqu’alors le terme de collectif pour désigner ce groupe d’expérience qui inclut les élèves, leur professeur et les adjuvant-es qui participent de diverses manières et temporalités à la proposition. Pourtant, nous pourrions la reconnaître dans cette dimension d’une communauté proposée encore une fois par Ingold et ses collègues (2018) : « Une communauté […] dans laquelle chacun est dans une certaine mesure étranger aux autres » (p. 41).

2. MÉTHODOLOGIE

Dans le cadre d’une recherche en sciences de l’information et de la communication au sein d’un groupe de chercheur-es se saisissant particulièrement du champ de l’éducation artistique et culturelle, le choix d’une enquête de terrain a été fait. Plus encore, c’est le terrain qui a constitué les premières interrogations qui ont mené à un projet de recherche. Je suis donc d’abord l’enseignant d’une classe qui fait de l’architecture l’alliée de tous les apprentissages d’élèves d’une école primaire à Pontivy, en centre-Bretagne. Le dispositif pédagogique mène les élèves de 6 à 11 ans à observer et décrire régulièrement, voire de manière soutenue, les objets architecturaux. Il est pressenti pour une étude de cas visant à lui-même observer les manifestations de la perception et en quoi celles-ci peuvent constituer en soi des postures de communication. Il s’agit donc d’une enquête de terrain en observation participante, « pratique de l’immersion – qui est bien plus qu’un contact prolongé » (Peneff, 2009, p. 10). Une recherche qualitative qui articule la collecte de données avec l’analyse théorique sur la méthode comparative continue telle que proposée par le sociologue Strauss (Glaser & Strauss, 2022), la théorie ancrée. Il s’agit là de coder les occurrences des données de terrain pour en analyser sur le cours leurs récurrences et leurs relations et classer ces observations par catégories afin d’en faire émerger des informations théoriques stables.

La collecte de données s’effectue par trois outils : tenue d’un journal de terrain tel qu’employé dans les méthodes ethnographiques (Weber, 1991), la conduite d’entretiens semi-directifs (Savoie-Zajc, 2009) et l’observation de traces et d’objets produits (Fouillet, 2019), de productions des élèves. Dans le carnet de terrain s’inscrivent des descriptions écrites et des croquis faisant état de comportements par une approche phénoménologique, d’échanges entre élèves sur des temps manifestes de perception ; y sont également inscrites des observations, réflexions des élèves elles/eux-mêmes racontant leur expérience de perception. Les entretiens se font auprès des élèves, mais également des parents, des enseignant-es de l’école et des intervenant-es auprès de la classe. Les productions d’élèves se centrent principalement sur un carnet individuel d’élèves appelé carnet d’architecture nourri de notes et croquis sur tout le long du parcours scolaire au sein de cette classe, et sur des productions graphiques et de maquettes libres ou en relations directes avec des travaux de classe. Les résultats présentés ici proviennent de données collectées principalement du carnet de terrain. 

3. PRÉSENTATION DU CAS D’ÉTUDE : LA CLASSE EN ARCHITECTURE 

La classe en architecture est une classe d’école primaire de 24 élèves incluant des enfants de six à 11 ans, dont quatre élèves en situation de handicap et dans un contexte plurilingue. La spécificité de cette classe est donc de faire de l’architecture le terrain commun d’une expérimentation collective, et ce, pour servir tous les apprentissages. Dépassant largement l’idée de grandes œuvres, elle se saisit du patrimoine de proximité, et de pratiques artistiques et culturelles, techniques et professionnelles en cours. Il s’agit par exemple de voir dans le chantier de construction voisin de l’école, un espace de pratiques et d’apprentissages organisé à travers la rencontre, l’acquisition de connaissances et la pratique pour reprendre les trois piliers de l’éducation artistique et culturelle.

