Résumé
Autant le phénomène religieux est abordé par la catégorie de culture(s), autant cette notion de culture(s) ne va généralement pas sans celle de religion(s). Une seule discipline contient explicitement le mot « culture » dans le Plan d’études romand (PER) des écoles en Suisse : Éthique et cultures religieuses. Que signifie « cultures religieuses » dans ce prescrit ? Cet article adopte une approche herméneutique. Dans un premier temps, une analyse du PER révèle une certaine polysémie de la notion : ne pouvant être envisagée comme simple transposition scolaire d’une discipline scientifique, elle invite à considérer ses dimensions épistémologique et pédagogique. Sont ainsi interrogés ensuite les liens entre religion(s) et culture(s) dans différentes disciplines de sciences humaines ; constatant leur diversité, l’article s’arrête à l’anthropologie et soulève, face au religieux oscillant entre exemplarité et impensé de la culture, l’enjeu d’une interprétation critique. Une dernière partie questionne le rapport entre culture et cultures religieuses en pédagogie : partant du débat didactique de l’enseignement relatif aux religions et d’un modèle de cinq conceptions de la culture en éducation, elle plaide pour une conception dite humaniste d’interprétation de l’existence, débouchant sur les perspectives herméneutiques et pédagogiques interdisciplinaires d’un « sens à construire ».
Mots-clés : culture, enseignement, philosophie, religion, sciences sociales
Abstract
As much as the religious phenomenon is approached through the category of culture(s), the notion of culture(s) does not generally go without that of religion(s). Only one subject in the Plan d’études romand (PER) for schools in Switzerland explicitly contains the word culture: Ethics and religious cultures. What does “religious cultures” mean in this curriculum? This article takes a hermeneutic approach. First of all, an analysis of the PER reveals a certain polysemy of the term: it cannot be seen as a simple school transposition of a scientific discipline, but requires a consideration of its epistemological and pedagogical dimensions. The article then examines the links between religion(s) and culture(s) in the various disciplines of the humanities and social sciences; noting their diversity, it focuses on anthropology and raises the question of a critical interpretation of religion, oscillating between exemplarity and an unthinking of culture. The last section examines the relationship between culture and religious cultures in pedagogy: starting from the didactic debate on the teaching about religions and from a model of five conceptions of culture in education, it argues for a humanistic conception of the interpretation of existence, leading to the hermeneutic and interdisciplinary educational perspectives of a “meaning to be constructed.”
Keywords: culture, philosophy, religion, social sciences, teaching
INTRODUCTION
La notion de « culture(s) » est une notion mouvante, dont la signification pose à nouveau question et demande à être repensée1. Généralement, cette notion de culture(s) ne va pas sans celle de « religion(s) » : en sciences humaines, la culture est définie en mentionnant aussi sa composante religieuse, et le phénomène religieux est abordé précisément par cette catégorie de « culture(s) ». Dans le domaine scolaire, l’enseignement relatif aux religions s’y réfère constamment. Et dans le Plan d’études romand (PER) en Suisse, une seule branche contient explicitement le mot « culture » : « Éthique et cultures religieuses ».
Que signifie « cultures religieuses » dans ce prescrit scolaire, comme dénomination de l’enseignement relatif aux religions à l’école ? Quel sens cette notion prend-elle dans le débat des disciplines de sciences humaines auxquelles elle se réfère ? Et comment lier le sens de « culture » en pédagogie à celui de cultures religieuses ?
Afin d’interroger cette notion de « cultures religieuses », s’agissant d’une question de signification, de sens, on privilégiera dans ce qui suit une approche de type herméneutique, qui souhaite s’inscrire dans l’héritage d’une certaine lignée de travaux en Suisse romande (Bühler, 1995 ; Paroz, 2011 ; Stucki, 1970). Indispensable à une démarche en didactique des cultures religieuses (Bietenhard, et al., 2024, pp. 88-99), l’herméneutique est à considérer ici dans son sens large.
Elle sera comprise non comme interprétation en tant que telle, mais comme réflexion sur l’interprétation, « art de l’interprétation visant à retrouver un sens en présence d’objets ou de choses face auxquels nous attendons une signification que nous ne sommes pas en mesure de saisir immédiatement de manière exacte » (Berner, 2007, p. 313). L’herméneutique peut être caractérisée par l’interdisciplinarité (Rittelmeyer & Parmentier, 2007) et par le « souci de l’interprète » (Bühler, 1995 ; Ricœur, 1996).
Ainsi définie, l’herméneutique s’applique : a) aux textes, en tant qu’art d’interpréter les textes ; b) aux sciences humaines, en tant que réflexion méthodologique ; c) à l’existence humaine, en tant que philosophie de l’interprétation (Grondin, 2022 ; Michel, 2023). Le présent article suit en quelque sorte cette structure tripartite.
Dans un premier temps est proposée une analyse de la notion de « cultures religieuses » dans le prescrit scolaire qu’est le PER : elle cherche à dégager le sens de « cultures religieuses » dans le texte lui-même. Cette analyse mènera aux implications disciplinaires (épistémologiques) et pédagogiques de cette notion.
À partir de là sont par conséquent examinés dans une deuxième partie les rapports entre religion(s) et culture(s) dans différentes disciplines académiques : elle cherche à clarifier le sens de cette notion par les réflexions des sciences humaines dont elle est issue. Il sera fait le choix de ne pas entrer dans des discussions détaillées, mais de brosser un portrait assez large du débat, en se limitant à des contributions représentatives, afin d’esquisser en priorité les enjeux qu’il soulève.
Finalement, une dernière partie questionne les rapports entre la notion de « culture » et celle de « cultures religieuses » dans le débat didactique et pédagogique. Elle cherche, en inscrivant cette notion dans le champ pédagogique plus large, à interroger le sens des cultures religieuses dans son lien au sens que peut prendre la culture pour les élèves elles/eux-mêmes. Se contentant là aussi de références représentatives, il sera procédé par une discussion critique d’un modèle de différentes conceptions de la culture en éducation, afin de mener la réflexion jusqu’aux questions de philosophie de l’interprétation qui la sous-tendent.
Les perspectives de ce parcours, permettant de reprendre la question du sens dans sa dimension herméneutique et pédagogique, seront évoquées en conclusion.Une remarque encore : la composante « éthique » de la discipline « Éthique et cultures religieuses » telle qu’elle est inscrite dans le PER ne sera guère abordée ici ; elle sera laissée non « de côté », mais plutôt « en suspens » : la question de son articulation aux « cultures religieuses » resterait à clarifier, à l’issue des résultats auxquels on sera arrivé. Ces derniers pourront concerner la question de l’enseignement relatif aux religions dans le contexte scolaire et la didactique y afférant (Bietenhard, et al., 2015 ; 2024 ; Desponds, et al., 2022 ; Estivalèzes, 2023 ; Jakobs, et al., 2022), mais aussi, plus largement quoique de manière plus modeste, la réflexion des sciences humaines sur l’articulation entre religion(s) et culture(s) ainsi que l’interprétation de la culture et son lien aux cultures religieuses en pédagogie.
1. « CULTURES RELIGIEUSES » DANS LE PLAN D’ÉTUDES ROMAND
1.1. Contexte : l’enseignement relatif aux religions en Suisse
L’appellation « cultures religieuses » est relativement neuve dans les prescrits scolaires, liée à l’évolution récente de l’enseignement relatif aux religions. Dans ce domaine comme ailleurs, le contexte suisse est aussi à situer parmi celui de ses voisins, aux modèles parfois très différents (Willaime, 2005), dont les débats l’influencent inévitablement. L’école en Suisse et, à fortiori, l’enseignement relatif aux religions dans les écoles suisses, sont caractérisés par le modèle dit fédéraliste ; en s’en tenant à un très bref aperçu (Frank & Jödicke, 2009 ; Jakobs, et al., 2022 ; Rouiller, 2018 ; Schwab, 2013), on peut évoquer les éléments suivants.
