Performance, accomplissement et participation : l’école captive de projets sans fin

Héloïse Rougemont, Haute école pédagogique du canton de Vaud
Mylène Ducrey Monnier, Haute école pédagogique du canton de Vaud

DOI : 10.51186/journals/ed.2025.15-1.e1821

Résumé

Dans ce travail, nous envisageons les cultures comme des constructions sociales, progressivement institutionnalisées, cristallisées et transformées. Cette acception nous permet de nous interroger sur ce que fait l’introduction d’un ensemble de conventions, formalisées dans un concept sur l’inclusion scolaire (État de Vaud, Suisse), dans les cultures des professions enseignantes. En mobilisant un champ lexical qui mêle performance, maîtrise, fonctionnement versus participation, égalité, épanouissement, ce concept assume la coexistence de plusieurs ensembles de valeurs. Les objectifs sont, en effet, de renforcer une culture de l’éducabilité tout en apportant « une réponse structurée et efficiente à l’ensemble des besoins de l’école ». Cette coexistence se retrouve en filigrane de récits d’expériences professionnelles proposées lors d’analyses en groupe réalisées pendant une formation continue adressée à des enseignant-es diplômé-es, pour développer des compétences ajustées à la visée inclusive de l’école. Il apparait, en effet, que la concrétisation de cette visée se heurte à une coexistence de conventions rivales ou à une absence/insuffisance de conventions, pesant sur le bien-être des enseignant-es. Sur cette base, nous identifions des tensions professionnelles pouvant être qualifiées de « culturelles » articulées autour des mondes modélisés par Boltanski, Thévenot et Chiapello.

Mots-clés : cultures, grandeurs, méthode d’analyse en groupe, profession enseignante, tensions 

Abstract

Taking “social structure” as our starting point, we see cultures as social constructs, progressively institutionalized and crystallized, in perpetual transformation. This understanding of cultures allows us to question what the introduction of a set of conventions – formalized in a concept about inclusive school (Vaud, Switzerland) – does in the cultures of teaching professions. This concept assumes the coexistence of distinct universes, through a lexical field combining performance, control, functioning versus participation, equality, self-fulfillment. The objectives are, in fact, to strengthen a culture of educability while providing “a structured and efficient response to all of the school’s needs.” This coexistence is reflected in the accounts of professional experiences shared during group analysis carried out during in-service training addressed to qualified teachers, to develop skills in line with the inclusive aims of school. It appears that the achievement of this aim is hampered by an absence/insufficiency of conventions and a coexistence of rival conventions, weighing on teachers’ well-being. On this basis, we identify professional tensions that can be described as “cultural” and articulated around five of the seven worlds modeled by Boltanski, Thévenot and Chiapello.

Keywords: cultures, group analysis method, teaching profession, tensions, worth

INTRODUCTION

Becker (2002) nous rappelle que « les choses ne sont que des gens qui agissent ensemble » (p. 90). À sa suite, nous envisageons les cultures comme des constructions sociales (Berger & Luckmann, 1966/1986), progressivement institutionnalisées et partiellement stabilisées au moyen de conventions (Thévenot, 1986). En perpétuelle transformation, elles se matérialisent dans des « appareillages »1, cristallisations objectivées des représentations qui en renforcent le pouvoir contraignant.

Cette acception des cultures nous permet de nous interroger sur ce que fait l’introduction d’un ensemble de conventions – le Concept cantonal vaudois 360° (Département de l’enseignement et de la formation professionnelle [DEF], 2019) – dans les cultures d’une profession. Si ce document constitue un appareillage qui formalise des pratiques déjà à l’œuvre, il reconfigure les prescriptions à l’égard du travail enseignant.

Dès son introduction, ce Concept assume la coexistence de plusieurs ensembles de valeurs distincts. Les objectifs sont, en effet, d’impulser ou renforcer une culture de l’éducabilité tout en apportant « une réponse structurée et efficiente à l’ensemble des besoins de l’école » (DEF, 2019).

Cette coexistence se retrouve en filigrane de récits d’expériences professionnelles vécues, proposés lors d’analyses en groupe (Van Campenhoudt, et al., 2005) dans le cadre du Certificate of Advanced Studies (CAS) « Enseigner pour et avec la Diversité ». Ce cursus proposé par la Haute École Pédagogique du Canton de Vaud (HEP-Vaud) s’adresse à des enseignant-es diplômé-es de tous les degrés de la scolarité, en vue de développer des compétences ajustées à la visée inclusive de l’école.

Le registre mobilisé dans ces récits d’expérience est celui de la tension : la concrétisation du Concept 360° se heurte à une coexistence de conventions rivales, s’organisant autour d’un champ lexical spécifique et se répercutant directement sur le bien-être des enseignant-es.

Ce champ lexical nous permet de catégoriser deux grands ensembles professionnels émergeant des récits et pouvant être qualifiés de « culturels », à la précaution près que nous préférerons la forme performative du concept de culture, à sa forme substantive. Ces ensembles se caractérisent par le fait de se trouver « en tension ». Ils s’articulent autour de cinq des sept mondes modélisés par Boltanski et Thévenot (1991), puis par Boltanski et Chiapello (1999) : les mondes civique, domestique, inspiré, industriel et connexionniste.

La partie conclusive nous permettra de commenter ces tensions à l’aune de la sociologie des organisations : les fondements culturels du travail enseignant étant largement impensés, la résolution de ces tensions par les autorités éducatives est, pour une part au moins, déléguée à des expert-es consultant-es. Celles et ceux-ci importent des conventions (ou prescriptions) issues de leurs propres champs d’activité, qui entrent en rivalité avec les conventions usuelles des professions scolaires et enserrent les enseignant-es dans un corset bureaucratique, tout en les enjoignant à demeurer disponibles et investi-es dans une perpétuelle innovation qui les dévie du sens et de l’expertise de leur métier. Une origine possible de ce phénomène est à chercher dans la colonisation des professions enseignantes par le néo-libéralisme, tel que défini par Stiegler (2019).

1. CULTURES

Les traits culturels par lesquels les individu-es marquent leur adhésion ou leur distinction par rapport à tel(s) groupe(s) sont le résultat d’opérations de sélection (tels traits sont considérés comme révélateurs alors que d’autres sont minimisés ou niés). Ils sont donc fondés sur un processus de justification : en s’identifiant à telle catégorie culturelle, on se reconnait « le droit d’être jugé et de juger les autres, selon les critères mêmes qui sont pertinents pour cette identité » (Barth, 1995, p. 211). En conséquence, nous considérons les cultures comme « des catégories d’attribution et d’identification opérées par les acteurs eux-mêmes et [qui] ont donc la caractéristique d’organiser les interactions entre les individus » (Costey, 2006, p. 107). Dès lors, il ne s’agit plus d’étudier le contenu culturel des groupes, mais les différents processus impliqués dans leur genèse et leur maintien.

Cette acception est très proche de celle de « structure sociale », telle que définie par Berger et Luckmann (1966/1986), que nous résumons ainsi :

L’activité collective s’organise sur la base de l’échange langagier à partir des représentations portant sur la façon dont il convient d’agir, pour les individus et les collectifs. Ces représentations reposent sur des normes actionnelles qui se constituent progressivement à travers la mise en commun, l’appropriation et la normalisation de façons de faire, stabilisées en conventions. (Rougemont, 2014, p. 20)

À la suite de Thévenot (1986), nous définissons une convention comme un accord de plusieurs personnes à propos d’un mode de collaboration (paramètre de l’environnement, caractéristique attribuée à un membre du groupe…). Elle pourra être plus ou moins légitimée ou mise en doute. Plus ou moins cristallisée dans des institutions et objectivée dans des pratiques. Dans un « régime de routine » (Boltanski, 1990), les conventions sont suffisantes. Lorsqu’elles ne le sont plus, nous sortons de la routine et faisons face à deux cas de figure : (1) L’absence ou l’insuffisance de conventions ; (2) Le conflit entre conventions « rivales ».