Quelles sont donc les pratiques de la classe en architecture, celles-là même qui la définissent ? Il s’agit d’employer la discipline et les objets de l’architecture comme des médiums transversaux qui vont nourrir les apprentissages. Plus encore, l’appui fait sur la thématique amène à repenser les formes même d’apprentissages et génère, parfois appelle, à des situations d’apprentissages spécifiques. Il y a, pour une grande part de ces situations, des formes qui ne sont pas éloignées, voire totalement empruntées à l’enseignement de l’histoire de l’art (Recht, 2021). Ainsi, nous pratiquons des séances de projections documentaires en classe, des observations in situ régulières qui mobilisent le patrimoine de proximité. Les élèves conçoivent, préparent et présentent des exposés faisant état d’un travail de recherche. Des visites guidées ou muséales sont organisées en étant toujours la conséquence de questionnements initiaux qui ont émergé en classe. Ces visites ne sont pas fortuites. Les élèves elles/eux-mêmes sont force de proposition. 

Lorsqu’un élément architectural est nouvellement porté à la connaissance du groupe dans un contexte d’étude documentaire, et qu’un-e membre de la classe se rappelle en avoir vu un exemple en ville, cela provoque alors l’organisation d’une vérification et une exploration in situ. Le mouvement des corps et de la vision s’inscrit dans la perception des espaces comme le préconise le sociologue de l’urbanisme Burckhardt (Burckhardt & Aubard, 2022). Il y a la possibilité de se rendre sur des chantiers ou encore la participation à des ateliers avec des professionnel-les de la construction. Et pour dernier exemple, il y a cette habitude de classe : écrire une lettre. Chaque lundi matin, les élèves écrivent une lettre à l’adresse d’un destinataire de leur choix, et il arrive que ce destinataire soit lié par ses fonctions et ses pratiques à la thématique architecturale. De plus, les élèves écrivent systématiquement une lettre de remerciement et de retours sur expériences à la suite des rencontres qu’elles/ils ont pu vivre dans le cadre de la classe en architecture.

De cette production d’écrit peut être reconnu un des trois piliers de l’éducation culturelle qu’est la rencontre. Dans cette production, les élèves construisent leurs questionnements et les mettent en contexte afin de s’adresser à une personne susceptible d’y répondre. Dans cette habitude réside des pratiques complexes pour les élèves, à commencer par identifier les destinataires. Ce n’est pas là une pratique étrangère à des pratiques pédagogiques historiques, telles que l’envisageait Freinet (Alziary & Freinet, 1947) par exemple qui, suivant la démarche d’une impression en classe, a fait de la correspondance un incontournable de sa pédagogie. Dans le cas de la classe en architecture, cette correspondance ne se limite pas, voire ne touche pas, les pair-es. Plus qu’un partage des savoirs ou d’une correspondance faisant état de restitutions des actions menées par la classe, les échanges épistolaires font pleinement partie du processus d’enquête (Dewey, 1993) et de production du savoir chez les élèves. Ainsi ces courriers s’adressent plutôt à des personnes encore une fois identifiées comme étant compétentes à répondre.

Il y a également la séquence pédagogique de la construction mystère qui amène les élèves dans une enquête annuelle. La proposition est, pour l’enseignant, de choisir une construction du patrimoine bâti ancien ou contemporain et de faire une sélection documentaire pour la confier aux élèves. Les élèves de la classe disposent ainsi de quelques photographies, de plans éventuels, parfois d’objets issus du lieu. L’objectif est de ponctuer l’année par des indices qui nourriront les recherches des élèves. Celles/ceux-ci se poseront plusieurs questions telles que la datation ou du moins l’inscription de la construction dans une époque, dans un espace, les architectes, les auteur-es, les usagères/ers de ce bâti, ses fonctions passées et présentes, ainsi que de possibles projets à venir le concernant. Enfin, à partir des séances de descriptions et de réflexions collectives, la classe émet des hypothèses resserrées pour les mettre à l’épreuve avant d’accéder à des réponses à leurs questions à l’aide d’une documentation étendue, d’une rencontre. Ce jeu-séquence se tient sur un temps long, celui d’une année scolaire entière. La première construction mystère proposée fut la villa Savoye. Elle fut alors successivement construction mystère, objet architectural identifiable et structure de base pour des maquettes de construction ayant d’autres fonctions, employant le système Dom-Ino du Corbusier (Le Corbusier, et al., 1991), et lieu de visite concrète pour la classe.