Au niveau fédéral, donc de l’ensemble du pays, la Constitution garantit la « neutralité confessionnelle » ; les liens entre Église et État (ou communautés religieuses et État), par contre, sont du ressort des cantons ; de même, l’instruction publique est également du ressort cantonal ; il s’en est suivi pendant longtemps une grande diversité en termes de modèles et d’enseignements relatifs à la religion ou aux religions, suivant les cantons. On peut cependant observer deux tendances récentes :
C’est dans ce cadre que la discipline intitulée « Éthique et cultures religieuses » a été officialisée, avec l’introduction du PER. Elle s’inscrit dans le domaine « Sciences humaines et sociales », mais en tant que « spécificité cantonale », c’est-à-dire avec une marge laissée aux cantons dans la manière de mettre cet enseignement à l’horaire. L’enseignement relatif aux religions a ainsi connu une évolution relativement importante ces vingt dernières années, mais aussi très variable suivant les situations cantonales initiales.
Quand on parle des « cultures religieuses » comme branche scolaire, on entend par conséquent aujourd’hui un « enseignement portant sur les religions dans un contexte de neutralité » (Desponds, 2021, p. 83). Les termes de « neutralité confessionnelle » ou « non confessionnel » expriment « le fait que l’enseignement en matière de religion, ni dans son contenu ni du point de vue institutionnel, ne dépend d’une confession. Une confession religieuse n’est ni recherchée ni considérée comme condition préalable pour les enseignant-es et les élèves » (Jakobs, et al., 2022, p. 16)2. On tend donc – de manière très simplifiée encore une fois – à un enseignement sous responsabilité de l’école, abordant les religions dans leur diversité, dispensé par le personnel enseignant à l’intention de tous/tes les élèves.
Cette évolution a été l’occasion d’une reprise et d’un développement didactique de la discipline, tout comme d’une discussion autour des termes qui en définissent le contenu et l’orientation (Bietenhard, et al., 2015 ; Bleisch, et al., 2015). Elle fait donc aussi l’objet de débats et doit par conséquent être présentée avec les tensions ou les controverses qui la constituent (Desponds & Durisch Gauthier, 2016 ; Jakobs, et al., 2022, pp. 18-21).
1.2. Le texte du PER
Comment faut-il comprendre « cultures religieuses » dans le PER ? Le texte n’en donne aucune définition explicite. Il est néanmoins possible d’essayer d’interpréter le sens qui y est donné, et c’est ce qu’il s’agit d’entreprendre ici. Ce qui suit se concentre essentiellement sur la partie « intentions » du plan d’études, dans laquelle cette appellation revient à plusieurs reprises (les apprentissages eux-mêmes, décrits ensuite, ne convoquent guère la notion de cultures religieuses).
Il me semble qu’on peut dégager, grosso modo, quatre sens différents de l’expression « cultures religieuses » dans le texte du PER.
Sens 1 : « Cultures religieuses » comme partie de « la culture » plus large. Les religions y sont considérées comme faisant partie d’un système culturel donné. Cette conception se retrouve déjà dans la définition devenue classique de Tylor, où la religion est abordée comme partie du tout de la culture3 (Cuche, 2016, pp. 18-20). Ce premier sens apparaît notamment dans l’extrait suivant du PER :
La progression des apprentissages proposée dans Éthique et cultures religieuses apporte une réponse complémentaire aux exigences formulées dans la quatrième ligne d’action de la CIIP sur les finalités et objectifs de l’école publique du 30 janvier 2003 :
L’école publique prend en compte et rend accessible la connaissance des fondements culturels, historiques et sociaux, y compris des cultures religieuses, afin de permettre à l’élève de comprendre sa propre origine et celle des autres, de saisir et d’apprécier la signification des traditions et le sens des valeurs diverses cohabitant dans la société dans laquelle il vit. (Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin [CIIP], 2024 [2010])
Sens 2 : « Cultures religieuses » comme synonyme de « traditions religieuses » ou de « religions ». Il s’agit ici simplement d’un autre terme, équivalent, pour désigner les diverses traditions religieuses existantes :
Le cours d’Éthique et cultures religieuses est un lieu d’information et de connaissances factuelles sur les grandes traditions religieuses et humanistes mondiales. Le fait religieux est abordé dans la reconnaissance de la diversité […]. Dans le respect de ces diverses traditions, ce cours a pour objectif de présenter avec rigueur et objectivité les croyances, les rites et les modes de pensée de ces religions ou sagesses. (CIIP, 2024 [2010])
Sens 3 : « Cultures religieuses » supposant une distinction entre « religieux » et « culturel ». Ce sens apparaît plutôt en filigrane, ou en creux, dans le texte du PER : il indique une différenciation opérée entre ce qui relève du religieux et ce qui relève du culturel (la dimension culturelle permettant de justifier certains choix que ne permet pas la dimension religieuse dans un cadre scolaire). C’est dans l’extrait ci-après que ce sens apparaît le plus clairement :
Le fait religieux est abordé dans la reconnaissance de la diversité, mais aussi dans l’affirmation assumée des origines culturelles fondatrices de la société occidentale, déclinées sous le terme de judéo-christianisme, sans en oublier les racines grecques ou arabo-persiques notamment. Cette prérogative est d’ordre historique et culturel [et donc non d’ordre religieux]. (CIIP, 2024 [2010])
Sens 4 : « Cultures religieuses » comme « approche culturelle » du religieux. Dans cette dernière acception, c’est la démarche qui est ainsi évoquée : les religions sont traitées dans une perspective de connaissances ; l’approche méthodologique aborde les religions « comme cultures » :
Il est bon de lever tout malentendu sur le but et la démarche d’un cours d’Éthique et cultures religieuses. Celui-ci se distingue fondamentalement d’un enseignement religieux apologétique (catéchèse) qui vise à l’approfondissement d’une « foi ». Il se fonde sur le constat de l’existence du phénomène religieux dans l’individu, la société et le monde, et non sur une foi partagée par les élèves. Cette démarche épistémologique réfute résolument toute forme de prosélytisme et d’apologie. Le cours d’Éthique et cultures religieuses est un lieu d’information et de connaissances factuelles […]. (CIIP, 2024 [2010])
On observe donc une polysémie, voire une ambiguïté ou une série de « tensions » entre les différents sens possibles de cette appellation « cultures religieuses » dans le prescrit qu’est le PER. Par ailleurs, il n’est pas anodin de constater que ces tensions apparaissent également dans la littérature secondaire, ou, en tous cas, que cette littérature n’en est pas exempte. Deux exemples :
On pourrait ajouter encore que le terme de « culture religieuse » au singulier ne semble pas davantage avoir fait l’objet d’une définition dans les prescrits scolaires, notamment au Québec, où il avait été introduit de manière novatrice avant la Suisse romande en 2008, et à nouveau supprimé entre temps depuis la rentrée scolaire 2022 (Estivalèzes, 2010 ; 2023). Au singulier, il pourra toutefois être appréhendé comme les connaissances et la capacité de comprendre les « expressions du religieux »4. Ce terme peut simplement désigner aussi la « culture générale » à propos des religions, en opposition à l’« inculture religieuse », dans le contexte français notamment (Debray, 2002). Le PER ayant toutefois retenu le pluriel, ce sens n’est pas à considérer comme central ici, même s’il a pu l’influencer et peut de ce fait être gardé à l’esprit au côté des quatre sens explicitement dégagés.
1.3. Bilan et enjeux
Quel bilan tirer de ce rapide survol ? En premier lieu, notre analyse du PER confirme bien que « culture(s) religieuse(s) », l’une des rares mentions de « culture » sans y être définie pour autant, est une notion à caractère polysémique (Michon, 2014). Ou faut-il y voir plutôt des tensions à maintenir, au risque de vouloir simplifier une notion nécessairement à problématiser ? En effet, la question de la pluralité de sens ne peut être tranchée à partir du prescrit scolaire ; cette polysémie présente dans le texte du prescrit est plutôt le reflet de débats plus vastes.
À ce stade, la pédagogie nous rappelle à bon escient qu’« une discipline d’enseignement ne peut pas être considérée comme la simple transposition scolaire d’une discipline scientifique déterminée […] » (Meirieu, 2018a, p. 123). Autrement dit, une discipline d’enseignement est déterminée à la fois par le fait qu’elle est une discipline liée à une ou à des disciplines scientifiques – c’est la question épistémologique – et par le fait qu’elle est discipline d’enseignement dans un cadre scolaire – c’est la question pédagogique.