Articuler la notion de culture à celles de convention et de structure sociale permet de prendre du recul par rapport à la réification encore trop souvent réalisée à partir des « cultures », en privilégiant une analyse pragmatique des dynamiques de confrontation et d’institutionnalisation de valeurs conçues comme « rivales ». Au sein d’un même ensemble social, les cultures coexistent, se confrontent et se modifient. Elles deviennent tangibles et pensables par le processus problématique qui caractérise la rencontre des systèmes de représentation qui les sous-tendent.

1.1. La théorie des mondes

De quoi sont faites ces conventions ? Comment s’opposent-elles ? Boltanski et Thévenot (1991) s’intéressent à la façon dont les personnes justifient leurs opinions ou leurs conduites, en procédant à la construction d’arguments plus généraux2. Ils mettent en relief « la congruence entre la qualification des gens et celle des objets » (p. 19) et en dégagent six formes de généralité à partir desquelles ils construisent leur modèle.

Cette « grammaire de la justification » s’exprime sous la forme de six ensembles de représentations reliées de telle façon qu’elles forment un tout cohérent et appelés « mondes ». Ils nous disent ce que nous valorisons, comment il convient d’agir et de penser, qu’est-ce qui définit que l’on soit « grand-e », versus « petit-e » (c’est-à-dire (in)digne d’admiration) aux yeux des autres citoyen-nes dans chaque monde.

Notre analyse à suivre identifie cinq mondes lourdement convoqués par les enseignant-es dans leurs récits, dont quatre sont schématisés dans le tableau 13 : les mondes industriel, domestique, civique et inspiré. Le cinquième est présenté juste après.

Tableau 1. Principales spécifications des modes légitimes de collaboration, tirées de Thévenot (1997, p. 96)

 

Marchand

Industriel

(IND)

Domestique

(DOM)

Civique

(CIV)

Inspiré

(INS)

Opinion

Mode d’évaluation (grandeur)

Prix

Performance, efficacité

Réputation

Intérêt général

Originalité

Diffusion dans l’opinion

Format de l’information pertinente

Monétaire

Écrit, mesurable, statistique

Oral, exemple, anecdote

Réglementaire

Singulier

Croyances

Objets communs, repères

Biens et services marchands

Objets techniques, méthodes, normes

Capital spécifique, patrimoine

Règles

Corps, êtres investis d’émotion

Signes

Relation élémentaire

Échanges

Lien fonctionnel

Confiance

Solidarité

Passion

Communication

Qualification des personnes

Désir, pouvoir d’achat

Compétences professionnelles

Autorité

Capacité à représenter l’intérêt général

Créativité

Notoriété

Les grandes logiques portées par les différents mondes peuvent également se critiquer entre elles, ou former des compromis. Le modèle de Boltanski et Thévenot (1991) précise donc autant de figures de critique et de compromis entre chacun des mondes. Nous n’en donnerons ici que deux exemples :

  • Critique depuis le monde civique vers le monde industriel : éviter la bureaucratisation ;
  • Compromis entre le monde civique et le monde industriel : des méthodes efficaces de mobilisation, l’accroissement de productivité des travailleurs motivés, le travail en groupe, la certification de la compétence.

Dans chaque monde, enfin, les figures de déchéance déterminent le chaos et la dénaturation des êtres :

  • Civique : divisé, minoritaire, particulier, isolé, individuel ;
  • Domestique : impoli, à histoire, traître ;
  • Industriel : improductif, non optimal, inactif, inadapté, en panne, aléatoire
  • Inspiré : figé, habituel, reproducteur4.

Huit ans plus tard un septième monde est ajouté au premier modèle par Boltanski et Chiapello (1999). Leur réflexion se fonde sur le questionnement suivant : comment se fait-il que le capitalisme soit de moins en moins critiqué, alors qu’il provoque de plus en plus d’inégalités ? Pour les auteur-es, cela provient de sa faculté à renouveler sa propre justification, en absorbant les critiques. Il et elle en déterminent plusieurs « états » au cours du siècle dernier. L’état actuel a triomphé grâce à la récupération de la critique inspirée. Il et elle nomment ce « nouvel esprit du capitalisme » le monde connexionniste. Y est valorisée l’activité visant à générer des projets ou à s’intégrer dans des projets initiés par d’autres, à s’insérer dans des réseaux. Les qualités associées à ce monde sont : être engagé-e, mobile, enthousiaste, impliqué-e, adaptable, polyvalent-e, innovant-e, disponible, et être capable d’engager les autres.

1.2. École inclusive et concept 360°

Le Concept 360° (DEF, 2019) acte la volonté politique de fixer les principes et conditions d’une école à visée inclusive. Sa diffusion est suivie d’un document prescriptif, qui en précise l’opérationnalisation (DEF, 2022). Il se justifie par la nécessité d’impulser – renforcer – institutionnaliser une culture corporatiste de l’éducabilité, et donc de stabiliser des conventions associées à cette culture dans des appareillages, tout en permettant aux établissements scolaires une marge de manœuvre pour trouver les solutions qui leur conviennent le mieux.

Dans le Concept 360°, certains mots faisant écho aux grandeurs définies par Boltanski et Thévenot (1991) se côtoient5 : performance, maîtrise et fonctionnement se retrouvent mêlés à des champs lexicaux marqués par des mots comme égalité, épanouissement et accomplissement. Nous rattachons respectivement ces champs lexicaux au monde industriel versus aux mondes civique (la dignité des personnes y étant rattachée aux droits civiques) et inspiré (valeur universelle de la singularité) :

Un des principaux enjeux pour une collectivité est de favoriser l’égalité des chances en donnant la possibilité à chaque élève, indépendamment de son sexe, de son origine sociale et culturelle ou de son handicap, de développer pleinement ses compétences […]. Cette politique publique apporte une réponse structurée et efficiente à l’ensemble des besoins de l’école et permet d’articuler entre elles toutes les prestations à disposition des professionnels, des parents ou des élèves. Cette approche globale a également l’avantage de maîtriser l’augmentation des besoins. (DEF, 2019, introduction)

Après avoir auguré ce côtoiement de mondes dans les nouvelles prescriptions, intéressons-nous à ce que les enseignant-es disent, à propos des tensions liées à l’inclusion et aux réponses que leur adressent les formateurs/trices et chercheur-es qui les accompagnent dans leur développement professionnel.

2. MÉTHODOLOGIE

Le contexte dans lequel ont été élaborées les données de notre recherche est un CAS destiné à des enseignant-es de tous les degrés de la scolarité. Le dispositif de formation, fondé sur la Méthode d’Analyse en Groupe (MAG) (Van Campenhoudt, et al., 2005), repose sur des expériences vécues par les enseignant-es, qui sont ensuite problématisées en rencontrant les conceptualisations théoriques apportées par des expert-es (formateurs/trices HEP ou externes).

Au cours des deux ans de formation, 18 analyses en groupe ont eu lieu (neuf dans deux groupes parallèles). Chacune a débuté par une question d’amorce autour des contraintes et opportunités de la mise en place du Concept 360°, pour éliciter des propositions de récits directement ancrés dans les expériences professionnelles vécues par les enseignant-es. Tant pour des raisons de formation que de conformité avec la MAG, les questions d’amorce ont été pensées en fonction des débats ayant cours dans les établissements scolaires et dans les formations, autour de l’inclusion scolaire. La MAG se base sur une acception spécifique des phénomènes sociaux : ceux-ci ont pour caractéristique première « de se construire dans la dynamique des relations entre plusieurs acteurs dont les représentations sont diverses, les ressources inégales et les intérêts souvent divergents »6. Elle permet de « prendre en compte la réalité des rapports de force et des processus sociaux, des contraintes et des possibilités institutionnelles, des intérêts et des systèmes de valeurs des uns et des autres » et reflète ainsi une image non consensuelle de la vie sociale. La réflexivité des participant-es tient du fait qu’elles/ils sont appréhendé-es non pas de manière isolée et individualisée, « mais bien en tant qu’acteurs sociaux, engagés dans des rapports sociaux et des relations sociales avec d’autres acteurs dans des situations sociales et des arènes institutionnelles concrètes ».

