En préambule, pour comprendre la complexité de la privatisation et ses différentes formes, il importe de rappeler brièvement la définition de ce concept, qui fait l’objet d’une littérature vaste. Ce qu’il faut retenir, pour l’objet de notre article, c’est que la privatisation de l’éducation ne signifie pas simplement un transfert de prérogatives vers le secteur privé. Elle comprend également, entre autres, une stratification complexe de partenariats public-privé, de subventions publiques à des entités privées, d’initiatives éducatives privées soutenues par le gouvernement ou encore des mécanismes du privé mobilisés par des entités publiques. Cette définition signifie que l’on s’éloigne de la perception binaire traditionnelle de l’éducation publique par rapport à l’éducation privée pour aller vers un cadre plus intégré et interdépendant[1].
Dans quelle mesure le manque d’engagement des politiques publiques a-t-il favorisé l’émergence de différentes formes de privatisation de l’éducation, ici dans l’enseignement supérieur en France. Ce choix est lié au fait que les effectifs dans le privé sont de 26 % dans le supérieur en 2023, et que, « sur un peu plus de dix ans (rentrée 2010 à celle de 2022), les inscriptions dans le privé ont augmenté de presque 72 %, contre 11 % dans le public »[2] (). Pour explorer cette question, nous nous référons à la littérature existante sur le sujet et sur des recherches récentes menées par l’auteur lui-même. Après avoir rappelé les raisons du désengagement de l’État, nous mettrons en évidence différentes formes de privatisation à l’œuvre dans l’enseignement supérieur, qui viennent ainsi se nicher dans tous les interstices laissés vides par la puissance publique.
Un contexte d’affaiblissement des politiques publiques
La privatisation s’est développée ces dernières décennies dans un contexte de dominance de l’idéologie néolibérale qui, selon de nombreux auteurs et autrices, a entravé l’obligation des États à garantir une éducation de qualité pour tous et toutes. La France n’a pas été épargnée par ce phénomène.
Cette perspective, qui valorise la concurrence et le marché libre, considère l’éducation comme un produit ou un service. En conséquence, les politiques encouragent souvent l’émergence d’écoles privées. De plus, les politiques néolibérales prônent la réduction des dépenses publiques, ce qui se traduit souvent par des coupes budgétaires dans les écoles publiques, entraînant une baisse de la qualité de l’éducation et stimulant la demande pour des alternatives privées. Les partenariats public-privé sont également promus comme une solution dans le domaine de l’éducation, encourageant la participation du secteur privé dans la prestation de services éducatifs. En outre, l’accent mis sur la responsabilité individuelle et la liberté de choix conduit à soutenir la privatisation de l’éducation, offrant aux individus plus d’options pour l’éducation de leurs enfants[3] .
Parallèlement à ce mouvement néolibéral aux niveaux nationaux, des initiatives internationales peuvent conduire à une privatisation croissante du secteur éducatif. Les organisations internationales jouent un rôle central dans l’élaboration des programmes mondiaux en matière d’éducation, notamment par le biais d’initiatives telles que les Objectifs de développement durable (ODD). Si ces programmes mettent souvent l’accent sur la garantie d’une éducation de qualité et équitable, les interprétations de la manière d’atteindre ces objectifs peuvent varier. Ainsi, certaines organisations prônent la nécessité de l’implication du secteur privé pour combler les lacunes en matière d’éducation. Les rapports et les études qu’elles produisent peuvent orienter les discussions politiques, en soulignant les avantages potentiels de la participation du secteur privé à la résolution de problèmes éducatifs spécifiques : les pays qui enregistrent des améliorations significatives en matière d’éducation l’auraient fait, en partie, en élargissant le rôle du secteur privé, représentant un modèle que d’autres peuvent imiter[4].
Voyons maintenant les formes de la privatisation de l’enseignement supérieur en France.
Le privé fortement mobilisé face au manque d’engagement étatique
Le secteur privé surfe sur cette vague d’affaiblissement de l’enseignement supérieur public, caractérisé notamment par des difficultés de financement chroniques, des licences surchargées ou des taux d’échec parfois très importants en première année. Les établissements privés cherchent alors à prospérer dans des secteurs en expansion en ouvrant de nouveaux campus, en déployant des campagnes marketing massives et en recrutant activement du personnel enseignant et de recherche. D’autant plus là où l’enseignement public peine à offrir des formations dans des domaines tels que le graphisme, le commerce, les métiers du numérique, du cinéma, de la mode, de l’animation et du jeu vidéo[5] .
Parallèlement, certaines régions de France sont dotées d’une offre large dans l’enseignement supérieur, tandis que d’autres régions ont peu d’options, obligeant les étudiant-es à se déplacer pour poursuivre des études supérieures. Cela a permis que des établissements privés se développent, proposant une offre pour celles et ceux qui peuvent y accéder, ce qui renforce les inégalités d’accès.