Cette dimension est bien illustrée par le fait que l’intitulé « cultures religieuses » est en réalité une appellation parmi d’autres appellations existantes. Pour en rester à quelques exemples en Suisse, suivant les degrés, les cantons, les régions, l’intitulé de cet enseignement relatif aux religions change :
La recherche d’une dénomination qui fasse consensus fait probablement partie de l’évolution citée de cette branche scolaire, et cette diversité d’appellations reflète le débat qui l’accompagne. Le choix des termes ne constitue-t-il pas lui-même un enjeu du débat (Desponds & Durisch Gauthier, 2016 ; Jakobs, et al., 2022) ? Ceci dit, dans toutes les appellations retenues, la didactique de cette branche se réfère toujours et clairement à la notion de « culture » (Kulturbegriff) (Bietenhard, et al., 2024, pp. 34-38).
Il paraît ainsi nécessaire de clarifier, d’une part, le lien épistémologique entre religion et culture (partie 2), d’autre part, le lien pédagogique entre culture et cultures religieuses (partie 3).
2. « RELIGION(S) » ET « CULTURE(S) » EN SCIENCES HUMAINES
2.1. Contexte : une pluralité de disciplines
« Cultures religieuses » n’est pas une discipline académique. Au niveau universitaire, le phénomène religieux est abordé par une pluralité de disciplines : théologie, philosophie, histoire des religions, sciences des religions… (Gisel, 2013). Les deux premières sont constitutives de l’Université dès ses débuts ; l’histoire des religions développe ensuite, à partir du 19e siècle, une approche comparative ; les sciences des religions sont elles-mêmes composées de différentes disciplines des sciences humaines et sociales : anthropologie, sociologie, psychologie, etc. (il est à noter que ces appellations disciplinaires peuvent varier suivant les langues, et que les méthodes des disciplines elles-mêmes sont évidemment influencées aussi par celles des disciplines voisines).
Or, ces différentes disciplines scientifiques réfléchissent chacune à leur manière au rapport entre religion(s) et culture(s). Pour ne mentionner que quelques exemples :
Dans ce qui suit, on s’intéressera plus particulièrement à l’anthropologie, parce que c’est la discipline qui joue probablement un rôle déterminant dans la définition de la culture, ainsi que pour exemplifier les questions herméneutiques que soulève inévitablement ce rapport entre religion(s) et culture(s). On se contentera de quelques auteur-es que l’on souhaite représentatifs/ves d’un débat dont il s’agit uniquement de pointer les questions significatives.
2.2. « Nature et culture(s) (religieuses) » : anthropologie et herméneutique
En anthropologie des religions, on en revient régulièrement à Geertz, à son interprétation des cultures et à sa conception de la religion « comme système culturel » (Geertz, 1975 ; Obadia, 2016)5. C’est aussi à cette conception de Geertz que se réfèrent de récents essais didactiques en cultures religieuses, la citant explicitement (Bietenhard, et al., 2024, pp. 34-37), tout comme des essais sociologiques portant sur la diversité religieuse contemporaine (Stolz & Baumann, 2009, pp. 28-33).
Sa tentative de définition demeure « la plus explicite […], celle qui a eu le plus d’influence » ; et si « c’est par l’exemple de la religion que Geertz illustre en premier son concept de culture, c’est qu’il considère la religion comme le système symbolique par excellence » (Palmer, 2010, pp. 217-218). En effet, son essai sur la religion occupe une place centrale dans le recueil The Interpretation of Cultures (Geertz, 1975, pp. 87-125). Si donc la religion est considérée « comme culture », ce n’est pas d’abord dans l’intention d’une « réduction » du religieux au culturel, ou dans celle de faire de la religion un « épiphénomène » anecdotique dans la réalité plus large de la culture. Au contraire : la religion est incontournable et revêt un caractère d’exemplarité pour tout système culturel ; c’est un premier point du débat à relever.
Deuxième point : en raison de sa dimension interprétative, la pensée de Geertz s’est inscrite « dans une filiation herméneutique qui doit beaucoup à Ricœur » et a intéressé Ricœur en retour (Michel, 2023, p. 298 ; Ricœur, 1998, p. 171). Aujourd’hui, elle continue d’intéresser la pensée herméneutique, pour « lire le social » (Michel, 2023, pp. 287-313), et on trouve par ailleurs une anthropologie à la fois héritière et critique de Geertz qui se confronte à son aspect interprétatif et travaille à « élargir socialement l’herméneutique » (Addi & Obadia, 2010, p. 83).
Toutefois, il n’est pas rare que les contributions didactiques ou sociologiques se réclamant de la définition de Geertz ne s’attardent guère à la dimension interprétative et herméneutique de sa pensée. Et pourtant : toute utilisation de la conception de Geertz devrait probablement prendre en compte aussi cette dimension de son héritage, au risque de l’atrophier ou de le réduire à une définition, alors que celle-ci aurait justement plutôt pour but de donner une (ré)orientation à la pensée, de permettre le développement d’une « voie d’investigation » inédite (Geertz, 1975, p. 90).
Le troisième point du débat est probablement aussi le plus complexe, du fait que la notion même de culture s’en trouve mise en cause. En sciences sociales6, cette notion de culture s’est d’abord imposée parce que considérée comme « nécessaire en quelque sorte pour penser l’unité de l’humanité dans la diversité » (Cuche, 2016, p. 5). C’est dans les termes du fameux rapport entre « nature et culture » qu’elle se construit. Or, on observe plus récemment une remise en question de ce lien et donc des notions qui le composent.
Selon Ingold (2018) par exemple, la culture, « véritable obsession » pour les anthropologues (p. 353), n’est pas une réponse satisfaisante pour expliquer la diversité des pratiques humaines. C’est pourquoi elle reste, selon lui, « une question »7 (Descola & Ingold, 2014, p. 46). Idem chez Descola, dont le titre de son ouvrage le plus connu, Par-delà nature et culture, indique bien l’intention programmatique.
C’est donc à une véritable remise en cause du « dualisme » entre « nature et culture » que l’on assiste en sciences sociales et particulièrement en anthropologie, interrogeant par là-même la définition de la culture dans l’héritage ou la tentative de dépassement de ce dualisme. Chez ces deux auteurs, la question du rapport entre « nature et culture » place toutefois le débat, à mon sens, devant deux chantiers au moins.
Un premier chantier que l’on pourra nommer « philosophique ». Chez Descola comme chez Ingold, on trouve en effet une sorte de lien non résolu à la philosophie, dont ils témoignent par ailleurs eux-mêmes (Descola & Ingold, 2014). Pour reprendre le titre de leur ouvrage commun : que signifie finalement « être au monde » ? Peut-on réellement parler d’« être au monde » en faisant l’économie des apports philosophiques, sans passer aussi par une réflexion d’ordre philosophique8 ? Un débat avec une herméneutique phénoménologique (Ricœur, 1998 ; Schweidler, 2011), entre autres, pourrait-il s’avérer pertinent à cet effet ?
Un deuxième chantier ensuite, que l’on nommera « herméneutique ». En retenant dans ce débat sur le rapport entre « nature et culture » ce qui peut avoir trait à l’enseignement relatif aux religions (Dietzel, 2023), on peut relever là aussi deux exemples :
Les catégories religieuses tendraient-elles à devenir des raccourcis faciles ? Peut-on utiliser de telles notions de manière si peu critique, alors qu’une discipline comme la théologie académique (qui ne pourrait se permettre un usage aussi simpliste) a développé un appareil critique par rapport à de tels concepts ? Dit autrement : avec sa critique de la notion de culture, l’anthropologie aurait-elle perdu de son acuité herméneutique ? Ou le religieux tendrait-il à devenir une sorte d’« impensé » de la culture ?
2.3. Bilan et enjeux
Ce qui a été parcouru demanderait et mériterait certainement une discussion plus approfondie ; on se contentera néanmoins de cette esquisse, dans l’objectif d’en indiquer avant tout les enjeux qui s’y révèlent. Qu’en retenir ?