Enfin, les rencontres peuvent avoir lieu dans toutes ces situations d’apprentissages garantissant une action commune des intervenant-es avec les élèves, et non des postures simplement conférencières. Sont mobilisés dans toutes ces situations des outils à disposition des élèves : le carnet d’architecture qui les suit durant tout le parcours dans cette classe et qui est le support de notes, de croquis ; il y a également le recours à la maquette pour expérimentation ou démonstration ; une bibliothèque relativement exhaustive sur l’architecture (tant en documentaires qu’en fictions littéraires et graphiques) et des maquettes techniques proposées et conçues par des professionnel-les à usages de compréhensions et d’apprentissages scientifiques et techniques.

Il est possible qu’il y ait un déséquilibre dans l’appui des trois piliers que sont « la fréquentation des œuvres et des artistes, la pratique artistique et le développement des connaissances des enfants » (Jonchery & Octobre, 2022, p. 114) sur un projet d’éducation artistique et culturelle proposé aux élèves. Ces trois aspects sont pourtant considérés comme le « trépied de ce qui est considéré comme un projet d’éducation artistique et culturel complet et réussi » (Jonchery & Octobre, 2022, p. 114). Il arrive toutefois que la rencontre ou la pratique ou l’acquisition de connaissances prennent le pas pour un, voire deux, d’entre eux sur un autre ou qu’un pilier soit tout simplement délaissé. C’est ce que semble remarquer Bordeaux (2017), qui s’intéresse particulièrement à l’éducation artistique et culturelle. La sociologue plaide pour un développement des pratiques, notamment artistiques, regrettant « des apprentissages de plus en plus désincarnés à cause de la faible ambition du pilier de la pratique » (p. 63). Seulement, la classe en architecture n’est pas formellement un projet, mais plutôt un parcours. Cette dimension immersive et à la temporalité de long souffle, accompagnant les élèves sur plusieurs années scolaires, permet à la classe de mobiliser les trois piliers en fonction de ses besoins initiaux (les apprentissages) et ses besoins émergents (les questions que se posent les élèves durant l’apprentissage). Les trois piliers, qu’il faut peut-être d’ailleurs entendre plutôt à travers leurs verbes (rencontrer, pratiquer et acquérir des connaissances) semblent ici dépasser le cadre scolaire. En effet, ces trois aspects pourraient être constitutifs de ce qui serait effectivement faire culture commune, et ferait par là même apparaître un terrain d’expérimentation pour tous/tes les membres de la communauté éducative, les intervenant-es, de long souffle ou momentané-es, inclus-es. 

La proposition de cette classe en architecture est celle d’une pédagogie qui entend rendre collective et développer la perception des élèves. Il s’agit alors d’établir un rapport entre le dire et le voir dans une dimension élargie. Plus je regarde, plus je sais dire, et plus je sais dire plus je vois. Ainsi, l’acquisition de vocabulaire spécifique amène les élèves à ne plus uniquement considérer les portes et les fenêtres, mais également les corniches, les arcs, les linteaux, les chaînages même si elles/ils ne les appellent pas encore tout à fait ainsi. L’expression dépasse d’ailleurs le dire. Les élèves mobilisent l’ensemble du panel des outils à leur disposition pour désigner un objet, le montrer au professeur ou à ses pair-es. L’élève peut ainsi employer le dessin, la maquette, le déplacement par exemple.

Cette perception devient commune lorsqu’elle est partagée entre générations avec des élèves plus expérimenté-es capables de mettre des mots sur les objets observés par les plus jeunes :

Nous avons tous fait l’expérience de l’architecture avant de connaître le mot lui-même. Les racines de notre compréhension de l’architecture plongent très loin dans nos expériences passées : notre chambre, notre maison, notre rue, notre village, notre ville, notre campagne, que nous avons perçus inconsciemment dès le plus jeune âge et plus tard comparés à d’autres paysages, d’autres villes et d’autres maisons qui sont venus s’y ajouter. (Zumthor, 2008, p. 65)

L’architecte Zumthor explique ici à ses étudiant-es que l’expérience de l’espace et du bâti ne peut concerner les seul-es architectes, et que la perception et l’expérience vécue, sensible et émotionnelle, se développent dès l’enfance. Les élèves en situation de handicap langagier et cognitif peuvent exprimer et échanger sur leurs observations à travers le croquis, la dictée à l’adulte et participent activement aux descriptions formelles en indiquant, par exemple, les formes, les couleurs, les impressions de masse, des aspects sensibles, émotionnels qui sont parfois laissés de côté par les autres élèves qui s’attachent trop rapidement aux détails.

