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#07 Les réactions à COVID-19 de la coopération internationale en éducation : entre continuités et retournements inédits

Auteur : Thibaut Lauwerier

Cet article se base sur des données disponibles avant sa publication. La thématique évoquée étant très évolutive, nous pourrons être amené à mettre à jour l’article ultérieurement.

Depuis le mois de mars 2020, période à laquelle la pandémie du COVID-19 a dépassé les frontières de la Chine et s’est répandue dans d’autres contextes nationaux, de nombreuses institutions de coopération internationale se sont mobilisées pour répondre à cette crise. La fermeture d’écoles dans plus de 150 pays, et le passage à l’enseignement et à l’apprentissage à distance, dans la plupart des pays où sévissait l’épidémie en a été l’élément déclencheur.

Dans cet article, nous allons analyser les actions et orientations proposées par des organisations majeures dans le domaine (certains blogs (ex.1 ou ex.2) se sont contentés de simplement décrire les récentes déclarations).

Beaucoup de constats établis dans des articles précédents de ce blog sont toujours valables. Quelques nouveautés, et nous verrons si elles sont réjouissantes, sont apparues avec cette crise.

Priorité aux contextes les plus fragilisés

Cette crise aura mis en évidence l’importance d’agir encore davantage dans les contextes les plus fragilisés, là où les systèmes éducatifs étaient déjà en difficulté avant la crise. De ce point de vue, il semble qu’il y ait un consensus de la part des organisations internationales étudiées, qui s’inquiètent des difficultés d’assurer la continuité pédagogique quand toutes et tous n’ont pas le même accès hors de l’école à un enseignement et à des ressources éducatives, qui plus est, de qualité.

Les institutions onusiennes insistent par exemple sur les défis pour certains contextes ou certaines populations d’accéder à ces ressources.

Le Secrétaire Général des Nations Unies, António Guterres, rappelle que « presque plus aucun élève ne va à l’école. Certains établissements proposent un enseignement à distance, mais cette solution est loin d’être la norme. Les enfants des pays où les services Internet sont lents et coûteux sont gravement désavantagés ». L’UNESCO, institution des Nations Unies spécialisée dans le domaine de l’éducation, relaie le message de l’institution mère.

La conversion des supports pédagogiques au format numérique dans des délais très brefs a posé problème, car peu d’enseignant·e·s possèdent de solides compétences numériques et en TIC. Dans de nombreux pays d’Asie du Sud-Ouest et d’Afrique subsaharienne, seulement 20 % environ des foyers, et souvent moins, disposent d’une connexion Internet à la maison, sans parler d’un ordinateur

Source : UNESCO

L’UNESCO va même être à la tête d’une Coalition Mondiale pour l’Éducation qui rassemble des organisations multilatérales, du secteur privé et philanthropiques pour soutenir l’enseignement à distance au niveau mondial. Parmi les objectifs de cette coalition, il y a la nécessité de chercher des solutions équitables et un accès universel aux ressources pour les populations davantage exclues durant la pandémie.

Cette priorité d’atteindre les plus défavorisé·e··s est également visible par le biais des fonds octroyés par les institutions de coopération qui redoutent que leurs efforts soient mis en péril avec cette crise supplémentaire. Raison pour laquelle des moyens existants ou nouveaux vont être mobilisés pour y répondre.

C’est le cas de la Banque mondiale à travers des fonds déjà alloués auparavant aux pays qui peuvent être redirigés en réponse à la situation éducative créée par la crise sanitaire. L’organisation finance notamment des évaluations d’impact afin de saisir quelles sont les solutions les plus efficaces pour favoriser les apprentissages des enfants et des adultes dans les pays à faible ou moyen revenu, et ainsi de générer des informations utiles et rapidement mobilisables. Elle a jusqu’ici mis 160 milliards de dollars à la disposition de 25 pays dans le cadre d’une première série d’opérations de soutien d’urgence. Parmi les pays qui peuvent recevoir ces fonds, seul le Pakistan a fait part de son intention de les utiliser pour l’éducation. Cela n’est pas étonnant, et correspond à une tendance observée de l’aide à l’éducation comme nous l’avions relevé dans le blog #01, à savoir qu’entre 2000 et 2010, plus de la moitié des fonds alloués à l’éducation par la Banque mondiale étaient destinés à trois pays, l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh, qui ne se situent pas parmi les pays les plus pauvres. Il faudra donc être vigilant sur l’octroi de cette aide, en particulier pour les populations les plus dans le besoin.