D’abord, si la notion de « cultures religieuses » associe le religieux au culturel, cette association renvoie en réalité à des liens complexes, divers. Si l’on veut aborder la religion dans son lien à la culture, il faut probablement commencer par se souvenir que ce lien est défini de différentes manières suivant les disciplines académiques traitant du religieux. Car si la discipline « cultures religieuses », en tant que branche scolaire, n’est pas simple transposition d’une discipline scientifique, ne doit-elle pas pour autant prendre en compte, contre toute prétention d’autosuffisance d’une seule discipline, la complexité et la diversité des disciplines de sciences humaines9 ?
Ensuite, si l’on veut prendre au sérieux, pour aborder les religions, le concept de culture en sciences sociales hérité de Geertz, il faut aussi prendre en compte sa dimension herméneutique, d’une part ; et d’autre part, il faut probablement considérer également la critique récente de l’anthropologie vis-à-vis de ce concept, ou, avant tout, le débat dont il fait l’objet. Et si l’on veut effectivement prendre en compte ce débat et ces critiques, alors il faut prendre au sérieux aussi leur indispensable aspect philosophique et herméneutique. Pourrait-on ainsi soutenir, contre le risque de retrouver le religieux comme « impensé » de la culture, la nécessité d’une approche herméneutique critique du religieux (Jeanrond, 1995 ; Michel, 2023) ?
Finalement, le débat entraîne une autre question : contre le risque de vouloir faire l’économie du religieux, faut-il soutenir une nécessaire prise en compte de la composante religieuse lorsqu’est interprétée la notion de culture(s) ? L’enjeu est épistémologique, mais tout autant pédagogique. Si la religion est abordée « comme culture », est-ce que cela signifie en retour que la culture à l’école ne peut pas être abordée sans la religion, sans sa composante religieuse ? Est-ce que cela signifie que les religions ont le même statut, scolairement parlant, que tout autre domaine culturel ? Il y a là un enjeu de taille : en pédagogie, quel est le sens de la notion de « culture », et avec quelle implication pour celui des « cultures religieuses » ?
3. « CULTURE » ET « CULTURES RELIGIEUSES » EN PÉDAGOGIE
3.1. Contexte : le débat didactique
La didactique des cultures religieuses est parfois qualifiée de « didactique en émergence » (Desponds, 2021). Si l’on élargit un peu la perspective, n’est-elle pas avant tout une didactique en débat ? Les divergences semblent en revenir à une question récurrente : les cultures religieuses doivent-elles faire l’objet d’un traitement particulier, ou doivent-elles être traitées comme la culture en général ?
Premier exemple de ce débat : faut-il entreprendre en priorité la transposition didactique d’une discipline académique particulière ? Décider d’abord de son épistémologie précise, d’un ancrage disciplinaire unique ? Ainsi, comme cela a été proposé : en Histoire des religions (Meylan, 2015) ? Ou en Sciences des religions (Bleisch & Frank, 2017) ?
Ou alors est-il plus pertinent de partir d’abord de la pédagogie générale ? De prendre en compte les acquis pédagogiques valables pour l’ensemble de l’enseignement, qui ne sauraient être différents pour une discipline particulière, et de penser la didactique de branche à partir de là ? Illustration avec cette citation :
Du point de vue des sciences de l’éducation, il est attendu […] qu’un enseignement relatif à la religion contribue à la mission éducative de l’école et qu’il soit fondé à partir des objectifs de l’école. La pédagogie de la religion tente de répondre à cette exigence. (Schulte & Wiedenroth-Gabler, 2003, p. 54)10
Deuxième exemple de ce débat : aborder les cultures religieuses en classe nécessite-t-il de leur accorder un statut à part, avec ce que certain-es nomment un « indispensable ancrage dans la croyance » ?
[I]l nous semble aussi très important d’éviter un écueil méthodologique qui […] risque fort de dénaturer la branche dans le cadre d’un enseignement scolaire : la réduction de la religion à la culture, à travers un processus systématique de relativisation et de déconstruction. (Terzidis & Wicky, 2020, p. 76)
Ou alors faut-il considérer et aborder les objets culturels religieux comme les autres objets abordés à l’école ? Illustration par une citation également : « [L]a religion est un pan important de notre patrimoine culturel. Les savoirs religieux ne constituent pas un objet culturel particulier ; comme les autres savoirs, ils sont nés du questionnement lié à notre condition humaine » (Baumann, 2011, p. 350).
Afin de dépasser ce « clivage », les cultures religieuses gagneraient certainement à être placées dans le débat pédagogique plus large. Quel est le lien entre les cultures religieuses comme branche scolaire et la culture plus globale dans l’enseignement ? La notion de culture(s) ne demande-t-elle pas à être clarifiée dans le champ pédagogique lui-même ?
3.2. La notion de « culture(s) » en pédagogie
Pour chercher à clarifier la compréhension de cette notion, on se référera au modèle proposé par Matusov et Marjanovic-Shane (2017), en évaluant brièvement sa pertinence à la fois dans le débat plus largement philosophique de la pédagogie et dans son application pour la discipline des cultures religieuses.
Quatre axes pédagogiques sont définis par ces auteurs, déployant quatre conceptions de la culture et de l’éducation11 :
Sans entrer dans une discussion détaillée de la pertinence ou des limites de ce modèle, il semble nécessaire de relever qu’il passe à côté – ou en tous cas ne tient pas suffisamment compte – d’une dimension et d’une compréhension pourtant centrale, telle qu’elle a été développée en philosophie et en lettres, tout comme en pédagogie (et à laquelle l’herméneutique rend toujours à nouveau attentif/ve).
En effet, on sait que, dans les nombreuses définitions de la culture, on peut, aux côtés de celles dressant un « constat de l’existant », considérer aussi des définitions dynamiques, issues de la philosophie (Hayer, 2012)13. Or, comme le montre Barilier (2008) : « Une acception sociologique du mot s’est substituée à l’acception humaniste » (p. 1). Tout en tenant compte des critiques justifiées qu’ont pu exprimer les sciences sociales par rapport au concept de culture, la perspective que l’on pourra appeler « humaniste » doit être replacée dans la discussion. Elle s’exprime par exemple de manière suivante14 :
[L]a culture n’est pas un savoir, encore moins une quantité de savoir ; c’est un rapport au savoir. […] L’essentiel, c’est ce moment où le jeune homme ou la jeune fille comprend et sent que des œuvres humaines lui parlent de lui ou d’elle, tout en le [ou la] portant au-delà de son être. […] La culture, c’est l’humanité soucieuse d’elle-même. (Barilier, 2008, pp. 12-13 ; p. 17)
Cette conception paraît d’autant plus incontournable qu’elle est fondamentale dans une perspective pédagogique. Ainsi, selon Meirieu (2018a, p. 129), la culture en contexte scolaire a pour but d’être émancipatrice, ce qui a pour condition « l’apprentissage à une gestion autonome des savoirs ». Par conséquent, la « transmission de culture » ne consiste pas en la transmission d’un modèle, mais en la possibilité de la « construction de soi » (Meirieu, 2020, p. 172 ; Ricœur, 2013b)15, la pédagogie ayant pour centre l’élève sujet-te dans sa relation autonome au monde qui l’entoure (Meirieu, 2017) :
L’expérience culturelle [est] la mise en relation d’un sujet avec un objet culturel. […] En se découvrant lui-même par la médiation de l’objet culturel, l’enfant se découvre aussi relié aux autres, sinon dans les réponses qu’il construit ou auxquelles il adhère, mais, au moins, dans les questions qu’il se pose. (Meirieu, 2020, p. 172)
Il paraît donc pertinent d’ajouter au modèle ci-dessus une cinquième conception de la culture, qui serait à placer entre celles de la culture comme « dialogue critique » et comme « créativité » : la culture comme « chantier d’humanité » (Baumann, 2011).
Ce cinquième axe pédagogique est-il pertinent pour la discipline des cultures religieuses ?16 Les objets religieux seraient-ils ainsi à considérer comme tout autre objet culturel, non dans leur dimension confessionnelle, mais dans leur dimension existentielle ? Non au niveau des réponses qu’ils proposent, mais d’abord au niveau des questions qu’ils posent (Baumann, 1999 ; Meirieu, 2020) ?