Deux groupes de 14 enseignantes7 ont ainsi produit chacun une centaine de propositions de récits d’expérience professionnelle, au cours de 18 séances d’analyse en groupe.

Chaque membre du groupe est ensuite invitée à voter pour le récit qui l’intéresse le plus, en le justifiant par les enjeux professionnels décelés dans la proposition. Une fois le récit choisi, le groupe problématise et interprète la situation amenée, selon la procédure décrite dans la MAG (Van Campenhoudt, et al., 2005).

Un premier tour de table a pour but de décrire finement la situation en en déployant toutes les dimensions. Une deuxième salve a pour but d’entrer dans l’interprétation, de fournir des pistes, de se mettre d’accord (ou s’accorder sur les désaccords). Des rapporteures prennent des notes et se chargent de réaliser un tableau de convergences et divergences d’interprétation (Van Campenhoudt, et al., 2009, pp. 6-7), qu’elles présentent au terme de la MAG. Le lendemain de la MAG, nos collègues formateurs/trices apportent des éléments théoriques susceptibles d’interroger les tensions exprimées.

Avec les notes prises et les tableaux de convergences/divergences, les enregistrements audio des séances composent un corpus de 18 séances de trois heures. Les données ont été fournies à nos collègues formateurs/trices et aux participantes intéressé-es à l’écriture d’un ouvrage collectif (Rougemont & Ducrey Monnier, sous presse) qui les ont organisées dans une analyse thématique. L’ouvrage comprend neuf chapitres cosignés, impliquant six enseignantes parmi les participantes8, 15 chercheur-es parmi les formateurs/trices HEP et cinq expert-es extérieur-es.

Pour ce texte, notre propre analyse s’est centrée sur ces neuf chapitres, dans lesquels nous avons relevé de manière exhaustive toutes les tensions exprimées, illustré chacune de ces tensions à l’aide des verbatims choisis par nos collègues et considéré les interprétations de ces tensions par nos collègues (extrait significatif du chapitre). L’adéquation entre la tension et son interprétation a été vérifiée et nous les avons toutes codées puis interprétées en fonction du cadre de Boltanski, Thévenot et Chiapello, disponible en annexe 1. 

Tableau 2. Analyse de chapitre, exemple

Chapitre

Tensions exprimées par les enseignant·e·s

Verbatims significatifs

Extraits significatifs

Mondes

Ducrey et Rougemont 

Réduire les inégalités scolaires au moyen d’un accompagnement individualisé pour chaque élève, dans un système scolaire étatique créé pour gérer et trier des cohortes soumises à une progression rigide et simultanée.

L’enseignante d’appui est arrivée : « ok, alors je vais les prendre : là, là, là, là… ». Puis « bonjour madame, mon fils a la logo là », « bonjour, mon fils a la psycho mot’ « … « Mmm ouais, ok… Quand est-ce que j’enseigne à ma classe ?? ».

 

« Si la source des processus discriminants est identifiée dans la rigidité de la forme d’enseignement simultané, on n’a pas encore envisagé la solution pour l’enrayer (…) l’arrivée récente d’un nouveau plan d’études (CIIP, 2010) encore plus précis, plus détaillé, plus volumineux

(critique IND depuis CIV-INS : la rigidité des routines, éviter la bureaucratisation) et déchéance CIV et IND (minoritaire, particulier, isolé, individuel, non optimal, inadapté, aléatoire) 

 Nous avons enfin comparé les chapitres entre eux, au moyen d’une induction analytique, qui consiste à élaborer et tester une théorie cas après cas en formulant une explication qui s’applique aux données d’un premier cas, puis éprouver cette théorie au second cas. Si la théorie explique le deuxième cas de façon satisfaisante, on peut la considérer comme momentanément confirmée et applicable à un troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un cas embarrassant ne nécessite d’y intégrer des éléments nouveaux à même de l’ajuster et de la compléter (Becker, 2002).

Les résultats se concentrent sur trois exemples issus respectivement de trois chapitres de l’ouvrage, choisis selon les critères suivants :

  • Diversité des auteur-es, dans le but de démontrer l’étendue de validité de nos conclusions. Étant co-auteures de l’un des trois chapitres, il convient de préciser que ce n’est que dans un second temps (l’écriture du présent texte) que nous avons envisagé de le coder au moyen des mondes de Boltanski, Thévenot et Chiapello ;
  • Représentativité des quatre problématiques que nous considérons prioritaires dans la mise en œuvre de l’école à visée inclusive : le premier chapitre analysé se centre sur l’apprendre ensemble, dans un contexte historiquement marqué par l’individualisation, l’homogénéisation des parcours et la sélection ; le deuxième se centre sur les effets, sur l’identité professionnelle, des injonctions à la différenciation et à la collaboration intermétiers ; le troisième s’intéresse à l’évaluation en contexte inclusif.

Pour faciliter la lecture de l’analyse, l’attribution d’un argument à l’un ou l’autre monde est codée de la manière suivante : monde civique (CIV) ; inspiré (INS) ; industriel (IND) ; domestique (DOM) ; connexionniste (CON). Les compromis sont indiqués par un trait d’union (p. ex. CIV-IND).

3. RÉSULTATS

3.1. Premier exemple: apprendre ensemble

Le premier chapitre analysé se base sur la question d’amorce « à quel moment j’ai été soulagée de me rendre compte que je n’étais pas seule et que je pouvais compter sur les élèves, le groupe classe, pour enseigner et faire apprendre ? ».

Les deux MAG en parallèles donnent lieu à des ajustements liés à la notion « d’apprendre ensemble », qui évoque, pour les participantes, des dispositifs tels que les élèves expert-es ou le tutorat entre pairs, et un sentiment d’exploiter les élèves.

La mise en commun des analyses permet aux auteures du chapitre d’induire plusieurs axes articulés autour d’une tension centrale thématisée par le récit choisi dans l’un des deux groupes : celle qui tiraille les enseignantes entre une posture de contrôle et une posture de lâcher-prise (Bucheton, 2009) :

Pouvoir se dire « bon ça va peut-être pas marcher (IND) mais on y va, on se lance » (INS) puis parfois on découvre (INS) qu’ils sont très capables de faire des choses par eux-mêmes et que c’est nous qui donnons beaucoup… bah les cadres rigides (IND)… parce que ça nous rassure. Parce qu’on a les objectifs toujours devant nous à atteindre (IND) et parce qu’on ne se permet pas de laisser un peu autre chose arriver (INS). (Extrait de verbatim, novembre 2022)

Les auteures définissent ces postures conformément à ce qu’expriment les participantes : (1) celle qui considère l’enseignant-e comme seul-e garant-e de l’apprentissage, qui formule, structure les savoirs et les normes, face à des élèves qui écoutent et assimilent et qui nous semble fortement ancrée dans le monde industriel ; (2) celle qui, à l’inverse, assigne aux élèves la responsabilité de leur travail, l’autorisation à expérimenter les chemins qu’elles/ils choisissent et que nous rattachons au monde inspiré. Elles observent, chez les enseignantes un certain attrait pour une posture de « lâcher-prise », du fait qu’elle permet aux élèves d’explorer et découvrir. Cet attrait se heurte à la peur de perdre la maîtrise de la situation (IND) et de ne plus se retrouver seule responsable des apprentissages et de leur structuration (DOM).

