Articles d'opinion :: Opinion pieces

La substance culturelle du droit à l’éducation : son principe et sa puissance

Patrice Meyer-Bisch, Observatoire de la diversité et des droits culturels, Fribourg

Notre thèse est qu’une prise en compte décisive de la « matière culturelle » du droit à l’éducation au sein des droits humains, notamment des droits culturels, permet d’en révéler la puissance et de dénoncer ses violations. Ce manque d’attention explique en grande partie les faibles progrès, voire les régressions dans la réalisation de ce droit.

L’originalité de cette approche consiste à considérer la vie éducationnelle comme une relation vivante entre des acteurs (élèves, éducateurs, organisations, et autres associés) et des ensembles de connaissances qui forment des ressources culturelles communes, porteuses « d’identité, de valeurs et de sens », sans lesquelles les acteurs ne peuvent rien.1

Qu’est devenu l’effet déclencheur du droit à l’éducation ?

Alors qu’il est partout reconnu, en principe, dans les textes internationaux et par les États que le droit à l’éducation a un « effet déclencheur » sur le développement personnel et collectif, pourquoi reste-t-il si largement violé ? Les proclamations ne résistent ni aux grandes pauvretés, ni aux discriminations, ni au déni des crises écologiques.

Soumises aux interprétations aléatoires des États, les matières éducatives se trouvent morcelées ou falsifiées, privant ce droit de sa puissance émancipatrice. Dans toutes les crises, les violations du droit à l’éducation et à la formation tout au long de la vie apparaissent au premier plan, aux côtés de celles du droit à l’information.

Ce déficit touche au cœur de sa substance culturelle : la valeur et la solidité des ressources qui fondent toute culture et permettent le dialogue ne sont pas reconnues. Sans leur valorisation, « les acteurs ne peuvent rien »2.

  1. Une dispersion administrative. Éducation et culture relèvent le plus souvent d’administrations séparées, et l’« éducation artistique et culturelle » constitue un secteur à part. Le domaine culturel est fragmenté, alors que l’éducation devrait être une introduction permanente à la vie culturelle. Une vision transversale est plus concrète et opérationnelle : elle permet de saisir les dimensions culturelles de la vie comme porteuses d’identité et de sens, et corrige une approche trop compartimentée, qu’elle soit administrative ou marchande. À cela s’ajoute une séparation persistante entre les secteurs de l’éducation et des droits humains.
  1. Le potentiel des matières culturelles, ou l’espoir malmené. Les « matières » enseignées sont des ensembles de connaissances constituant des ressources culturelles communes, porteuses d’identité, de valeurs et de sens. Nier la valeur des sciences physiques et biologiques favorise leur pouvoir de déni et de nuisance sur les personnes et sur les milieux ; de même, entraver le travail des historiens ou limiter l’accès aux interprétations ouvre la voie au dogmatisme et à la manipulation, prémices de tout nationalisme et finalement à toute guerre. Le raisonnement vaut pour tous les domaines, des arts au religieux. Une matière culturelle est avant tout un espace d’admiration et de création, où chacun peut expérimenter ouverture, confiance et esprit critique. Elle ne se sépare pas des pratiques ni du témoignage de ceux qui les portent. Les matières culturelles sont, proprement dites, des lieux de paix.
  1. Une grande absente dans l’analyse du droit : la puissance des ressources culturelles. Trop souvent, la qualité de l’éducation est réduite à la relation maître-élève et à des infrastructures suffisantes. Or, même des institutions bien dotées peuvent générer discriminations et haines. Ce qui manque, c’est la reconnaissance des ressources culturelles comme cœur de ce droit. Ces ressources regroupent savoirs, pratiques, œuvres et acteurs avec leurs institutions. Elles forment des patrimoines communs, cumulés au fil des siècles, qui relient personnes, communautés et disciplines. Véritables capitaux culturels, elles sont à la fois moyens et objectifs d’interaction : instruments de production et de création, conditions du pouvoir d’agir. Chaque ressource incorporée, au sens de Bourdieu, devient une synergie : elle associe connaissances et reconnaissances, dans leurs dimensions intellectuelle, physique et sociale — les trois faces de l’émancipation. 
  1. Le droit à l’éducation en tant que droit culturel. Un droit culturel se définit comme l’ensemble des droits à participer à la vie culturelle, à la fois ressource et finalité3. Pour qu’il y ait une relation de droit concrète et effective, il faut en considérer les trois termes : un sujet, un objet et un débiteur. Dans le champ des droits humains, le sujet est inconditionnellement chaque personne ; les débiteurs sont les individus, les institutions publiques et les organisations civiles ou privées qui assument cette responsabilité commune. Quant à l’objet, il s’agit ici de l’acte d’éducation, compris comme une relation triangulaire : apprenant – matière d’enseignement – éducateur. Si la substance d’un droit humain se constitue dans la « matière » d’une relation entre un sujet et des débiteurs, la « matière culturelle » est au centre de toute « vie éducationnelle »4. Les apprenants, dans les deux sens du terme – ceux qui entrent dans un savoir et ceux qui les y introduisent – participent ensemble à la découverte des ressources culturelles. C’est ainsi que se réalise le droit à l’éducation en tant que droit à la vie culturelle.
  1. L’effet « déclencheur » : la jouissance au propre et au commun. La jouissance éducative est essentielle : la joie de connaître libère le pouvoir de se connaître, de reconnaître les autres êtres humains et non humains, et d’agir. La vie culturelle relie le particulier et l’universel, le proche et le lointain. Valoriser les diversités, par exemple linguistiques, ouvre ces horizons et permet à chaque discipline ou pratique culturelle de qualité d’offrir un accès original à l’universel. C’est pourquoi elles ont valeur de biens communs. 
  1. La question cruciale de la qualité des ressources culturelles. Le véritable enjeu réside dans la définition de leur qualité. Toutes ne sont pas « bonnes » : certaines libèrent, d’autres enferment dans le dogmatisme ou le relativisme. La question de l’objectivité est donc centrale. Qu’est-ce qui fait la puissance d’une œuvre, la rendant porteuse d’identité, de valeur et de sens ? Nul ne peut l’évaluer en surplomb ; on ne peut qu’observer sa fécondité sociale, sa capacité à libérer, à éclairer les équilibres et à stimuler la créativité. La qualité dépend aussi de l’accès : une référence peut respecter une ressource ou la falsifier. Les interprétations historiques, scientifiques ou religieuses sont souvent détournées pour semer le doute sur la possibilité même d’objectivité. Sans volonté commune d’approcher le réel par la diversité des chemins, il n’y a plus ni dialogue ni espoir de réponses aux défis partagés. II semble par conséquent logique de désigner clairement comme critère de qualité : l’espace d’interprétation qu’une ressource culturelle ouvre, instruit et autorise. Le propre de cet espace est d’ouvrir autant les capacités de respect que celles de « critiques instruites », et d’ouvrir ainsi à la valeur de la diversité des voies d’approche.