Il nous semble en effet qu’avec cette dernière compréhension de la culture, les cultures religieuses peuvent être abordées comme toute œuvre de culture dans un contexte scolaire de neutralité confessionnelle. Tant le PER17 que les approches pédagogiques et didactiques paraissent pouvoir aller dans ce sens. « Existentiel » n’étant en aucun cas égal à « confessionnel » : le confessionnel pourra être centré sur des réponses qui doivent être répétées à l’identique (la culture comme modèle, pattern, à reproduire) ; tandis que l’existentiel est d’abord la possibilité de se confronter à des questions et au sens18, face auxquelles l’école en contexte de diversité culturelle reconnaît une pluralité de réponses existantes et vise pour ses élèves la capacité de s’y situer de manière autonome.
3.3. Bilan et enjeux
Les quatre axes proposés par Matusov et Marjanovic-Shane (2017, p. 325) peuvent se révéler utiles pour préciser la signification de la culture dans l’enseignement relatif aux religions ; tant du point de vue herméneutique que pédagogique toutefois, le modèle paraît insuffisant et demande la prise en compte de la culture comme relation à soi et comme construction d’autonomie. Le Tableau 1 ci-après essaie de résumer les quatre conceptions de l’éducation et de la culture sur la base de leur proposition, auxquelles est ajoutée et insérée, dans l’avant-dernière colonne, une cinquième conception que l’on pourra qualifier d’humaniste, en fonction de ce que nous venons de parcourir (en référence à des courants de pensée autour de Ricœur et de Meirieu, et de Baumann pour ce qui concerne les cultures religieuses).
Tableau 1. Cinq conceptions de la culture en éducation, adapté d’après Matusov & Marjanovic-Shane (2017)
| Culture comme | Culture | Culture comme | Culture comme « chantier d’humanité » | Culture comme création |
Éducation | Socialisation | Examen critique | Tolérance | Construction de soi, | Créativité |
Relation entre éducation et culture | Reproduction d’une culture | Déconstruction de la culture | Reconnaissance des cultures | Rapport individuel/existentiel à la culture | Création de culture |
Pertinence pour « cultures religieuses » | Non | Oui | Oui | Oui ? | ? |
Visée herméneutique | – | Compréhension des objets culturels (objectivité) | Compréhension des autres (intersubjectivité) | Compréhension de soi (subjectivité) | – |
Les cinq colonnes, correspondant à cinq conceptions de la culture en éducation, sont placées dans un ordre un peu différent par rapport au modèle initial, dans une logique qui soit plus cohérente et plus systématique pour notre propos : d’abord, la culture comme modèle à reproduire, qui ne s’applique pas pour un enseignement des cultures religieuses ; ensuite, la culture dans un rapport critique, les cultures dans le rapport aux différences et la culture comme possibilité de rapport à soi, toutes trois pertinentes, selon notre hypothèse, pour cette branche ; finalement, la culture dans sa dimension de création, à propos de laquelle nous avons laissé ouverte la question de sa pertinence pour les cultures religieuses. En sus des deux premières lignes, reprises du modèle cité, en sont ainsi ajoutées deux autres, pour synthétiser l’application ou non de ces cinq conceptions à la discipline cultures religieuses, ainsi que pour évoquer leur visée herméneutique.
L’enseignement des cultures religieuses semble ainsi situé : à la fois délimité et placé dans la conception pédagogique plus large19.
Ce faisant, il ne s’agit en aucun cas de chercher à minimiser ou à « noyer » les exigences et enjeux spécifiques d’une didactique des cultures religieuses, aux abords desquels mène la présente réflexion et qui resteraient donc à discuter, en termes d’articulation entre objectivité et subjectivité par exemple (Gerber, 2023). Il s’agit simplement ici de mettre en avant cette hypothèse, qui nous semble rejoindre par exemple les récentes réflexions d’Estivalèzes (2023) : « Les religions permettent d’affronter ces questions existentielles passionnantes sur l’énigme de la vie humaine, caractérisée par la finitude, en offrant des clés de compréhension de soi, de sa relation aux autres et de son rapport au monde » (p. 300).
CONCLUSION
Quel sens donner à la notion de cultures religieuses, demandions-nous ? Si, comme l’écrit Ingold, « le terme de culture désigne une question, non une réponse », celui de cultures religieuses désigne lui aussi, et à plus forte raison, une question. Une telle assertion n’est pas à comprendre comme une solution de facilité, mais, face à une tentante fascination de la réponse, comme un inconfort et une exigence ouverte, à la fois épistémologique et pédagogique : en éducation, il s’agit de garder « le plus longtemps possible nos questions en vie » comme l’exprime Rouzel (2016, p. 19).
Tableau 2. Synthèse de la démarche herméneutique suivie, des principaux résultats et des perspectives herméneutiques et pédagogiques
| Partie 1 | Partie 2 | Partie 3 |
Démarche | Interprétation du texte : Notion de « cultures religieuses » dans le Plan d’études romand (PER) | Réflexion méthodologique : Lien entre « culture(s) » et « religion(s) » dans le débat des sciences humaines | Philosophie de l’interprétation : Lien entre « culture » et « cultures religieuses » dans le débat pédagogique |
Résultats |
|
|
|
Perspectives | Le sens n’est pas donné d’emblée, il se construit. L’école comme « communauté d’interprétation » ? « Le formel, le réel, le caché » (Perrenoud) ? | Le sens se construit en référence à une culture. L’école comme « tiers interprétant » ? Interdisciplinarité ?
| Le sens se construit en situation, en relation. L’école comme lieu de distinction entre relation à l’objet, relation aux autres, relation « de soi à soi-même » (Ricœur) ? |
« [I]nterpréter n’est pas simplement présenter ou exposer un sens, mais l’édifier. […] Le sens n’est donc pas un sens surgi de nulle part, envoyé de quelque part, mais il sera principalement construit ou reconstruit » (Berner, 2007, p. 335 ; p. 31). On peut ainsi rapprocher herméneutique et pédagogie. Et lier la question du sens de cette notion de cultures religieuses, telle qu’elle nous a occupée ici, à ce que Perrenoud (1996) développe à propos du « travail du sens et sens du travail à l’école ».
Premièrement : le sens n’est pas donné d’emblée, il se construit.
Le premier chapitre a mis en exergue la polysémie de l’appellation « cultures religieuses » dans le Plan d’études romand (PER), l’une des rares mentions explicites de la notion de culture dans ce prescrit scolaire. La notion de « cultures religieuses » n’est pas réductible à un seul sens par l’interprétation du seul texte prescriptif. La mention des cultures religieuses comme prescrit scolaire s’avère ainsi nécessaire, mais insuffisante, ou en tout cas partielle : si elle pose et délimite un certain cadre, elle invite aussi à considérer les débats disciplinaires et pédagogiques auxquels est implicitement liée cette discipline scolaire.
« Quel sens donner » : notre intitulé laissait entendre que le sens n’est pas « déjà donné », il doit « être donné » par l’interprète – en l’occurrence par l’école en tant que « communauté herméneutique » ? Le sens se construit, non dans l’idée d’un relativisme facile dans le lequel tous les sens se valent, mais bien dans l’idée d’une tâche non achevée et toujours à reprendre, herméneutiquement et pédagogiquement.
Une perspective possiblement pertinente serait de prendre en compte ce que Perrenoud (1993) également identifie comme « le formel, le réel, le caché » : au-delà des parcours tels qu’ils sont prescrits, programmés (le formel), seraient à considérer les parcours tels qu’ils se déroulent et sont vécus en classe (le réel), ainsi que les apprentissages qui en résultent, dans leur caractère flou, leur opacité (le caché), de même que le lien entre ces trois aspects ?
Deuxièmement : le sens se construit en référence à une culture.
Le deuxième chapitre a montré la complexité des rapports entre les notions de « religion(s) » et de « culture(s) » dans les disciplines académiques de sciences humaines auxquelles se réfère généralement la discipline scolaire « cultures religieuses ». L’école ne peut évidemment rendre compte de tous les débats méthodologiques en tant que tels dans ses pratiques quotidiennes : il s’agit plutôt là d’un enjeu pour la formation des personnes enseignantes, pour les didactiques, pour tous les lieux d’articulation entre savoirs académiques et savoirs scolaires.