Le monde industriel (cadres rigides, objectifs à atteindre) est donc critiqué par nos collègues, depuis le monde inspiré (« la rigidité des routines, l’oppression du raisonnable »9) et le monde civique (« éviter la bureaucratisation »). Elles lui opposent un compromis civique-inspiré (« le génie collectif »). Référant à Meyer (1977) dans la lignée d’Ariès (2014) et de Foucault, elles écrivent en effet :

Avant le 16e siècle, dans la société médiévale, apprendre n’est pas une affaire individuelle mais toujours une situation collective. Ce n’est qu’avec l’émergence de la forme scolaire au 16e siècle que l’enseignement se réalise par l’individualisation des apprentissages : les apprentissages sont enclôturés dans des lieux fermés sur eux-mêmes, avec une direction constante et individuelle des enseignements par l’enseignant·e qui devient la ou le seul·e responsable des apprentissages et des échecs des apprenant·e·s – injonction qui semble encore aujourd’hui placer les enseignant·es face au tiraillement que décrit Bucheton, entre une posture de contrôle et de lâcher-prise. Plus tard, apparait l’idée rigide d’apprentissage ou d’un programme à respecter selon les âges et les niveaux – frein systématiquement mis en évidence par les enseignant·e·s dans les discussions sur le fait de pouvoir faire école. autrement (Roland, et al., à paraître)

C’est donc l’avènement, à travers l’histoire, du monde industriel qui propulse sa propre déchéance10 (« improductif, […] inadapté ») et celle du monde civique (« divisé, […] particulier, isolé »), déchéances considérées comme la cause des tensions traversées actuellement par les enseignantes.

Au lieu de chercher à évacuer le monde industriel, deux des pistes proposées par les auteures pour résorber cette tension déploient des compromis depuis ce même monde, vers les mondes civique et inspiré :

  • Concevoir des situations d’apprentissage « pensées, planifiées et préparées au niveau matériel afin de permettre à chacun-e l’accès aux apprentissages grâce au collectif » (CIV-IND : « Des méthodes efficaces de mobilisation, l’accroissement de productivité des travailleurs motivés, le travail en groupe ») ;
  • Penser un dispositif d’émancipation (INS) didactique réellement libérateur en organisant deux paramètres (IND) autrement : « Un travail sur le temps » (le temps du questionnement, de l’enquête, de l’expérimentation, de l’étude) (INS-IND : « Les techniques de créativité ») et une réorganisation du collectif (CIV-IND).

La troisième piste consiste à développer une « approche de l’apprendre ensemble, vécue au cœur des interactions langagières quotidiennes de la classe, ciblées sur les apprentissages et menée avec expertise […]. Le point de vue de chacun-e nourrira la réflexion commune dans une attitude d’écoute, permettant l’argumentation, la validation ou l’adoption d’une perspective nouvelle (Brigaudiot & Danon-Boileau, 2015 ; Connac, 2009 dans Kahn & Roland, 2021) ». Cette posture de l’accompagnement assume de « guider le collectif d’apprenants et à l’inciter à se questionner, partager des intuitions, des trouvailles, à chercher ensemble » (Roland, et al., à paraître).

Des qualités comme « être engagé, enthousiaste, impliqué, mobile, adaptable, polyvalent, évolutif, disponible ; être capable d’engager les autres »11 sont valorisées dans cette approche, concrétisée par la figure d’un-e enseignant-e « médiateur, connecteur, passeur » amenant ses élèves à « tirer parti de chaque situation dans ce qu’elle a de singulier » et à « connecter, communiquer, se coordonner, s’ajuster aux autres, faire confiance ». Elle s’inscrit donc dans le monde connexionniste.

3.2. Deuxième exemple: identité professionnelle

Nous avons nous-mêmes investi un chapitre de l’ouvrage que nous codirigeons, autour d’une séance basée sur la question « à quelle occasion et en quoi la mouvance de l’inclusion scolaire m’a posé question, en termes d’identité professionnelle ? ».

Ce chapitre s’est centré sur un seul des deux groupes d’enseignantes en formation. La proposition de récit choisie par le groupe est la suivante :

L’enseignante d’appui est arrivée : « ok, alors je vais les prendre : là, là, là, là… ». Puis « bonjour madame, mon fils a la logo12 là », « bonjour, mon fils a la psychomot13 » … « Mmm ouais, ok… Quand est-ce que j’enseigne à ma classe ?? ». Voilà. Moi souvent… à la fin de la journée je me dis « mais mince, j’ai… je leur ai pas parlé spécifiquement à eux » (CIV). […] Et puis il y a tout le travail de planning (IND). […] Comment introduire une leçon, faire un truc sympa, un atelier sympa, un tournus (CIV-IND) et tout puis tout à coup, au milieu du tournus, il y en a un qui part donc il manque une activité (déchéance IND). […] Les enjeux, ce serait comment garder ma place de maîtresse de classe (CIV-DOM), tout en accueillant les ressources… à disposition (IND). Et puis ben comment mutualiser au mieux (CON) pour qu’on puisse… qu’il y ait un projet, vraiment et pas juste du raccommodage de situations (critique IND -> INS). (Extrait de verbatim, septembre 2021)

Il s’agit, dans cette situation à laquelle se sont identifiées les enseignantes, « d’avancer » avec la classe en tant que groupe (CIV), de permettre aux élèves qui en ont besoin de bénéficier de l’accompagnement d’expert-es (IND), tout en respectant le planning (IND). L’enseignante regrette cependant la division et l’isolement provoqués par ces allées-venues (déchéance CIV) et les écueils de cette organisation (CIV-IND : « efficacité du service public »). Elle souhaite pouvoir continuer à « planifier des trucs sympas » (CIV-IND : « méthodes efficaces de mobilisation, travailleurs motivés »), à garder sa place au sein d’une « communauté scolaire » (CIV-DOM) tout en accueillant les ressources (IND) à disposition. Elle regrette le raccommodage de situation (critique du monde industriel vers le monde inspiré « le gâchis de l’improvisation »). Elle convoque un idéal articulé autour des valeurs de mutualisation et de projet (CON).

Notre analyse s’articule essentiellement autour d’une critique du monde industriel depuis le monde civique (« éviter la bureaucratisation ») et basée sur le constat de la déchéance du monde industriel :

Si la source des processus discriminants est identifiée dans la rigidité de la forme d’enseignement simultané, on n’a pas encore envisagé la solution pour l’enrayer (…) l’arrivée récente d’un nouveau plan d’études (CIIP, 2010) encore plus précis, plus détaillé, plus volumineux ; avec la production massive de nouveaux moyens d’enseignement – censés aider l’enseignant·e à faire le programme mais ne s’emboîtant avec celui-ci qu’avec des recouvrements partiels – (…). La classe et le programme existent encore, la classe semble toujours plus hétérogène et le programme toujours plus vaste et contraignant. La source du problème que les enseignant·e·s sont sommé·e·s de résoudre par des pratiques de pédagogie différenciée, au lieu de se tarir, s’agrandit. (Rougemont & Ducrey Monnier, sous presse)

Un programme « à la carte » peut, en effet, contribuer insidieusement à accroitre les différences, en creusant les écarts (CIV) entre les élèves (Bonnéry, 2011). Convoquant Schubauer-Leoni (1988), nous redoutons qu’une certaine acception de la pédagogie différenciée ne comporte le risque que les élèves se trouvent face à des objets d’apprentissage différents et avec des contrats didactiques différentiels (CIV). Nous observons, avec Barrère (2013), que « plus la forme scolaire “ordinaire” est jugée inefficace (…) plus elle est entourée de dispositifs censés mieux ajuster l’action aux différences de tous ou de chacun, se multipliant ainsi afin de ne pas déroger à une logique d’action qui reste universaliste » (p. 106) et nous nous inscrivons donc également dans la critique inverse : celle du monde civique depuis le monde industriel (« l’inefficacité des procédures administratives »).

Les pistes sont pourtant puisées dans le monde industriel, et nous argumentons en faveur de la « compétence de l’homme de métier » (IND-DOM) :

Notre souci est que ce travail voué à l’échec […] les éloigne des compétences qui sont propres au métier (IND-DOM) et les empêche d’une part de les revendiquer comme telles, mais aussi de les développer au cours de leur expérience. Car il semblerait bien qu’à ce stade, un des moyens les plus sûrs de lutter contre le désengagement et l’échec scolaire (INS-CIV) […] consiste à savoir concevoir et conduire des situations d’apprentissage en collectif (IND-CIV), solidement justifiées (IND) didactiquement. […] Ces connaissances spécifiques, déjà décrites par Shulman (1986), semblent masquées par un écran de fumée, fait de toutes les tâches impossibles à réaliser (déchéance CIV). (Rougemont & Ducrey Monnier, sous presse)

3.3. Troisième exemple: différencier l’évaluation

À l’amorce invitant les enseignantes à raconter « une tentative de différenciation lors d’une démarche d’évaluation sommative », les formateurs/trices ont identifié trois tensions.