D’autres institutions comme le Partenariat Mondial pour l’Éducation (PME) ou des Fonds comme Education Cannot Wait vont également se mobiliser largement en faveur de contextes vulnérables où ils agissent habituellement.

Le PME a débloqué 250 millions de dollars pour aider les pays en développement à atténuer les effets immédiats et à long terme de la pandémie sur l’éducation : « Ces fonds aideront à soutenir l’apprentissage de jusqu’à 355 millions d’enfants, en veillant à ce que les filles et les enfants issus des familles pauvres, qui seront les plus durement frappés par les fermetures d’écoles, puissent continuer à apprendre ».

Education Cannot Wait a activé un volet de financement de « Première intervention d’urgence » pour réorienter les fonds actuels ainsi que pour collecter des fonds supplémentaires afin de soutenir l’éducation. Elle a collecté 23 millions de dollars et demande 50 millions de dollars supplémentaires pour répondre aux besoins d’éducation liés à COVID. Les priorités consistent à notamment assurer la continuité de l’apprentissage à distance ou la sensibilisation au COVID. La plupart des fonds sont alloués à des partenaires de mise en œuvre, notamment l’UNICEF et le Programme alimentaire mondial.

Même si des engagements massifs sont observés, les arguments mobilisés par les organisations internationales pour justifier des interventions dans les contextes défavorisés n’ont en revanche pas tellement évolué. D’ailleurs, certaines organisations profitent de cette situation exceptionnelle pour légitimer davantage leurs actions. Au-delà du fait que des agences comme Education Cannot Wait ou Save the Children peuvent se targuer de déjà agir depuis de nombreuses années dans des contextes de crise, il est intéressant de noter que pour la Banque mondiale par exemple, la priorité reste de « préserver le capital humain « , concept clé pour l’organisation. De même, si nous analysons l’expertise que la Banque apporte auprès des pays à travers notamment des guides qui peuvent servir au staff sur le terrain pour orienter les politiques nationales, nous retrouvons la rhétorique classique de l’organisation, à savoir qu’il faut assurer la continuité pédagogique dans la mesure où les fermetures d’écoles auront un impact sur l’accès à l’emploi et donc sur la croissance économique, grand leitmotiv de l’institution, sachant que beaucoup d’économies sont informelles dans les pays d’intervention de l’organisation. Aussi, avant COVID-19, la Banque mondiale se préoccupait de la pauvreté d’apprentissage dans les pays en développement (« le pourcentage d’enfants qui ne savent pas lire et comprendre un texte simple à l’âge de 10 ans »). Ce récent concept apporté par la Banque mondiale est exploité à son maximum puisque la pandémie ajoute une barrière supplémentaire à l’apprentissage. 

Pour finir sur la prise en compte des populations contraintes par l’adversité, notons que cette crise a mis particulièrement en lumière le rôle crucial joué par les enseignant·e·s pour assurer la continuité pédagogique, profession touchée dans de nombreux contextes par la précarité.  Par exemple, l’UNESCO l’assume clairement avec ce slogan « Protéger, soutenir et reconnaître les enseignants« . Autre exemple, le PME autorise que ses fonds spéciaux soit utilisés pour protéger les enseignant·e·s qui subissent les effets négatifs de cette crise.

Des enseignant·e·s risquent d’avoir été réaffecté·e·s ou forcé·e·s de quitter leur emploi. Les budgets d’éducation durant la crise et après la crise seront sous pression, mais les systèmes nationaux doivent retenir leurs enseignant·e·s pour pouvoir se rétablir rapidement et efficacement. Il est essentiel de leur prêter assistance pendant la crise, ce qui leur permettra d’assurer la continuité de l’enseignement, de se préparer au rétablissement et à la réouverture, et de faire face aux problèmes de recrutement le cas échéant.

Source : Partenariat Mondial pour l’Éducation

Des nouveautés, parfois surprenantes

Malgré des agendas relativement similaires à avant la crise du COVID-19, nous pouvons relever quelques nouveautés, certaines encourageantes, d’autres préoccupantes.