En outre, ce chapitre a relevé l’importance d’une approche critique d’interprétation du phénomène religieux, mettant en garde contre un possible écueil du religieux comme « raccourci » ou comme « impensé » de la culture. Cette dimension critique nous semble entièrement de mise pour la réalité scolaire : non par un organon critique qui serait à maîtriser, mais d’abord par un esprit critique à construire ? Dans cette optique et face à cette pluralité à la fois de cultures et de disciplines, l’école pourrait-elle endosser le rôle d’un « tiers interprétant » (Wunenburger, 2017) – l’école, et donc aussi les élèves elles/eux-mêmes en tant que classe ?
Une perspective assez évidente enfin : ce débat autour du lien épistémologique entre religion(s) et culture(s) plaide à notre sens en faveur d’un ancrage interdisciplinaire de l’enseignement des « cultures religieuses ». C’est-à-dire, au vu d’un pluralisme disciplinaire existant, en faveur d’une mise en interaction, d’une véritable interdisciplinarité (Darbellay, 2023)20 ?
Troisièmement : le sens se construit en situation, en relation.
Le troisième chapitre, finalement, en partant de différentes acceptions de la culture en éducation pour s’approcher davantage d’une philosophie de l’interprétation, s’est attaché à remettre au centre du débat une compréhension humaniste de la culture. Il formule l’hypothèse selon laquelle, pour les cultures religieuses, trois conceptions peuvent s’avérer pertinentes : la culture comme examen critique, les cultures dans la reconnaissance des différences et la culture comme rapport existentiel.
« En comprenant la culture, nous comprenons une compréhension, un rapport spécifique de l’homme au monde. » (Berner, 2007, p. 334). C’est ce renversement herméneutique que Bühler (1995) appelle « l’interprète interprété ».
À partir de là, une perspective herméneutique pourrait permettre d’aborder plus avant les questions et les défis au seuil desquels mène la présente réflexion. Avec une herméneutique pédagogique moins influencée par Gadamer (Simard, 2002) que par Ricœur (2013a)21, serait-il possible de penser à la fois : la relation à l’objet culturel religieux ; la relation à l’altérité ; la relation à la subjectivité ? Serait-ce possible avec des concepts comme celui de la fonction de la « distanciation » (Ricœur, 1998, 2013b ; Gerber, 2023) ? Ou encore comme celui de « soi-même comme un autre », qui est à la fois herméneutique et éthique (Ricœur, 1996 ; Moreau, 2007) ? Ce « sens » des cultures religieuses à l’école, pourrait-on le faire émerger si on aborde les objets religieux comme les autres objets culturels, avec pour centre « l’élève sujet en relation au monde » (Meirieu, 2017 ; 2020), et avec pour visée une relation autonome aux cultures religieuses ?
RÉFÉRENCES
Adams, S. (2015). On Ricœur’s Shift from a Hermeneutics of Culture to a Cultural Hermeneutics. Études Ricœuriennes/Ricœur Studies, 6, 130-153.
Addi, L., & Obadia, L. (2010). Clifford Geertz. Interprétation et culture. Paris : Éditions des Archives contemporaines.
Barilier, E. (2008). À quoi bon la culture ? Etienne Barilier. Conférences. https://etienne-barilier.name/Conferences/2008/A_quoi_bon_la_culture%20_01_.pdf
Baumann, M. (1999). Le protestantisme et l’école. Plaidoyer religieux pour un nouvel enseignement laïc. Genève : Labor et Fides.
Baumann, M. (2011). Créationnisme et enseignement religieux dans les écoles publiques. Revue de théologie et de philosophie, 143, 345-354. https://www.jstor.org/stable/44360607
Berner, C. (2007). Au détour du sens. Perspectives d’une philosophie herméneutique. Paris : Cerf.
Bietenhard, S., Brönnimann, C., & Schnüriger, H. (2024). Fachdidaktische Zugänge Ethik, Religionen, Gemeinschaft mit Bildung für Nachhaltige Entwicklung. Grundlagen. Bern : HEP Verlag.
Bietenhard, S., Helbling, D., & Schmid, K. (2015). Ethik, Religionen, Gemeinschaft. Ein Studienbuch. Bern : HEP Verlag.
Bleisch, P., Desponds, S., Durisch Gauthier, N., & Frank, K. (2015). Zeitschrift für Religionskunde – Begriffe, Konzepte, Programmatik / Revue de didactique des sciences des religions – notions, concepts, intentions. Zeitschrift für Religionskunde / Revue de didactique des sciences des religions, 1, 8-25. https://doi.org/10.26034/fr.zfrk.2015.001
Bleisch, P., & Frank, K. (2017). Approches conceptuelles de l’enseignement de la religion : enseignement religieux et enseignement orienté sciences des religions. Zeitschrift für Religionskunde/Revue de didactique des sciences des religions, 4, 70-78. https://doi.org/10.26034/fr.zfrk.2017.044
Bühler, P. (1995). L’interprète interprété. In P. Bühler & C. Karakash (Eds.), Quand interpréter c’est changer (pp. 237-262). Genève : Labor et Fides.
Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP). (2003). Déclaration relative aux finalités et objectifs de l’École publique.
Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP). (2024 [2010]). Plan d’études romand (PER). https://portail.ciip.ch/per/
Cuche, D. (2016). La notion de culture dans les sciences sociales. Paris : La Découverte.
Darbellay, F. (2023). Interdisciplinarité et créativité : transformation organisationnelle et acteurs du changement. In N. Bonnardel, F. Girandola, É. Bonetto, & T. Lubart (Eds.), La créativité en situations. Théories et applications (pp. 164-174). Paris : Dunod.
Debray, R. (2002). L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque : Rapport à Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale. http://www.education.gouv.fr
Descola, P., & Ingold, T. (2014). Être au monde. Quelle expérience commune ? Lyon : Presses universitaires de Lyon.
Desponds, S. (2021). Didactique des sciences des religions. In E. Runtz-Christan, & P.-F. Coen (Eds.), Collection de concepts-clés de la formation des enseignantes et enseignants en Suisse romande et au Tessin (pp. 83-85). Le Mont-sur-Lausanne : LEP.
Desponds, S., & Durisch Gauthier, N. (2016). Dossier « Éthique et cultures religieuses en tension ». Zeitschrift für Religionskunde/Revue de didactique des sciences des religions, 2. https://www.zfrk-rdsr.ch/issue/view/430
Desponds, S., Durisch Gauthier, N., Fawer Caputo, C., Gagliarde, N., & Revaz, J.-N. (2022). La didactique d’Éthique et cultures religieuses : que peut-elle face à un monde en crise ? In N. Durisch Gauthier, N. Fink, & A. Pache (Eds.), Former dans un monde en crise. Les didactiques des sciences humaines et sociales face aux transformations sociétales (pp. 29-41). Neuchâtel : Alphil-Presses universitaires suisses.
Dietzel, I. (2023). Natur – Kultur – Verhältnis, ethnologisch. Wissenschaftlich – Religionspädagogisches Lexikon im Internet. https://doi.org/10.23768
Estivalèzes, M. (2010). Former à la culture religieuse. De quelques défis et difficultés. In J. Cherblanc, & D. Rondeau (Eds.), La formation à l’éthique et à la culture religieuse (pp. 145-169). Québec : Presses de l’Université Laval.
Estivalèzes, M. (2023). La fin de la culture religieuse. Chronique d’une disparition annoncée. Montréal : Presses de l’Université de Montréal. https://pum.umontreal.ca
Fawer Caputo, C. (2012). L’interférence des cultures religieuses dans la vie scolaire. Prismes. Revue pédagogique HEP Vaud, 16, 28-30.
Frank, K., & Jödicke, A. (2009). L’école publique et la nouvelle diversité religieuse : thématiques, problèmes, évolutions. In M. Baumann, & J. Stolz (Eds.), La nouvelle Suisse religieuse. Risques et chances de sa diversité (pp. 283–293). Genève : Labor et Fides.
Geertz, C. (1975 [1973]). The Interpretation of Cultures. London : Hutchinson.