Ce chapitre s’est centré sur un seul des deux groupes d’enseignantes en formation. La proposition de récit choisie par le groupe est la suivante :

Celle opposant la motivation extrinsèque conférée à la note par les élèves (DOM : « subordination », « féliciter ») à sa finalité pédagogique voulue par les enseignant-es (IND : « fiable » dans la « mesure » des apprentissages) : « Si je ne mets pas de note, les élèves ne travaillent pas » (Extrait de verbatim, août 2022).

Celle qui oppose cette même finalité pédagogique au fait de reconstruire des indicateurs (IND) a posteriori (une fois la tâche et l’évaluation effectuées), jusqu’à glisser d’un aménagement – qui ne touche pas aux objectifs d’apprentissage – à une adaptation – qui dispense l’élève concerné-e de l’atteinte de certains objectifs – (IND). En permettant à ces élèves de continuer leur scolarité, quitte à tricher, à arranger, les enseignantes craignent de les propulser dans un monde intolérant et compétitif auquel ils et elles ne seront pas adapté-es (CIV) : « La note reste-t-elle une “vraie” note en cas d’aménagement, ou de différenciation ? » ; « Il faut pouvoir confronter les parents à la réalité » (Extrait de verbatim, août 2022).

Celle qui donne à l’évaluation une priorité inclusive (CIV) versus sélective (IND) : « Quand on doit évaluer pour faire progresser l’élève mais aussi pour avoir des “quotas” de bonnes notes, notes moyennes, notes faibles dans les classes, afin de répondre à la demande de sélection de l’institution » (Extrait de verbatim, août 2022).

Selon les auteur-es,

Le système éducatif vaudois reste attaché à une sélection scolaire précoce (IND), ancrée dans une culture méritocratique […] il ne suffit pas de prescrire pour que les enseignants s’adaptent (CON) à la nouveauté (Jorro, 2013), un travail important de formation à l’évaluation sommative (IND) va donc devoir être réalisé. (Pasquini & Brina, à paraître)

C’est à nouveau la déchéance du monde industriel qui est pointée par les auteur-es, qui considèrent les pratiques inadaptées, non optimales et aléatoires. Référant à la planification à rebours (Wiggins & McTighe, 2005), leurs pistes favorisent un regain d’efficacité massivement industriel : (1) déterminer les objectifs du plan d’études à atteindre, identifier les potentiels obstacles, hiérarchiser ces objectifs ; (2) identifier les attentes caractérisant l’atteinte de ces objectifs, concrétiser les attendus dans des critères ; (3) élaborer ou sélectionner des tâches d’apprentissage alignées avec les objectifs et les critères (Biggs, 2003), fournissant des informations significatives sur les apprentissages en construction ; (4) collecter des informations ciblées sur les apprentissages clés, en lien avec les objectifs et les tâche ; (5) élaborer la situation d’évaluation sommative en lien avec les critères formalisés, l’enseignement dispensé, les tâches d’apprentissage et le contexte, de manière à respecter un alignement curriculaire ; (6) s’appuyer sur toutes les étapes pour réaliser des aménagements.

DISCUSSION CONCLUSIVE

Une analyse des chapitres restants14 nous confirme que la logique se répète sans exception. Les tensions exprimées par les enseignantes conduisent les auteur-es des chapitres de l’ouvrage à mettre en évidence une dispute (une confrontation de conventions rivales) entre monde industriel d’une part, et mondes civique et inspiré d’autre part15. Les pistes qu’elles/ils apportent pour réduire ces tensions, proviennent des mondes industriel (ou de compromis entre ce monde et d’autres mondes) et connexionniste. La mise en place du Concept 360° renforce ces tensions : en garantissant aux établissements scolaires une marge de manœuvre pour trouver les solutions qui leur conviennent le mieux, à travers leur « projet d’établissement », les politiques scolaires encouragent de la part des enseignant-es et des écoles, des réponses relevant du monde connexionniste. Il s’agit, en effet, de générer des projets, de s’intégrer dans des projets initiés par d’autres, d’être impliqué-e, adaptable et innovant-e (Boltanski & Chiapello, 1999).

Dans notre acception du concept de culture, où le partage, la cristallisation et l’institutionnalisation de conventions permettant aux humains de fonctionner et de s’identifier en un ou plusieurs groupe(s) est un processus continu, sans fin ni début et donc sans subordination catégorielle, la hérarchisation entre « cultures » et « subcultures » devient caduque. Bien que mobilisant le terme de « subcultures », Gather Thurler et Progin (2013) décrivent un processus qui fait écho à nos analyses, que nous nous permettons ici de paraphraser en substituant le terme de convention à celui de (sub)culture. La délégation des responsabilités de la part des politiques scolaires aux établissements, pourrait bien déboucher sur des conventions organisationnelles fort différentes d’un établissement à l’autre, voire sur des conventions rivales, au sein même des établissements (Gather Thurler & Progin, 2013). Cette rivalité pourrait d’ailleurs expliquer l’isolement des enseignantes que nous avons accompagnées dans cette formation, car celles qui font l’effort de questionner et transformer leurs pratiques en faveur de l’inclusion déclarent souvent se sentir comme des dissidentes.

Le Concept maintient dans ses grandes lignes la perspective d’intégrer les élèves en fonction de leurs besoins et non pas de les inclure ensemble (Gremion & Gremion, 2024). Quant aux « pistes pédagogiques pour différencier, aménager, adapter, évaluer » émises par les politiques scolaires pour soutenir l’opérationnalisation du concept (DEF, 2022), on peut y voir des propositions pour soutenir les décisions des enseignant-es, mais aussi de nouvelles prescriptions qui prennent la forme d’« un corset bureaucratique insupportable, car déprofessionnalisant » (Gather Thurler & Progin, 2013, p. 74). Ces pistes rédigées avec le concours de formateurs/trices de la HEP-Vaud (une auteure de ce texte y a contribué) comportent des propositions étayées par les résultats des recherches scientifiques, ainsi que des best practices ayant plus ou moins fait leurs preuves dans des contextes fort différents. Lorsqu’elles sont issues de compromis entre chercheur-es et bureaucrates, ces pistes ont en commun d’être vectrices de la colonisation du monde vécu par le monde industriel (les auteures citées parlent d’« infection culturelle »). À cette colonisation, les professionnel-les de la formation et de l’éducation tentent de répondre par deux principaux types de compromis : civique-industriel ou inspiré-industriel. Le second type de compromis puise dans le nouvel esprit du capitalisme, le connexionnisme.

Des prescriptions nouvelles se combinent avec des surprescriptions émises par des sources aussi diverses que les directions d’établissement, les équipes enseignantes et les enseignant-es elles/eux-mêmes. Le tout se mélange dans des discours paradoxaux et des dénominations nouvelles qui génèrent des malentendus. La révolution inclusive se met en marche dans un système éducatif qui reste méritocratique et ségrégatif. Felouzis (2024) observe dans ce contexte que les acteurs/trices politiques instituent le flou16 pour résoudre (ou ne pas avoir à résoudre) les contradictions entre les différentes aspirations des acteurs/trices de l’inclusion.