De plus, cette expression de ce qui est visible pour soi peut se partager avec des partenaires, d’autres élèves, d’autres classes, mais aussi lors des rencontres avec des médiateurs/trices, des architectes et des professionnel-les du patrimoine ou du bâtiment. 

4. DE PREMIÈRES OBSERVATIONS : FAIRE CULTURE COMMUNE AU SEIN D’UNE CLASSE SUR UN TEMPS LONG

S’interrogeant sur une mise en œuvre pédagogique de ce que serait faire culture commune, il a été nécessaire de distinguer le prescrit avec une autre attente d’éducation qu’est la culture générale. Cette dernière forme un corpus de références culturelles communes à un groupe. Dans le cadre éducatif, ce corpus permet un socle commun de connaissances. De l’ordre d’une culture générale au sein de la classe en architecture, les élèves s’appuient sur les constructions observées dans le parcours pour comparer. D’une certaine manière, ils se constituent une culture générale au point de vue de la fonction de cette dernière, à savoir des repères communs, et donc des éléments de langage et de communication. 

Ainsi, les objets architecturaux observés, parfois emblématiques, car ayant marqué l’ensemble des élèves lors d’une sortie scolaire, par exemple, sont mobilisés en tant qu’éléments de comparaison, de métaphores. Les élèves relient ces bâtiments à d’autres constructions connues ou imaginées, qu’elles/ils représentent sous forme de croquis, de plans ou de maquettes. Ces échanges renforcent leur capacité à reconnaître et nommer des éléments architecturaux, tout en enrichissant leur compréhension des objets culturels dans une dynamique collective. Ce processus s’apparente à ce que Barthes propose dans « Mythologies » (1957) : des objets culturels intégrés au langage du collectif, porteurs de significations permettant aux élèves de reconnaître leur appartenance au groupe par une manière partagée de les mobiliser.

Dans les résultats observés par codage d’occurrences de participation sur les temps d’observation collective en classe et in situ, les élèves mobilisent plus facilement les objets architecturaux visités sur le terrain, et notamment ceux du corpus de la construction mystère sur lesquels la classe enquête annuellement. Ces mobilisations sont d’abord, en termes d’occurrence, visuelles et structurelles. Les élèves relient une photographie ou une illustration vue sur un livre documentaire à une œuvre bâtie ayant les mêmes caractéristiques architecturales. Cet aspect se vérifie chez l’ensemble des élèves de toutes les classes d’âges. Ainsi, la totalité des élèves exprime, face à une construction sur pilotis et au plan libre, une ressemblance avec la Villa Savoye. 

Tous et toutes, cependant, ne peuvent nommer les éléments structurels faisant, selon elles/eux, ressemblances. Les plus jeunes montrent seulement ces éléments. Les élèves du dispositif d’Unité localisée pour l’Inclusion Scolaire font de même, bien qu’il y ait une tendance à mémoriser, sur les deux dernières années du parcours, des éléments d’architectures récurrents tels que « pilotis », « fronton ». La connaissance d’œuvres pouvant être nommées permet d’enrichir le langage en dépassant la terminologie par la comparaison. Les degrés de maîtrise de ce langage sont divers et peu liés à la durée du parcours de classe, mais plutôt aux capacités mnésiques. Toutefois, il a été observé sur l’ensemble de ce parcours, que tous/tes les élèves, indépendamment de leur âge ou de leurs capacités, sont capables de mobiliser ces objets architecturaux dans leurs descriptions. 

À cela, il faut ajouter ce qui se rapporte à une culture commune, qui ne fait pas le catalogue ou un corpus d’objets, mais consiste plutôt en une manière de les approcher. La méthode tripartite d’observation développée par la classe en architecture est un cloisonnement de trois étapes constitutives d’une observation : la description, l’émission d’hypothèses et un temps de recherche. Elle est mobilisée et vécue de diverses manières par les élèves. Les différences résident principalement dans les capacités cognitives, et distinguent notamment les élèves les plus jeunes de celles/ceux qui ont plus d’expérience au sein de la classe à multiniveau, ainsi que les élèves en situation de handicap. 