Gerber, V. (2023). Des objets religieux et des élèves sujets. Aspects pédagogiques et herméneutiques en classe de gymnase. Zeitschrift für Religionskunde/Revue de didactique des sciences des religions, 11, 60-73. https://doi.org/10.26034
Gisel, P. (2013). Des mots, de leurs histoires et de quelques enjeux. Sciences religieuses, sciences des religions, religiologie et autres. Histoire, monde et cultures religieuses, 26, 13-28.
Grondin, J. (2022 [2006]). L’herméneutique. Paris : Presses Universitaires de France.
Hayer, D. (2012). La culture : des questions essentielles. Humanisme, 296, 85-88.
Ingold, T. (2018 [2013]). Marcher avec les dragons. Paris : Seuil.
Jakobs, M., Ebel, E., & Schmid, K. (2022). Bekenntnisunabhängig Religion Unterrichten. Grundlagen – Erfahrungen – Perspektiven aus dem Kontext Schweiz. Ostfildern : Grünewald Verlag.
Jeanrond, W.G. (1995). Les déplacements de l’herméneutique au XXe siècle. In P. Bühler, & C. Karakash (Eds.), Quand interpréter c’est changer (pp. 15-31). Genève : Labor et Fides.
Malm, A. (2017). Nature et société : un ancien dualisme pour une situation nouvelle. Actuel Marx, 61, 47-63.
Matusov, E., & Marjanovic-Shane, A. (2017). Many faces of the concept of culture (and education). Culture & Psychology, 23(3), 309-336.
Meirieu, P. (2017). Frankenstein pédagogue. Paris : ESF Éditeur.
Meirieu, P. (2018a [1991]). Le choix d’éduquer. Éthique et pédagogie. Paris : ESF Éditeur.
Meirieu, P. (2018b, 30 mai). Pour une formation culturelle des enseignants. Journée d’études scientifiques à la Haute École Pédagogique BEJUNE, Bienne, Suisse. https://www.meirieu.com/ARTICLES/formation-culturelle-enseignants.pdf
Meirieu, P. (2020). La littérature de jeunesse : un enjeu éducatif et culturel. La Revue des livres pour enfants, 311, 168-175. https://cnlj.bnf.fr
Merleau-Ponty, M. (2022 [1945]). Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.
Meylan, N. (2015). Traiter la religion à l’école. La contribution d’une réflexion sur l’épistémologie des sciences des religions. Zeitschrift für Religionskunde/Revue de didactique des sciences des religions, 1, 85-94. https://doi.org/10.26034/fr.zfrk.2015.006
Michel, J. (2023). Qu’est-ce que l’herméneutique ? Paris : Presses Universitaires de France.
Michon, B. (2014). L’école, la culture religieuse et le vivre-ensemble : une perspective comparative. Revue française de pédagogie, 186, 85-97. https://doi.org/10.4000/rfp.4417
Moreau, D. (2007). L’éthique professionnelle des enseignants : déontologie ou éthique appliquée de l’éducation ? Les Sciences de l’éducation, 40, 53-76.
Obadia, L. (2013). Terminologie des sciences des religions et vocabulaire anthropologique. Histoire, monde et cultures religieuses, 26, 41-57.
Obadia, L. (2016). Le renouveau de l’anthropologie via celui de la religion ? Les religions, la mondialisation et l’anthropologie contemporaine. Diogène, 256, 87-105.
Palmer, D. (2010). Culture (Religion comme). In R. Azria, & D. Hervieu-Léger (Eds.), Dictionnaire des faits religieux (pp. 216-220). Paris : Presses Universitaires de France.
Paroz, P. (2011). La reconnaissance. Une quête infinie ? Genève : Labor et Fides.
Perrenoud, P. (1993). Curriculum : le formel, le réel, le caché. In J. Houssaye (Ed.), La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui (pp. 61-76). Paris : ESF Éditeur. https://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1993/1993_21.html
Perrenoud, P. (1996). Sens du travail et travail du sens à l’école. In P. Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail scolaire (pp. 161-170). Paris : ESF Éditeur. http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1996/1996_18.rtf
Piétri, G. (2010). Cultures et religions : les nouveaux enjeux. Études, 4136, 643-654.
Ricœur, P. (1996 [1990]). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.
Ricœur, P. (1998 [1986]). Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II. Paris : Seuil.
Ricœur, P. (2013a, janvier). « Ce que je suis est foncièrement douteux ». Propos recueillis par J.-F. Duval. Philosophie Magazine, 63. https://www.philomag.com
Ricœur, P. (2013b). Cinq études herméneutiques. Genève : Labor et Fides.
Rittelmeyer, C., & Parmentier, M. (2007). Einführung in die pädagogische Hermeneutik. Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
Rouiller, Y. (Ed.) (2018). Dossier « Assises romandes de l’éducation : laïc, le hic ? ». Éducateur, 6, 3-18.
Rouzel, J. (2016). La parole éducative (2e éd.). Paris : Dunod.
Roy, O. (2008). La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture. Paris : Seuil.
Sabbatucci, D. (1995). La religion. B. L’étude des religions. In Encyclopædia Universalis (Corpus 19, pp. 755-758). Paris : Encyclopædia Universalis Éditeur.
Schulte, A., & Wiedenroth-Gabler, I. (2003). Religionspädagogik. Stuttgart : Calwer Verlag.
Schwab, C. (2013). L’enseignement des religions dans les écoles publiques de Suisse romande : une sacrée évolution ! In J. Cottin, & J.-M. Meyer (Eds.), Catéchèse protestante et enseignement religieux (pp. 105-118). Bruxelles/Genève : Lumen Vitae/Labor et Fides.
Schweidler, W. (2011). D’une herméneutique de la culture à son fondement phénoménologique. Archivio Di Filosofia, 79(2), 93-98. http://www.jstor.org
Simard, D. (2002). Contribution de l’herméneutique à la clarification d’une approche culturelle de l’enseignement. Revue des sciences de l’éducation, 28(1), 63-82.
Stolz, J., & Baumann, M. (2009). Diversité religieuse : aspects culturels, sociaux et individuels. In M. Baumann, & J. Stolz (Eds.), La nouvelle Suisse religieuse. Risques et chances de sa diversité (pp. 27-43). Genève : Labor et Fides.
Stucki, P.-A. (1970). Herméneutique et dialectique. Genève : Labor et Fides.
Terzidis, A., & Wicky, O. (2020). Créativité, complexité, problématisation, interdisciplinarité… Penser la didactique de l’Éthique et cultures religieuses au secondaire II au travers des « cultural studies ». Zeitschrift für Religionskunde/Revue de didactique des sciences des religions, 8, 68-85. https://doi.org/10.26034/fr.zfrk.2020.078
Tietz-Steiding, C. (2003). Christliche Motive in populärer Kultur. Evangelische Theologie, 63, 435-449.
Willaime, J.-P. (Ed.). (2005). Des maîtres et des dieux. Écoles et religions en Europe. Paris : Belin.
Wunenburger, J.-J. (2017). Interreligious Epistemological and Hermeneutic Paradigms. Concilium, 01, 17-26.
NOTES
1 Le présent article reprend et développe une contribution présentée à l’occasion du colloque international « Culture(s) » de la Haute École Pédagogique Berne-Jura-Neuchâtel (HEP-BEJUNE), qui s’est tenu à Bienne le 29 février 2024 et qui partait du constat d’une « véritable inflation » de cette notion tendant à devenir un « impensé », et donc de la nécessité de la repenser.
2 Notre traduction ; texte original : « [Der Begriff bekenntnisunabhängig] drückt aus, dass der Religionsunterricht weder inhaltlich noch institutionell von einem Bekenntnis abhängig ist […]. Ein religiöses Bekenntnis wird weder angestrebt noch wird es bei Lehrpersonen und den Lernenden als Bedingung vorausgesetzt.» (Jakobs, et al., 2022, p. 16).
3 Sa définition est considérée comme la première définition scientifique du concept dans son sens ethnologique (1871) : « Culture […] est ce tout complexe qui comprend la connaissance, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et les autres capacités ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société » (cité par Cuche, 2016, p. 18).