Barbara Stiegler (2019) dissèque le néolibéralisme émergeant de la crise du libéralisme aux États-Unis, dans l’entre-deux-guerres. Ses origines sont attribuées à Walter Lipmann, qui en constitue l’une des figures les plus importantes. Sa conviction forte est la suivante : l’humain est hyper adapté à sa forme « primitive » (petites communautés renfermées sur elles-mêmes, espace réduit), mais son cerveau n’est pas habitué à la mondialisation. Il propose donc une politique volontariste, visant à fabriquer le consensus en promouvant l’adaptabilité (à travers l’éducation) et en faisant table rase des traditions. Si la forme évoluée de l’humain se veut solitaire, détachée de sa communauté et mobile, il faut laisser le gros du peuple se bercer de l’illusion de ses attaches, mais en favorisant une extrême mobilité dans l’espace local réduit que constitue sa communauté. Cette nouvelle idéologie prend place dans les années 1970-80 en Europe et finit par s’infiltrer partout pour dominer le paysage politique actuel.

En termes professionnels, la longue pratique et l’expertise du métier sont donc progressivement délégitimées, au profit de compétences transférables ou transversales, de polyvalence et de mobilité professionnelles. Nous voyons donc un lien étroit entre l’expansion du libéralisme et celle du monde connexionniste17.

Quels êtres humains sommes-nous donc en train de fabriquer ? Sommes-nous pris-es au piège des mots ? Au terme de notre analyse, un constat s’impose : nous devons prendre conscience des représentations que notre discours de formateurs/trices et chercheur-es relaient, à notre insu, en dessinant un horizon fait de compromis toujours industriels, imprégnés de grandeurs connexionnistes. Il devient essentiel de nous soucier de notre concours à un monde dont nous ne voulons pas voir s’étendre et se pérenniser l’avènement. Et nous garder de relayer des termes – flexibilité, innovation, implication – sans les avoir redéfinis dans la perspective humaniste qui continue, nous l’espérons, à tou-tes nous animer.

RÉFÉRENCES

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Notes

1 À l’école, ce sont des objets, une disposition spatiale, des manuels, des règlements, etc., qui constituent cet appareillage.

2 Sans distinguer a priori science et sens commun

3 Ce tableau présente une synthèse de la grammaire des mondes. L’annexe 2 propose un tableau détaillé des mondes, en fonction des axiomes déterminés par Boltanski et Thévenot (1991).

4 Il s’agit de figures qui peuvent s’appliquer aussi bien à des adjectifs qu’à des verbes passifs. Elles sont reprises telles quelles du texte de Boltanski et Thévenot (1991).

5 Les justifications ordinaires, représentatives des intrications complexes du réel, se caractérisent par l’hétérogénéité. La coexistence des mondes, les figures de critique et de compromis que produit cette coexistence, se manifestent bien plus souvent que les épures construites par Boltanski et Thévenot (1991) pour modéliser les mondes.

6 L’ensemble des citations du paragraphes sont issues de Van Campenhoudt, et al., 2005, p. 1 et 2.

7 Il y a un seul homme dans l’un des deux groupes, mais pour simplifier l’écriture nous adoptons le féminin dès lors que nous parlons des participantes qui ont pris part à la MAG. L’écriture épicène sera réservée aux généralisations concernant le corps professionnel dans son ensemble.

8 Les chapitres de l’ouvrage approfondissant les tensions élicitées et analysées en groupe ont cependant été soumis pour accord à l’ensemble des participantes

9 Boltanski et Thévenot (1991). La même typographie (guillemets entre parenthèses) est reprise dans la suite du texte pour les citations directement extraites de la grammaire de la justification.

10 L’apparente contradiction n’en est pas une : la prolifération des appareillages du monde industriel peut, en effet, compliquer le système jusqu’à son implosion.

11 L’ensemble des citations du paragraphes sont issues de Boltanski et Chiapello (1999).

12 Logopédiste

13 Psychomotricienne

14 Synthèse en annexe 3

15 Notre conclusion ne traite pas du monde domestique, convoqué de façon marginale dans les récits et analyses.

16 Il s’appuie sur le travail de Dubois qui montre que la politique culturelle (en France) a pu se stabiliser grâce à une « institutionnalisation par le flou » (Dubois, 1998, p. 3). En dépassant l’historique de la politique culturelle, l’auteur attire l’attention sur des opérateurs de l’objectivation d’une politique publique (elle peut donc concerner la politique éducative), parmi lesquels figurent en tête de liste, « les processus de désignation par l’invention de nouveaux mots ou de nouveaux usages du lexique existant » (Dubois, 1998, p. 10).

17 Relevons que les « capacités transversales » définies par le Plan d’études romand adopté en mai 2010, sont toutes fortement imprégnées de connexionnisme.

 

ANNEXES

Annexe 1.  Les mondes de Luc Boltanski et Laurent Thevenot (1991): Grille d’analyse réalisée par Maryvonne Charmillot (2002)

Les mondes

 

Grilles d’analyse

Monde de l’inspiration

Monde domestique

Monde de l’opinion

Monde civique

Monde marchand

Monde industriel

Principe supérieur commun

Convention constituant l’équivalence entre les êtres, elle stabilise et généralise une forme de rapprochement.

Le jaillissement de l’inspiration

Inspiration.

L’engagement depuis la tradition

Génération, Hiérarchie, Tradition.

La réalité de l’opinion

les Autres, grand Public.

La prééminence des collectifs

Collectif, Tous, Volonté générale.

La concurrence

Rivalité, Compétition.

L’efficacité

Performance, Avenir.

Etat de grand

Les grands êtres sont les garants du principe supérieur commun. Leur présence rend disponible l’aune à laquelle se mesure l’importance. Ils servent de repère et contribuent à la coordination des actions des autres.

Indicible et éthéré

Bizarre, Insolite, Merveilleux, Indicible, Inquiétant, Passionnant, Spontané, Emotionnel.

La supériorité hiérarchique

Bienveillant, Bien élevé, Avisé, Distingué, Discret, Réservé, digne de Confiance, Franc, Fidèle.

La célébrité

Réputé, Reconnu, Visible, avoir du Succès, se Distinguer, Persuasif, Accrocheur.

Réglementaires et représentatifs

Unitaire, Légal, Réglementaire, Officiel, Représentatif, Autorisé, Titulaire, Libre.

Désirable

de Valeur, Vendable, Millionnaire, Gagneur.

Performance

Fonctionnel, Fiable, Opérationnel.

Dignité des personnes

Capacité commune à s’élever dans le bien commun.

L’inquiétude de la création

Amour, Passion, Créer.

L’aisance de l’habitude

Bon sens, Pli, le Naturel, Caractère.

Le désir d’être reconnu

Amour-propre, désir de Considération.

L’aspiration aux droits civiques

Droits civiques, Aspirations politiques, Participation.

L’intérêt

Amour des choses, Désir, Egoïsme.

Le travail

Energie.

Répertoire des sujets

 

Les illuminés

Esprit, Ombre, Monstre, Fée, Je, Enfant, Femme, Fou, Artiste.

Les supérieurs et les inférieurs

Grands êtres : Père, Roi, Ascendants, Parents, Famille, Grande personne, Chef, Patron.

Petits êtres : Moi-je, Célibataire, Etranger, Femme, Enfant, Chien et chat.

Autres : Visiteur, Entourage, Voisins, un Tiers.

Les vedettes et leurs supporteurs

une Personnalité, Leader d’opinion, Porte-parole, Relais, Journaliste, Attaché de presse.

Les personnes collectives et leurs représentants

Collectivités publiques, Parti, Fédération, Section, Bureau, Comité, Elu, Représentant, Délégué, Secrétaire, Adhérent.

Les concurrents

Homme d’affaires, Vendeur, Client, Acheteur, travailleur Indépendant.

Les professionnels

Expert, Spécialiste, Responsable, Opérateur.

Répertoire des objets et des dispositifs

 

Le rêve éveillé

Esprit, Corps, Rêve, Inconscient, Drogue.

Les règles de savoir-vivre

Bonnes manières, Bienséance, Rang, Titre, Demeure, Présentation, Signature, Faire-part, Cadeaux, Fleurs.

Des noms dans les médias

Marque, Message, Emetteur, Récepteur, Campagne, Relations publiques, Presse, Interview, Communiqué, Support, Brochure, Mailing, Badge, Audio-visuel, Ambiance, Décor.