Le processus de privatisation se manifeste également dans le fait que même pour l’enseignement public, il y a une forte participation financière des usagères et usagers, y compris les plus modestes, à la scolarité. En effet, bien que la Constitution de 1946 souligne que l’organisation de l’enseignement public gratuit […] à tous les degrés est un devoir de l’État et que la part de l’État soit prépondérante dans le financement de l’enseignement supérieur (près de 70 % en 2019), les familles, par le biais de contributions directes ou indirectes, participent de manière significative au financement des études. Si plus de 818 300 étudiants et étudiantes ont bénéficié d’aides financières directes en 2019, ces bourses ne couvrent souvent pas l’intégralité des frais, notamment les coûts annexes (logement ou matériel), posant des défis financiers importants aux plus défavorisé-es.[6].
L’expansion du secteur privé de l’éducation n’est pas seulement le résultat d’un investissement gouvernemental inadéquat, mais aussi d’une faible régulation étatique du secteur privé. Il faut en effet noter que des dispositions législatives, ces vingt dernières années, ont facilité la privatisation d’une part, mais ont également compliqué la lisibilité de l’offre, sa qualité et surtout l’application des règles, notamment en ce qui concerne le contrôle qualité et les autorisations d’ouverture des établissements. Un récent rapport de l’Assemblée nationale (2024), qui fait notamment écho à des recherches menées en France, réaffirme l’idée que « l’enseignement supérieur privé lucratif demeure un secteur non défini et encore largement méconnu des autorités ministérielles qui n’ont fait évoluer ni le cadre juridique ni les outils statistiques et documentaires, qui permettraient de mieux cerner la réalité de ce secteur » (p. 24).
Cette absence de régulation explique aussi la difficulté pour la recherche à disposer de plus de statistiques, ce qui empêche de mieux comprendre les différents enjeux de la privatisation. Certaines données disponibles ne permettent pas de saisir toute la complexité du phénomène, notamment du point de vue de la qualité ou la gouvernance des écoles privées. D’après le rapport de l’Assemblée nationale (2024), « la sous-directrice des Systèmes d’information et des études statistiques (SIES) du ministère chargé de l’enseignement supérieur a admis ne pas disposer, à défaut d’outil statistique adapté, de données précises et fiables quant au nombre d’établissements privés répartis selon leur nature juridique » (p. 21). De ce fait, ce même rapport fait état d’alertes liées à des dérives des établissements d’enseignement supérieur privés à but lucratif qui se multiplient, telles que des cas d’escroquerie ou des faillites au milieu de l’année académique.
Les partenariats public-privé : un déséquilibre en défaveur des politiques publiques
La privatisation est un processus plus nuancé que le simple suivi de l’augmentation du nombre d’étudiant-es dans le secteur privé. À travers des partenariats public-privé, l’État a recours aux services du privé pour combler les espaces où il est absent ou pas encore suffisamment engagé. Ainsi, en France, les autorités publiques ont-elles soutenu financièrement le secteur privé, principalement par le biais de subventions. Par exemple, pendant la crise COVID-19, les entreprises employant des étudiant-es en alternance ont reçu une prime annuelle de 8 000 euros[7].
Ainsi, l’absence de l’État sur certains pans de l’enseignement supérieur a favorisé la marchandisation de ce secteur permettant au secteur privé de développer des activités lucratives. Par exemple, les entreprises EdTech sont intervenues pour fournir des services de continuité éducative depuis début 2020 dans le contexte COVID-19, notamment des plateformes numériques de partage de ressources, des solutions de visioconférence et des outils de présentation. Des enjeux potentiels de cette marchandisation peuvent être mis en évidence, tels que le coût important de ces services pour l’État, le détournement des bénéfices vers les paradis fiscaux ou encore l’exploitation des données des consommateurs/trices à des fins commerciales. La relation de plus en plus étroite entre ces entreprises et les entités étatiques est également préoccupante. En France, par exemple, la Direction nationale du numérique pour l’éducation, rattachée au ministère de l’éducation, entretient des relations régulières avec les entreprises EdTech. De plus, le soutien manifeste de ces entreprises par des institutions publiques et des organismes internationaux, où la France joue un rôle actif en tant qu’État membre, tels que l’UNESCO et sa Coalition mondiale pour l’éducation, soulève des questions[8].
Enfin, ce brouillage des frontières, entre privé et public, se manifeste également dans l’octroi de « diplômes d’État » par les institutions privées : les intitulés suggèrent une reconnaissance étatique, mais, en réalité, cela ne représente souvent qu’une inscription au registre, sans la même valeur[9] . C’est d’autant plus le cas dans un contexte où « la multiplication des labels et les différentes formes de reconnaissance existantes auxquels correspondent autant d’intitulés rendent le système illisible pour l’usager » (Assemblée nationale, 2024, p. 13).