Cette crise aura mis en exergue l’importance que représente le domaine de l’éducation, et en particulier de la scolarisation, et donc de la nécessité de le protéger, partout dans le monde, aussi bien au Nord qu’au Sud. D’ailleurs, la Banque mondiale dont les zones d’intervention se situent habituellement dans les pays en développement s’intéresse aux contextes des pays du Nord, comme au moment de sa création en 1945. Nous retrouvons même l’idée de « crise éducative gigantesque », qui va au-delà de la « crise d’apprentissage » que nous connaissions jusqu’à maintenant, dans la mesure où les États influents au sein de la Banque mondiale étant eux-mêmes touchés. Autre fait intéressant de ce point de vue : même des organisations qui travaillent en temps normal dans des contextes de crise (conflits, catastrophes naturelles etc.) se retrouvent à appuyer l’ensemble des systèmes éducatifs, étant habitués à agir dans l’urgence. C’est le cas avec le cas du Réseau Inter-agences pour l’Éducation en Situation d’Urgence (INEE) qui regroupe un ensemble d’institutions de la coopération et propose un appui technique aux gouvernements, l’UNICEF et Save the Children y apportant une contribution substantielle pendant la période du COVID-19. Quoiqu’il en soit, peut-être que cette crise permettra, même si nous avons assisté à la fermeture des frontières pour des raisons sanitaires, de faire progresser le sentiment de citoyenneté mondiale et de solidarité, qui avait déjà pris forme avec les mouvements de la jeunesse sur les défis climatiques.

Autre nouveauté dans le discours de la coopération, cette fois moins favorable si nous croyons au principe du droit de toutes et tous à une éducation de qualité, partout dans le monde, c’est la promotion excessive d’institutions du secteur privé, surtout quand cela vient de la part de l’UNESCO, souvent considérée comme ayant une vision humaniste. En effet, l’organisation veut en même temps trouver des solutions équitables dans cette période de crise, comme nous l’avons mentionné plus haut, et en même temps mettre sur le devant de la scène, à travers sa Coalition Mondiale pour l’Éducation des institutions privées à but lucratif, en particulier provenant du domaine des nouvelles technologies. Plusieurs raisons, non exhaustives, doivent nous alerter à propos de l’implication croissante de ces entreprises dans le secteur éducatif :

  • Leurs produits peuvent être accessibles à des coûts élevés ;
  • Elles n’ont pas nécessairement démontré une volonté de contextualiser (langues d’instruction, contenus etc.) leurs produits avant la crise du COVID-19 ;
  • Elles peuvent contribuer à une détérioration du système public en plaçant leurs revenus dans des paradis fiscaux ;
  • Les données qu’elles récoltent auprès des consommateurs peuvent servir à des fins marchandes.

En partie consciente de cette inquiétude relayée par la société civile, l’UNESCO a retiré certaines institutions, telles que Bridge International Academies, de la liste initiale dont l’éthique était clairement incompatible avec les valeurs déclarées de l’organisation. Autre message implicite alarmant : au-delà de la Coalition Mondiale pour l’Éducation, l’UNESCO, pour répondre à la crise, propose une liste d’outils disponibles qui fait là encore la promotion d’entreprises privées.

Mais là où nous voyons toute la complexité du discours des organisations internationales, telles que nous l’avons montré antérieurement dans un article de ce blog, d’autres voix se font entendre au sein de l’UNESCO, et notamment la Commission internationale sur les Futurs de l’Éducation, récente initiative de l’organisation, qui a fait la déclaration suivante, donnant un peu plus d’espoir.

Dans le même état d’esprit, l’UNESCO, à travers l’équipe du Rapport mondial de suivi sur l’éducation, publie des textes qui mettent en garde contre les dérives possibles de la crise du COVID-19 comme l’article de Francine Menashy qui met en lumière les intérêts commerciaux des acteurs du privé pour l’éducation, en particulier dans des contextes de crise.

Puisque nous sommes sur les contradictions dans les discours, ou du moins sur des positionnements flous amplifiés avec la situation de crise mondiale, nous observons également un glissement au niveau de l’Organisation pour la Coopération et le Développement économique (OCDE), qui fournit un appui en termes d’expertise en divulguant des bonnes pratiques. L’institution a notamment co-produit un rapport avec HundrEd, une organisation à but non lucratif, qui recherche et partage « gratuitement » des innovations inspirantes pour l’éducation primaire et secondaire. On y retrouve une rhétorique peu usuelle pour l’institution : pour une fois, l’économie (qui est le cheval de Troie de l’organisation comme son nom l’indique) n’est pas au cœur du discours.