4 Sa définition est considérée comme la première définition scientifique du concept dans son sens ethnologique (1871) : « Culture […] est ce tout complexe qui comprend la connaissance, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et les autres capacités ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société » (cité par Cuche, 2016, p. 18).
5 Sa définition est la suivante : « […] Une religion est : (1) un système de symboles, (2) qui agit de manière à susciter chez les hommes des motivations et des dispositions puissantes, profondes et durables, (3) en formulant des conceptions d’ordre général sur l’existence (4) et en donnant à ces conceptions une telle apparence de réalité (5) que ces motivations et ces dispositions semblent ne s’appuyer que sur le réel » (cité par Palmer, 2010, p. 218 ; cité en allemand par Bietenhard, et al., 2024, p. 36 ; version originale en anglais : Geertz, 1975, p. 90).
6 Je tiens à remercier ici Jérémie Voirol, docteur en sciences sociales et chercheur en anthropologie, pour ses indications et nos échanges – tout en précisant que ce qui suit n’engage bien sûr que l’auteur de ces lignes.
7 Le colloque « Culture(s) » évoqué en note 1 était placé sous l’égide de l’anthropologue Tim Ingold et de cette citation : « Mais, selon moi, le terme culture désigne une question, et non une réponse » (Descola & Ingold, 2014, p. 46).
8 Comme exemples, deux citations invitant au débat : l’une en amont, avec ce que disait déjà une position phénoménologique : « Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales […]. » (Merleau-Ponty, 2022 [1945], p. 230) ; l’autre en aval, avec une position matérialiste face aux nouvelles questions climatiques : « À l’exact opposé du message de l’hybridisme [entre nature et culture], il apparaît que plus nombreux sont les problèmes de dégradation environnementale auxquels nous nous confrontons, plus il devient impératif de différencier ce qui, dans ces unités, relève de chaque pôle. Loin de l’abolir, les crises écologiques rendent la distinction entre le social et le naturel plus nécessaire que jamais. » (Malm, 2017, p. 53).
9 Le débat demanderait en outre de s’arrêter à la définition, également, de la « religion », ce qui ne peut être entrepris ici pour des raisons évidentes – le présent article n’en offre ni l’angle, ni la place, la question de la définition de la notion de « religion » étant manifestement, et pour le moins, tout aussi vaste et problématique que celle de la notion de « culture » ; pour un très bref aperçu, je me permets de renvoyer à la littérature citée dans Gerber (2023) ; cf. aussi Bleisch, et al. (2015).
10 Notre traduction ; texte original en allemand : « Aus erziehungswissenschaftlicher Sicht wird […] gefordert, dass der Religionsunterricht einen Beitrag zum schulischen Bildungsauftrag leisten und von Zielen der Schule her begründet sein muss. Die Religionspädagogik versucht sich diesem Anspruch zu stellen » (Schulte & Wiedenroth-Gabler, 2003, p. 54).
11 Matusov et Marjanovic-Shane (2017, p. 310) les nomment des approches « Gestalt » (gestalt approaches), dans le sens où éducation et culture, prises ensemble, semblent « créer un tout ».
12 On pourrait ici établir un parallèle avec une didactique des cultures religieuses selon laquelle, dans l’enseignement relatif aux religions – et contrairement à l’enseignement en éthique par exemple –, les élèves sont considéré-es comme observateurs/trices uniquement, et non dans un rôle d’acteurs/trices (Bietenhard, et al., 2024, pp. 78-82).
13 Par exemple : « La culture, c’est la capacité qu’a l’homme à se dépasser pour atteindre à une entière et pleine réalisation de lui-même, une transcendance en quelque sorte. Par la culture, l’individu s’arrache à sa condition première et cherche à se hisser à des sphères jusque-là hors d’atteinte. Pour cela, la culture est affranchissement et illumination » (Chaumier, cité par Hayer, 2012, p. 85).
14 J’aimerais exprimer ici ma dette et ma reconnaissance envers mes collègues des branches de philosophie et de français au Gymnase de Bienne et du Jura bernois (en renonçant à les nommer, ne voulant ni en oublier, ni en exclure), pour les échanges stimulants autour de cette compréhension de la « culture ».
15 On notera ici le lien, qui serait à développer, avec la perspective d’une « herméneutique du soi » (cf. Ricœur, 1996, pp. 27-38 ; 2013b).
16 Cette question peut toucher un aspect controversé qui fait partie du débat didactique (cf. plus haut § 1.1 ; 1.3 ; 3.1), entre un enseignement strictement « descriptif » ou un enseignement engageant la réflexivité des élèves (Bleisch & Frank, 2017 ; Jakobs, et al., 2022). Plutôt que de chercher à trancher ce débat, l’objectif consiste ici davantage à partir de la conception de la culture ainsi définie et à en interroger les conséquences pour la discipline des cultures religieuses.
17 Par exemple dans les passages suivants : « Le propos du cours d’Éthique et cultures religieuses est […] de permettre à chacun de trouver ses racines, de se placer dans un contexte interculturel et interreligieux toujours plus complexe et de se situer devant les questions existentielles. Le cours d’Éthique et cultures religieuses est également un lieu où l’élève, avec sa liberté de conscience, apprend à connaître ses propres valeurs, à réfléchir sur le sens de ces valeurs, […] à découvrir et respecter les valeurs et les convictions des autres […]. » (CIIP, 2024).
18 « [L]es traditions religieuses, en particulier dans leurs grandes narrations, présentent une poésie de la vie, un répertoire littéraire des interrogations humaines […]. Les traditions religieuses doivent être interrogées au niveau des questions qui les rassemblent, car leurs réponses sont toujours d’ordre confessionnel et institutionnel. Ainsi compris, l’enseignement est une hypothèse critique […]. » (Baumann, 1999, pp. 101-102) ; « Dans une société multiculturelle comme la nôtre, les réponses aux grandes questions anthropologiques ne sont plus univoques, mais reconnaître que l’on se pose les mêmes questions n’en est que plus essentiel » (Meirieu, 2020, p. 172).
19 La conception de la culture proposée par Baumann paraît, dans ce sens, à la fois bien illustrer les enjeux rencontrés et les perspectives qui resteraient à explorer : « En tant que reflet des délibérations que l’être humain entretient avec la réalité, avec lui-même et les autres, la culture […] [est] indissociable du questionnement fondamental qui la suscite et la renouvelle. Elle est un bien commun […], car toutes et tous sont enfants du même questionnement. Procès-verbal d’une recherche jamais achevée, chantier d’humanité, la culture se nourrit d’explorations multiples. Qu’elle soit scientifique ou religieuse, artistique ou technique, philosophique ou éthique, aucune forme de recherche ne saurait prétendre à l’hégémonie. La culture est multidimensionnelle et aucune de ses composantes ne peut s’arroger l’exclusivité des seules propositions valables. Comme relais institutionnel de la culture ainsi définie, l’école s’impose un statut de neutralité idéologique dans le traitement des différents domaines de la connaissance et des savoirs. […]. C’est en cela qu’elle est laïque. » (Baumann, 2011, p. 348).
20 « Cette dynamique [interdisciplinaire] vise à dépasser la simple juxtaposition de points de vue ou pratiques hétérogènes pour créer des interactions et des liens entre (inter-, ce qui est à l’interface) les organisations disciplinaires afin d’analyser et de comprendre des objets d’étude […] dans leur complexité et leur hybridité » (Darbellay, 2023, p. 165).
21 « Le fait que je suis n’est pas douteux, mais que ce que je suis est foncièrement douteux. Par conséquent, je ne suis pas proche de moi-même, mais toujours dans un rapport d’interprétation. Il faut donc que je fasse le grand détour des œuvres de culture pour rentrer chez moi : c’est ce grand circuit de l’interprétation qui est le plus court chemin de moi à moi-même » (Ricœur, 2013a).
L’éducation en débats : analyse comparée | Education in debate : comparative analysis
ISSN 1660-7147 | Directory of Open Access Journals (DOAJ)
Revue coordonnée par eduCoop et hébergée par l’Université de Genève pour le compte du comité | cominguraton
Journal coordinated by eduCoop and hosted by the University of Geneva on behalf of the Scientine board