Des initiatives en adéquation avec les mécanismes et les besoins du marché
L’internationalisation des politiques éducatives a notamment poussé les établissements d’enseignement supérieur à rivaliser dans l’économie de marché mondiale. L’influence des classements des universités, tels que celui de Shanghai, peut transformer le service public d’enseignement supérieur en une entité axée sur la création de valeur économique et de profit. Dans le secteur public, cela se traduit par la priorité donnée aux cours dans des disciplines jugées « économiquement utiles » par rapport à d’autres[10].
Les déficiences de l’État ont de plus conduit de nombreuses familles à se tourner vers les écoles privées, souvent considérées comme offrant un enseignement de qualité supérieure, caractérisé par des effectifs plus réduits, de meilleures installations et une attention plus personnalisée. En effet, les établissements d’enseignement supérieur du privé construisent un « discours de l’enchantement » (« expérience étudiante », méthodes pédagogiques plus souples ou plus « innovantes », dimension « professionnalisante » de leur formation) tandis que les universités sont érigées en « repoussoir » avec une sémantique autour de la solitude, l’ennui ou la décorrélation avec les enjeux du marché du travail »[11]. Le rapport produit en 2021 par l’UNESCO sur les acteurs non étatiques précise que, souvent, les parents envoient leurs enfants dans le privé sur la base d’informations peu fiables ou partielles : ils continuent cependant de prétendre que ce secteur propose un enseignement de meilleure qualité (GEMR-UNESCO, 2021).
Reflet de l’appropriation des mécanismes du marché, il convient également de noter que les universités publiques ont récemment commencé à créer des filiales – telles que des fondations et des entités de gestion d’actifs – afin d’administrer leurs opérations. Ces filiales peuvent représenter une source potentielle de financement supplémentaire à long terme, éventuellement en organisant des campagnes de collecte de fonds ou en tirant parti de leurs actifs immobiliers. Bien que ces filiales universitaires soient principalement financées par des fonds publics, elles sont régies par le droit privé[12] .
Conclusion
L’absence de fabrique d’une politique publique forte de l’enseignement supérieur, conséquence de l’adoption de l’idéologie néolibérale aussi bien aux niveaux national qu’international, peut donc favoriser la croissance de la privatisation, qui s’opérationnalise sous différentes formes : manque d’investissement et de régulation de l’État, augmentation des effectifs et l’offre dans le privé, partenariats public-privé, mécanismes et orientations liés au marché. Pourtant, la littérature a largement documenté qu’une des conséquences majeures de la privatisation est l’accroissement des inégalités sociales d’où la nécessité pour la France de garantir le droit à une éducation de qualité dans l’enseignement supérieur.
Références
Akkari, A., & Lauwerier, T. (2015). The education policies of international organizations: Specific differences and convergences. Prospects, 45(1), 141-157.
Assemblée nationale. (2024). Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement par la commission des affaires culturelles et de l’éducation en conclusion des travaux de la mission d’information sur l’enseignement supérieur privé à but lucratif. Paris : Assemblée nationale. Paris : Assemblée nationale.
Chevaillier, T. & Pons, X. (2019). Les privatisations de l’éducation : formes et enjeux. Revue internationale d’éducation de Sèvres, 82, 29-38.
GEMR-UNESCO. (2021). Rapport mondial de suivi de l’éducation 2021/2. Les acteurs non étatiques dans l’éducation : Qui décide ? Qui est perdant ? Paris : UNESCO.
Harari-Kermadec, H. (2019). Le classement de Shanghai. L’université marchandisée. Bordeaux : Le Bord de l’eau.
Jones, B., & Ball, S. (2022). Neoliberalism and Education. New York, NY: Routledge.
Lauwerier, T. (2022). La privatisation de l’Enseignement Supérieur en France. Tendances et impacts. Genève : Université de Genève.
Oller Anne-Claudine, Pothet Jessica, & van Zanten Agnès, Le cadrage « enchanté » des choix étudiants dans les salons de l’enseignement supérieur, Formation emploi, 151, 75-95.
Notes
[1] Chevaillier & Pons, 2019
[2] Assemblée nationale, 2024, p. 19
[3]Jones & Ball, 2022
[4] Akkari & Lauwerier, 2015
[5] Lauwerier, 2022
[6] Lauwerier, 2022
[7]Lauwerier, 2022
[8] idem
[9]Lauwerier, 2022
[10] Harari-Kermadec, 2019
[11] Oller, Pothet & van Zanten, 2021
[12] Lauwerier, 2022