Mais dans le même moment, l’OCDE, explicitant cette fois son souci de constater l’impact de la crise, en particulier sur la « diminution de l’offre et de la demande économiques, qui affecte gravement les entreprises et les emplois », a produit un Guide rapide pour l’élaboration d’une stratégie éducative pendant la pandémie, écrit par Fernando Reimers, par ailleurs enseignant-chercheur à Harvard et membre de la Commission internationale des Futurs de l’Éducation de l’UNESCO, et Andreas Schleicher, responsable du secteur éducation à l’OCDE. Utilisant les réponses d’un questionnaire en ligne et les données PISA pour son analyse, ce rapport met en lumière les défis auxquels sont confrontés les différents systèmes d’éducation face à la dépendance à l’éducation en ligne comme modalité alternative. Les orientations de ce guide sont très générales : le rapport se soucie notamment du développement de partenariat public-privé ou la prise en considération des populations des plus vulnérables, mais sans en préciser les modalités exactes. Ce qui laisse la porte ouverte à tout type de stratégie puisque, par ailleurs, les auteurs ne se positionnent pas particulièrement sur des principes en lien avec le droit à l’éducation.

Enfin, toujours sur les nouveautés surprenantes, la Société financière internationale (SFI) du groupe de la Banque mondiale a déclaré un gel des investissements à destination de l’enseignement primaire et secondaire privé à but lucratif. Même si la demande a été formulée par de nombreuses organisations de la société civile depuis des mois, la crise du COVID-19 a accéléré cette prise de décision. Cela vient répondre aux préoccupations concernant les effets sur la ségrégation et l’exclusion, la qualité insuffisante de l’éducation, le non-respect des normes et des règlements, les conditions de travail, et la recherche de profit des écoles commerciales. Ce genre d’actions accompagné de déclarations telles que « nous attendons beaucoup de nos systèmes éducatifs, mais nous avons tendance à sous-estimer la complexité de la tâche et ne fournissons pas toujours les ressources dont le secteur aurait besoin pour répondre à nos attentes » nous laisse penser à un retournement quasi à 180° de la Banque mondiale, si nous avons en tête les Programmes d’ajustement structurel et ses effets dévastateurs sur les systèmes éducatifs de pays fragiles.

EN CONCLUSION, NOUS POUVONS OBSERVER QUE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE EN ÉDUCATION PREND TRÈS AU SERIEUX LES DÉFIS QU’ENGENDRE LA CRISE DU COVID-19 SUR LES SYSTÈMES ÉDUCATIFS DU MONDE ENTIER, ET EN PARTICULIER DANS LES CONTEXTES DEFAVORISÉS. BEAUCOUP D’ACTIONS SONT DANS LA DROITE LIGNE DE CE QUE LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES FAISAIENT AVANT. NOUS AVONS NÉANMOINS DEMONTRÉ QUE DES NOUVEAUTÉS, ENCOURAGEANTES OU INQUIÉTANTES, SONT APPARUES DERNIÈREMENT, CE QUI FAIT QU’ACCROITRE LE SENTIMENT DE CONTRADICTIONS, ALORS MÊME QU’IL SERAIT PLUS QUE JAMAIS UTILE D’AVOIR UN DISCOURS CLAIR POUR LAISSER ENTREVOIR UN FUTUR PLUS RAYONNANT. DE CE POINT DE VUE, NOUS REJOIGNONS ELIN MARTINEZ, DE HUMAN RIGHTS WATCH, QUI DANS SON ARTICLE ECRIT QUE « TOUS LES GOUVERNEMENTS DEVRAIENT TIRER PARTI DE CETTE EXPÉRIENCE ET RENFORCER LEURS SYSTÈMES ÉDUCATIFS POUR RÉSISTER AUX CRISES FUTURES, QUE CE SOIT EN RAISON DE MALADIES, DE CONFLITS ARMÉS OU DU CHANGEMENT CLIMATIQUE ». DES SOLUTIONS ALLANT DANS CE SENS, TELLES QU’UN SYSTÈME DE TAXATION PLUS JUSTE, ONT DEJA ÉTÉ MIS EN LUMIÈRE PAR DES ORGANISATIONS COMME ACTIONAID. PAR AILLEURS, LA RECHERCHE DOIT ÊTRE EN MESURE D’ANALYSER EN PROFONDEUR LES ACTIONS ACTUELLES ET A VENIR DE LA COOPERATION INTERNATIONALE DANS LE CONTEXTE DE CETTE CRISE, ET EN PARTICULIER, CE QUI SE PASSE SUR LE TERRAIN, AU-DELÀ DES DÉCLARATIONS.