Description : Sur les 24 élèves de la classe, cinq élèves se concentrent principalement sur les aspects basiques des constructions (formes, couleurs, impressions générales). Parmi ces élèves, deux sont inscrit-es au dispositif ULIS, et un est nouvellement arrivé dans la classe. 17 élèves décrivent à la fois les aspects basiques et les éléments architecturaux spécifiques. Par exemple, lors de l’observation de la Villa Savoye, les élèves plus jeunes ont décrit les formes géométriques et les couleurs, tandis que les élèves plus âgé-es ont identifié les pilotis et les plans libres. Dans la classe, seuls deux élèves ne s’attachent jamais ou très peu à ces aspects basiques, et s’expriment plutôt directement sur les objets architecturaux précis, sur les structures et les détails. Sur les 17 élèves s’exprimant aussi bien sur les deux types d’aspects lors de la description, quatre élèves sont plus à l’aise à s’exprimer sur les aspects basiques, mais nomment des éléments architecturaux quand elles/ils le peuvent. S’il est vrai que les élèves s’exprimant uniquement sur les aspects basiques sont des élèves en situation de handicap et en difficultés d’ordre cognitif ou mnésique, les élèves décrivant les deux aspects ont une répartition de préférence sur l’un ou l’autre de manière disparate, et ne semble pas lié à la classe d’âge. La participation partielle de certains élèves complète une description collective. Les élèves plus jeunes et en situation de handicap s’expriment plus facilement sur la première partie de la méthode tripartite, à savoir la description. Ce qui a de l’importance en soi, car elle permet une expression orale au début d’un processus de langage collectif. Ensuite, ces élèves s’attachent à des éléments descriptifs dont les élèves plus expérimenté-es ne se saisissent plus, tels que les formes de manière générale, les couleurs, et les impressions que ces éléments peuvent provoquer. Les élèves plus expérimenté-es décrivent des détails et nomment des éléments architecturaux avec précisions. Ces dernières/ers prennent en compte toutefois les éléments exprimés par les premières/ers pour construire des argumentaires, notamment dans la deuxième partie du processus : l’émission d’hypothèses.

Émission d’hypothèses : La majorité, 20 élèves, participe activement à cette étape, en émettant des hypothèses et en argumentant à partir des éléments relevés lors de la description. Les élèves plus expérimenté-es utilisent les observations des élèves plus jeunes pour justifier leurs hypothèses, renforçant ainsi la dynamique collective. Par exemple, lors de l’observation d’un bâtiment moderne, les élèves plus jeunes ont noté la présence de grandes fenêtres, ce qui a conduit les élèves plus âgé-es à émettre l’hypothèse que le bâtiment était conçu pour maximiser la lumière naturelle. Dans cette deuxième partie du processus d’observation, quatre des cinq élèves qui ne nomment pas d’éléments architecturaux lors des descriptions collectives n’émettent pas d’hypothèses. Nous y retrouvons trois élèves en situation de handicap et une élève en cours de deuxième année de classe en architecture. Une seule élève parmi elles/eux n’exprime ni hypothèse (argumentée ou non) ni d’accord ou de rapprochement avec une idée proposée par un ou une camarade de classe. Malgré cela, l’émission d’hypothèse est l’étape de la méthode d’observation dont les élèves semblent se saisir le plus, avec un peu plus d’occurrences de prise de parole pour l’ensemble des élèves que lors de la description. C’est également durant cette étape que les élèves plus expérimenté-es mobilisent les éléments relevés par les élèves plus jeunes ou s’exprimant principalement sur les aspects basiques d’une construction pour justifier leurs hypothèses.