Les formes légales

Droits, Législation, Décret, Ordonnance, Mesure, Tribunaux, Formalité, Procédure, Procès-verbal, Protocole d’accord, Dérogation, Capacité électorale, Code, Critère, Circonscription, Liste électorale, Programme, Orientation, Déclaration, Affiche, Brochure, Bulletin, Tract, Slogan, Siège, une Permanence, un Local, Sigle, Carte.

Richesse

Objet de luxe.

Les moyens

Outil, Ressource, Méthode, Tâche, Espace, Environnement, Axe, Direction, Dimension, Critère, Définition, Liste, Graphique, Schéma, Calendrier, Plan, Objectif, Quantité, Variable, Série, Moyenne, Probabilité, Norme, Facteur, Cause.

Formule d’investissement

Condition d’équilibre des mondes.

L’évasion hors des habitudes

Remettre en question, Risque, Détour.

Le rejet de l’égoïsme

Serviabilité, Devoir (et dette), Harmonie.

Le renoncement au secret

Révéler.

Le renoncement au particulier

Solidarité, Dépasser les divisions, Renoncer à l’intérêt immédiat, Lutte.

Opportunisme

Liberté, Ouverture, Attention aux autres, Sympathie, Détachement, Distance émotionnelle, prendre du Recul.

Progrès

Investissement, Dynamique.

Rapport de grandeur

Spécifie la relation d’ordre entre les états de grandeur.

La valeur universelle de la singularité

Génie, Indépendant.

Respect et responsabilité

Autorité, Subordination, Respectabilité, Honneur, Honte.

Etre reconnu et s’identifier

Identification, Force.

Les rapports de délégation

Adhésion, Représentation, Délégation, Traduire les aspirations.

Posséder

 

Maîtriser

 

Relations naturelles entre les êtres

S’expriment par des verbes, marquent la manière dont les êtres et les objets s’unissent.

L’alchimie des rencontres imprévues

Créer, Découvrir, Recherche, Imaginer, Rêver, faire Exploser.

Le commerce des gens bien élevés

Reproduire, Enfanter, Eduquer, Inviter, Donner, Recevoir, Rendre, Recommander, Remercier, Respecter.

La persuasion

Influencer, Convaincre, Sensibiliser, Attirer, Séduire, Accrocher, Percer, Capter, Lancer, Emettre, faire Circuler, Propager, Promouvoir, Orienter, Amplifier, Parler de, Citer.

Le rassemblement pour une action collective

Unifier, Mobiliser, Rassembler, Exclure, Adhérer, se Rallier, lancer un Appel, Débattre démocratiquement, prendre la Parole, Informer, Codifier, Légaliser, Habiliter, Saisir les tribunaux.

Intéresser

Acheter, se Procurer, Vendre, être en Affaires avec, Négocier, tirer Parti, Monnayer, Payer, Rivaliser.

Fonctionner

Mettre en œuvre, liaison d’Engrenage, être Fonction de, Rouage, Interagir, avoir Besoin, Conditionner, relation Nécessaire, Intégrer, Organiser, Contrôler, Stabiliser, Ordonnancer, Prévoir, Implanter, Adapter, Détecter, Analyser, prendre en Compte, Déterminer, mettre en Evidence, Mesurer, Formaliser, Standardiser, Optimiser, Résoudre, Traiter.

Figure harmonieuse de l’ordre naturel

 

La réalité de l’imaginaire

Imaginaire, Inconscient.

L’âme du foyer

Maison, Famille, Milieu, Principes, Usages, Convenances.

L’image dans le public

Audience, Cible, Positionnement.

La république démocratique

République, Etat, Démocratie, Base, Electorat, Institutions représentatives, Parlement.

Marché

 

Organisation

Système.

Epreuve modèle

Situation à l’issue incertaine dans laquelle un dispositif pur, particulièrement consistant, se trouve engagé.

Le vagabondage de l’esprit

Aventure, Quête, Voyage mental, Cheminement, Expérience vécue.

La cérémonie familiale

Fête, Naissance, Décès, Mariage, Mondanité, Conversation, Distinction, Nomination.

La présentation de l’événement

Manifestation, Conférence de presse, Inauguration, Porte ouverte.

La manifestation pour une juste cause

Assemblée, Congrès, Conseil, Réunion, Session, Mouvement, manifester la Présence, Litige, Recours, demander Justice.

Affaire

Affaire réglée, dans le sac, Marché conclu.

Test

Lancement, Mise en route, Mise en œuvre, Réalisation.

Mode d’expression du jugement

Le jugement marque la sanction de l’épreuve : son mode d’expression caractérise le forme de manifestation du supérieur commun.

L’éclair de génie

Illumination, Intuition, Jaillir, Apparaître, Chance, Bouillonnement, Révolution, Vertige, se Dépasser, Chef-d’œuvre, Planer, Aura.

Savoir accorder sa confiance

Apprécier, Féliciter, Remontrances, Rapporter.

Le jugement de l’opinion

Rumeur, Bruit, Mode, Cote, Retentissement, Répercussion, réduire à de Justes proportions, Mesurer l’audience.

Le verdict du scrutin

Vote, Election, Consultation, Mobilisation, se rallier à une Cause, prise de Conscience.

Prix

Valeur (justifiée, raisonnable, vraie).

Effectif

Correct, En ordre de marche, Fonctionnant.

Forme de l’évidence

Modalité de connaissance propre à chaque monde.

La certitude de l’intuition

Fantasme, Symbole, Signes, Analogie, Images, Mythes.

L’anecdote exemplaire

donner un Exemple, le Préjugé.

L’évidence du succès

Connu.

Le texte de loi

la Loi, Règles juridiques, Statuts.

Argent

Bénéfice, Résultat, Rétribution.

Mesure

 

Etat de petit et déchéance de la cité

Chaos, dénaturation des êtres

La tentation du retour sur terre

Figé, Habitude, Signes extérieurs, Reproducteur.

Le laisser-aller du sans-gêne

Impoli, Gaffes, Apartés, Criard, Cancanier, à Histoire, Indiscret, Brouillon, Vulgaire, Envieux, Flatteur, Traître.

L’indifférence et la banalité

Méconnu, Caché, rencontrer l’Indifférence, Banal, Oublié, Image floue, Détériorée, Estompée, Perdue.

La division

Divisé, Minoritaire, Particulier, Isolé, Coupé de la base, Individualisme, Déviation, Catégoriel, Irrégulier, Arbitraire, Annulé, Déchu.

La servitude de l’argent

 

Inefficace

Improductif, Non optimal, Inactif, Inadapté, en Panne, Aléatoire.

L’action instrumentale

Traiter les gens comme des choses.

Annexe 2.  Récapitulatif des figures de critiques et des figures de compromis (Boltanski & Thévenot, 1991)

Monde

 

Inspiration

Domestique

Opinion

Civique

Marchand

Industriel

Inspiration

Critique depuis ce monde vers…

 

Le frein de l’habitude

Tout abandonner

La vanité des apparences

 

L’état inhumain

 

Les gens intéressés

 

La rigidité des routines

L’oppression du raisonnable

Compromis de ce monde avec

 

La relation initiatique de maître à disciple

L’hystérie des fans

 

L’homme révolté

Le geste de protestation

Le génie collectif

Le marché créatif

Faire une folie

Le sublime n’a pas de prix

La passion du travail rigoureux

Les techniques de créativité

L’inventeur

Domestique

Critique depuis ce monde vers…

Le laisser-aller

 

 

Les belles manières du courtisan

Ne pas se donner en spectacle

La discrétion des personnes de confiance

L’irresponsabilité de monsieur-tout-le-monde

 

Tout ne s’achète pas

 

La mauvaise qualité des produits standards

Le manque de métier des diplômés

Le formalisme inadapté

Compromis de ce monde avec

La relation initiatique de maître à disciple

 

Entretenir des bons contacts

 