Recherche : Ce qui semble garantir la participation de l’ensemble des élèves à la troisième étape de la méthode tripartite est la diversité de formes que celle-ci peut prendre. En effet, cette étape est essentiellement proposée dans le cadre d’un travail par petits groupes de trois à quatre élèves sur une recherche documentaire à visée de restitution collective. Cela peut être l’aboutissement de cette seule recherche documentaire par un exposé oral s’appuyant sur un panneau, une projection iconographique, la présentation d’une maquette fabriquée à dessein, un entretien réalisé auprès d’un-e intervenant-e. Neuf élèves se saisissent de toutes les formes possibles de ces médiums pouvant être mobilisés. Six d’entre elles/eux sont dans leur troisième année dans le dispositif pédagogique. Deux autres sont quant à elles/eux dans la première année. Les activités qui ne sont pas encore employées par tous/tes les élèves sont principalement liées à l’expression écrite. Ce qui paraît normal en fonction du processus d’apprentissage global et des handicaps d’ordre cognitif pour cette compétence de l’écrit. Ceci est compensé par la forme de la dictée à l’adulte. Si les activités sont inégalement saisies en rapport à la fois aux compétences, mais aussi aux appétences des élèves sur ce temps d’autonomie, il est à noter que tous/toutes utilisent plusieurs médiums différents pour expérimenter, et se mettre en recherche en lien avec les observations et les hypothèses des deux premières étapes de la méthode. La diversité formelle et la modalité de travail par petits groupes semble bien favorable à la participation de chacun-e.

4.1. Effets observés et limites : le regard comme pratique en soi

Affirmer le regard, et a fortiori le regard en collectif comme une pratique en soi en le dotant d’une méthode maîtrisée par les élèves, semble constituer un exemple possible de ce que serait faire culture commune à l’échelle d’une classe. La méthode tripartite d’observation, éprouvée par la classe en architecture, donne à voir la garantie d’une construction collective où chacun-e conçoit les étapes d’une expression, tout en s’en saisissant selon ses capacités. Peut-être plus que l’inclusion, il y a la question de l’accessibilité d’un dispositif qui peut rejoindre dans un même acte d’observation des élèves aux besoins divers tout comme des élèves dont l’expérience de cette technique peut s’avérer une habitude ou une nouveauté. Chaque élève, quel que soit son profil, participe à la co-construction d’une culture commune et à l’élaboration d’un langage collectif.    

La mobilisation de la méthode tripartite et des objets culturels comme repères communs contribue à renforcer les liens entre les élèves. La diversité des contributions est valorisée, et le processus d’observation collective devient un moyen de consolider l’appartenance à la classe en tant que communauté d’apprentissage. Les élèves acquièrent un vocabulaire spécifique, dans l’expression et la compréhension, une capacité d’analyse critique et une sensibilité artistique, tout en développant leur créativité à travers des projets collaboratifs. L’atout de la méthode tient au fait qu’elle intègre les contributions des élèves en situation de handicap ou ayant des expériences scolaires et culturelles variées. Ces différences enrichissent les productions du collectif par l’échange et la capacité de chacun-e à considérer la complémentarité.

Si tous/tes les élèves participent, et trouvent chacun-e une façon de progresser dans leurs apprentissages, leur implication dans le processus varie. Les élèves les plus en difficulté risquent parfois de se sentir en retrait, ce qui nécessite une attention particulière pour les mobiliser pleinement dans l’expérience collective. Il s’agit alors de montrer où se situe leurs apports et comment ceux-ci sont mobilisés par d’autres élèves.

L’arrivée de nouveaux élèves en cours d’année pose également des problématiques d’intégration au dispositif et à la méthode en particulier. Ces élèves n’ayant pas de familiarité avec le corpus commun ni avec la méthode d’observation partagée, il est nécessaire de trouver des moyens pour les inclure sans fragiliser un dispositif pédagogique qui repose sur le temps long. Là encore, il paraît nécessaire de s’appuyer sur le collectif lui-même. Ainsi, les élèves s’écoutant vérifient si les prises de paroles se situent bien dans le cadre distinct soit de la description ou de l’émission d’hypothèses.

4.2. La dimension collective

Revenant sur le lien entre l’expression et le savoir, on a pu constater auprès de cette classe que les élèves ont pu développer une culture architecturale en même temps qu’une technique d’apprentissage à soi. Ce lien entre le dire et le voir a amené les élèves à une attention à l’autre, aux transmissions possibles, au partage, et à l’expérimentation de connaissances. Ces enjeux de l’écoute ont une grande importance dans une classe au sein de laquelle se partagent des classes d’âge différentes où l’écart le plus grand est de cinq ans entre l’élève la plus jeune et la plus âgée. Dans ce cas de figure, et de la même façon pour les expressions, les remarques et les observations des élèves en situation de handicap, les relevés des élèves les moins aguerri-es à l’observation sont liés à des éléments simples qui sont écoutés et pris en compte par le groupe.    

L’exemple de la méthode tripartite, à la fois commune à toutes et tous, mais où chacun-e participe selon ses connaissances propres, ses sensibilités, mais aussi sa façon d’écouter les propositions de ses pair-es, est éclairant sur ce point. Les élèves parviennent à tirer le fil d’une idée exprimée par un-e autre valorisant ainsi cette idée, lui donnant du crédit ou la questionnant. Ainsi, les élèves s’exercent à se situer dans le processus et mobilisent l’ensemble des relevés du collectif pour construire leurs argumentaires. Dans les occurrences perçues, les élèves les plus âgé-es, en troisième année au sein du dispositif faisant de l’architecture un thème structurant l’ensemble des apprentissages, distinguent par exemple ce qui est du ressort de l’émission d’hypothèses ou se corrigent elles/eux-mêmes en disant que, ce qu’elles/ils viennent d’exprimer, relève plutôt de l’étape suivante.

Cette observation invite à approfondir l’analyse quant à deux possibilités. La première est celle de rendre compte de l’intelligibilité d’un processus d’observation en relevant chez les élèves les occurrences d’identification des trois étapes. La seconde est l’identification de la nature même de leur propos, de l’analyse qu’elles/ils en font, se questionnant de manière autonome sur ce qu’elles/ils sont en train de rapporter. Dans les deux cas, le codage de ces occurrences pourrait ouvrir sur la perspective d’observer des élèves, distinguant perception et imagination, ainsi que de relever les liens possibles entre les deux.

La diversité socio-culturelle a aussi une importance dans ce processus. Des élèves dont les parents sont ouvrières/ers dans le bâtiment par exemple, mais pas exclusivement, apportent également un regard particulier lors de ces observations de groupe. Là encore, plus que de faire le catalogue des diverses sensibilités, il s’agit de profiter de chacune d’entre elles pour les partager et forger une restitution, une institutionnalisation finale commune et comprise par toutes et tous. Ainsi, le dispositif ne peut fonctionner qu’en collectif, et ne pourrait répondre aussi efficacement à l’exercice dans cette diversité de regards n’en formant qu’un seul. Il s’agit donc bien de développer un regard commun en forgeant une façon collective et singulière de regarder.

Julien Le Bour (2024), également doctorant à l’INSEAC, empruntant un concept de Mead (2006) et développé par de Singly, dit de l’éducation artistique et culturelle que « sa faculté à générer des expériences et rencontres avec des « autruis significatifs » concourt en effet, par un jeu de médiation, à la transformation du rapport à soi et aux autres » (p. 80). Il ne s’agit pas de montrer à l’autre ce que l’on voit, mais bien de s’atteler à regarder ensemble et d’être en capacité d’expliquer, de partager cette façon de regarder. Dans ce dispositif, on permet aux élèves de nourrir son propre regard avec le regard de l’autre sans contrainte ni même objectif de transmission, mais de faire avec et ensemble.

CONCLUSION

Il faut dire que cette idée de classe en architecture est née d’une rencontre fortuite. Ce que nous pouvons dire, c’est que cette classe naît sur l’intuition de faire de l’histoire de l’art la colonne vertébrale d’un enseignement global, une histoire de l’art qui viendrait donc nourrir et traverser tous les apprentissages des élèves. Terrien (2011) dit du déploiement de l’enseignement de l’histoire des arts, organisé de manière transdisciplinaire, qu’il s’agit pour les élèves d’une « approche [qui] devrait leur permettre de prendre la mesure des liens ténus qui existent entre les disciplines, mais aussi de comprendre que les acquisitions faites dans un champ peuvent être utiles pour l’appropriation des notions dans un autre domaine » (p. 2). Et à ce propos, la forme tripartite de la perception qui constitue la méthode mise en œuvre par la classe tire sa construction de méthodes proposées par des historiennes et des historiens de l’art. On peut citer par exemple Wölfflin qui, par son approche formaliste et la nécessité d’une description initiale à toute émission d’hypothèse, a influencé bien évidemment le premier volet, le volet descriptif de la méthode tripartite.