La correction envers les fonctionnaires

Le bon sens dans l’application des règlements

L’extension des droits civiques

La communauté scolaire

La confiance dans les affaires

Le service sur mesure

La propriété inaliénable

 

L’esprit et le savoir-faire maison

L’efficacité des bonnes habitudes

La compétence de l’homme de métier

La qualité traditionnelle

La responsabilité du chef

Les ressources humaines

Opinion

Critique depuis ce monde vers…

La fausse profondeur, les stars dépossédées de leur vie privée

Renoncer aux habitudes de secret

 

 

La publicité intéressée

L’ésotérisme du spécialiste

Compromis de ce monde avec

L’hystérie des fans

 

Entretenir des bons contacts

 

 

Toucher l’opinion publique, mettre son nom au service d’une cause, la caution d’un officiel, faire une campagne d’adhésion

L’image de marque

 

Les méthodes pour implanter une image, la mesure de l’opinion, une opinion objective

 

Civique

Critique depuis ce monde vers…

Le bouillonnement spontanéistes des avant-gardes éclairées

Vaincre le paternalisme, se libérer de l’autoritarisme, prévenir la corruption, combattre les habitudes de copinage, dénoncer les scandales, s’élever au-dessus des querelles de clocher, surmonter les divisions corporatistes

Interdire les sondages en période électorale

 

 

L’égoïsme des possédants, l’individualisme marchand

 

Éviter la bureaucratisation

Compromis de ce monde avec

L’homme révolté

Le geste de protestation

Le génie collectif

La correction envers les fonctionnaires

Le bon sens dans l’application des règlements

L’extension des droits civiques

La communauté scolaire

Toucher l’opinion publique, mettre son nom au service d’une cause, la caution d’un officiel, faire une campagne d’adhésion

 

   

Le droit des travailleurs, des méthodes efficaces de mobilisation, l’accroissement de productivité des travailleurs motivés, le travail en groupe, la certification de la compétence, l’impératif de sécurité, l’efficacité du service public

Marchand

Critique depuis ce monde vers…

Le sang froid dans les affaires

 

Se libérer des relations personnelles, rompre les attaches locales, braver les préjugés

 

Les méfaits de la spéculation, le peu de prix de la célébrité

 

Le blocage par l’action collective, le coût de la justice

 

 

La rigidité des outils et méthodes, les mauvaises affaires du technocrate

Compromis de ce monde avec

Le marché créatif

Faire une folie

Le sublime n’a pas de prix

La confiance dans les affaires

Le service sur mesure

La propriété inaliénable

L’image de marque

 

   

 

Un produit vendable, la maîtrise de la demande, les méthodes pour faire des affaires, l’utilité : entre désir et besoin

Industriel

Critique depuis ce monde vers…

Le gâchis de l’improvisation

 

L’ancien est dépassé, l’inefficacité des particularismes, l’incompétence du petit chef

L’inefficacité des procédures administratives, le coût d’une politique sociale

 

Le produit de luxe inutile, le prix injustifié, les caprices du marché

 

Compromis de ce monde avec

La passion du travail rigoureux

Les techniques de créativité

L’inventeur

L’esprit et le savoir-faire maison

L’efficacité des bonnes habitudes

La compétence de l’homme de métier

La qualité traditionnelle

La responsabilité du chef

Les ressources humaines

 

Les méthodes pour implanter une image, la mesure de l’opinion, une opinion objective

 

Le droit des travailleurs, des méthodes efficaces de mobilisation, l’accroissement de productivité des travailleurs motivés, le travail en groupe, la certification de la compétence, l’impératif de sécurité, l’efficacité du service public

Un produit vendable, la maîtrise de la demande, les méthodes pour faire des affaires, l’utilité : entre désir et besoin

 

Annexe 3. Synthèse de l’analyse des textes restants

1. Un chapitre basé sur un cours de français langue seconde dans lequel une élève, amenée à raconter son week-end, se met à pleurer, aboutit à identifier la tension suivante : doit-on puiser dans l’expérience quotidienne (INS) des élèves pour leur faire parler le français ou doit-on à tout prix « neutraliser » les différences (CIV-IND), pour éviter d’exposer les inégalités matérielles qu’ils et elles vivent (CIV), sachant que celles-ci peuvent se transformer en inégalités symboliques (voire en discriminations) dans le groupe ou en tout cas nuire à la confiance en soi (INS) de l’élève ?

Les pistes les plus explicites que proposent les auteures (Ristea & Grandjean, à paraître) sont les suivantes : il ne faut pas seulement fonder son enseignement sur la pertinence et la faisabilité (IND) de nos choix didactiques, mais « construire une posture professionnelle adaptée (CON) aux contextes pluriels de l’école d’aujourd’hui. […] Cette formation permet le développement des capacités liées à la réflexivité (CON), afin de répondre de manière adéquate aux besoins des élèves, en choisissant dans la diversité des constructions didactiques possibles celles qui sont les plus adaptées (CON) selon leur contexte local ». L’idéal prend, ici aussi, une coloration connexionniste.

2. Dans un autre chapitre exploitant une analyse autour de la question « le jour où je me suis demandé (pour)quoi évaluer ? », les enseignantes ont orienté les formateurs/trices vers les tensions suivantes : doit-on maintenir du sens dans les apprentissages (INS) et leur évaluation (et s’épuiser ?) ou obéir aux injonctions (IND : reddition de comptes et sélection des élèves) ? Doit-on céder à l’acharnement pédagogique (se donner tous les moyens pour que tous/tes les élèves réussissent) (IND) ou choisir l’épanouissement de l’élève à travers un rapport confiant au savoir (INS) ?

Les auteur-es (Ducrey Monnier, Lepareur & Morales Villabona, à paraître) concluent : « Il ressort de l’analyse que les prescriptions (critique du monde industriel) pèsent de tout leur poids pour empêcher les innovations (CON) […] Comme Cardinet (1990), il y a plus de 30 ans, nous sommes optimistes “quant à la capacité des enseignants et des élèves à utiliser l’évaluation comme instrument de dialogue (CON) pour progresser et innover ensemble” (CON) ».

3. A propos d’une expérience marquante de différenciation pédagogique, d’autres collègues formatrices identifient une tension similaire : doit-on continuellement pousser (IND) les élèves ou les décharger en partie, pour leur permettre d’entrer avec plus de plaisir (INS) dans les apprentissages ? Doit-on anticiper (IND) tous les obstacles, ou laisser place à l’imprévu (INS) ? Les aménagements sont-ils bénéfiques pour faciliter l’accès des élèves en difficulté (IND) ou doit-on répondre à leur envie de faire et être avec les autres et comme les autres (CIV) ?

Les auteures (Jacobs, Marrocco et Perrin, à paraître) observent de vives et riches réflexions, ainsi que des pratiques de différenciation déjà effectives. Elles constatent que « bien que la différenciation pédagogique soit largement reconnue pour tirer parti de l’hétérogénéité du groupe classe (CON) dans l’apprentissage, elle demeure complexe à cerner et à qualifier sur le plan des pratiques concrètes […] (et) peut être perçu comme un jargon d’expert·e·s, évoquant des compétences que les enseignant·e·s estiment parfois hors de leur portée ». Il est donc important « de démystifier ce concept pour en faciliter la compréhension et l’application pratique » (adapter pour engager : CON).

4. Une analyse partielle concernant l’accroissement des collaborations interprofessionnelles induit par le Concept 360° amène nos collègues formatrices à conclure, comme dans notre propre chapitre, que la multiplication des aides individuelles (IND) prétérite le collectif (CIV). Le modèle biomédical déficitaire attribue les aides et les accompagnements sans interroger leurs effets (déchéance IND) en termes de pratique enseignante.

Ces auteures (Strauss et Froidevaux, à paraître) suggèrent donc que : « Développer la collaboration nécessite l’implication de chacun-e (CON) […] l’engagement volontaire (CON) est même une condition préalable à la réussite de celle-ci […] le défi résiderait alors en la création d’une communauté éducative pluridisciplinaire (CON) qui place l’agir ensemble (CON) au centre ».