Wölfflin et ses collègues (2017) disent justement à propos de l’architecture (baroque particulièrement, mais cela trouve des résonances dans l’ensemble des objets résultants de la discipline) qu’elle est pour une part « un art qui joue à se donner l’apparence d’être sans règle. » (p. 179). Une architecture, une construction demande du temps, celui de l’observation, de sa pratique pour être comprise. Elle ne se laisse pas comprendre du premier coup d’œil ni d’un point de vue stylistique ni d’un point de vue technique, ou sensible, ni même dans l’appropriation qu’en font ses usagères/ers ou ses habitant-es. Il s’agit toujours d’en chercher les règles, et d’enfin pouvoir les expérimenter et même les habiter soi-même pour les élèves.

Parce que l’architecture est partout, qu’elle organise nos espaces et nos vies, on aurait pu penser à une forme d’universalité qui permette d’amender tous les apprentissages. Mais encore une fois, l’architecture était un thème fortuit. Il est possible qu’il s’agisse d’un hasard heureux, mais quoiqu’il arrive, il faut bien avouer que le fait qu’il s’agisse d’une discipline qui transcende la seule dimension artistique nous aide à élargir les rencontres et, pour les élèves, comprendre, entendre, la culture comme un ensemble de pratiques, et non uniquement une question d’esthétique ou de goût.

Les résultats de cette étude montrent que la classe en architecture ne se limite pas à la transmission d’une culture générale standardisée. Elle construit une culture commune, inclusive et diversifiée, qui répond aux besoins d’inclusion et de diversité socioculturelle. Les élèves, quelles que soient leurs capacités ou leurs expériences, participent activement à la co-construction de cette culture, enrichissant ainsi leur propre regard et celui de leurs pair-es. Cette approche pédagogique innovante permet aux élèves de développer une perception collective et une sensibilité culturelle profonde, tout en acquérant des compétences techniques et une compréhension plus riche des objets architecturaux.

Enfin, l’architecture n’est pas une compétence ou une discipline maîtrisée par le mestr1, l’enseignant-e. Il s’agissait alors de se doter d’outils communs pour organiser, partager et nourrir un regard collectif où il n’y a pas de hiérarchies des savoirs à donner ou à recevoir, mais bien un processus d’acquisition des connaissances à vivre et expérimenter ensemble élèves et professeur-e. 

L’étude menée sur le terrain tiendra compte d’expériences suscitées ou tout simplement voisines de la classe en architecture. En effet, l’idée d’une pédagogie de la perception pourrait résider dans la construction d’une classe botanique et d’une classe d’instrumentistes au sein de cette même école. Ce qui pourrait a minima définir cette utilisation ou cette proposition de cadre pour faire culture commune est le fait de rassembler dans la même situation d’apprentissage une classe toute entière : élèves et professeur-e dans leur diversité.

Peut-être que la façon dont la classe en architecture se saisit du prescrit de faire culture commune ne correspond pas tout à fait ou complètement à l’utilisation qui en est faite par les institutions, qui évoquent plutôt pour les élèves « la perspective de l’acquisition d’une culture scolaire commune » (Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur, 2024). Elle s’approprie les termes pour reconnaître dans ses pratiques une façon de faire en commun qui permet d’accéder à des connaissances communes non par nivellement de ces connaissances, mais par la production et le partage de celles-ci par les élèves elles/eux-mêmes. En cela, la démarche oppose bien le concept de faire culture commune à celui d’une culture générale. Reste à savoir si cela suffit pour servir la diversité des besoins de toutes et tous les élèves. En attendant, il y a la garantie d’une expression pour les élèves où les questions d’inclusion s’avèrent en réalité constituer des réponses concrètes et opératoires dans une processus d’apprentissage global.

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Notes

1 Les élèves de cette classe bilingue en langues bretonne et française désignent et apostrophent leur enseignant-e par le terme mestr prononcé [mɛʃtʁ].