Gouvernance centrée sur l’effet déclencheur

  1. Le premier principe de toute action est l’observation participative. Si la première obligation à l’égard des droits de l’homme est de « respecter », c’est-à-dire de reconnaître et de ne pas porter atteinte, elle implique une reconnaissance active de la situation et des dynamiques existantes, autrement dit, l’obligation positive d’observer de façon participative. L’éducation aux droits humains doit se focaliser sur leurs deux faces : le respect des droits individuels et les responsabilités à l’égard des biens communs. Chaque ressource culturelle (une langue, un savoir, un art…) est en effet un bien commun au plus proche des capacités de chacun, mais aussi au cœur des liens sociaux.  
  1. La force d’un acteur/trice se déploie et se reconnaît dans ses interactions et celles d’une discipline dans ses frontières. De même que la force d’une discipline est dans son interaction avec les autres disciplines, la force d’un acteur est dans ses interactions : dans sa capacité à développer des synergies. La spécificité d’un domaine, ou d’une discipline culturelle ne se reconnaît pas seulement dans sa façon de traiter son champ propre, mais aussi dans la synergie originale qu’elle permet avec d’autres. Au-delà d’une multi-disciplinarité, l’interdisciplinarité est une fécondation mutuelle des disciplines et de leurs acteurs..

***

La recherche de la garantie pour tous d’une participation à une diversité de ressources culturelles de qualité, demeure notre ligne d’espoir. Cultiver, c’est apprendre à admirer, à aimer, à se révolter, à partager et à s’engager. Cultiver, c’est créer un front sur les limites de la condition humaine, tracer une nouvelle frontière pour pouvoir aller plus loin et plus intelligemment, exploiter – et honorer – davantage.  Au-delà des controverses et des craintes, le travail de culture, et donc l’exercice des droits culturels, auquel le de droit à la vie éducationnelle ne cesse d’introduire, consiste tout à la fois à aller chercher des potentiels naturels, les choisir, les interpréter et les développer, les orienter, pour pouvoir mieux comprendre et mieux fructifier ces lieux communs de libertés et d’engagement.

L’argument qui précède est entièrement transposable au droit à l’information. Au vu des violations actuelles massives et sans complexe des valeurs démocratiques, il est de plus en plus manifeste que le droit tout au long de la vie à l’éducation et formation, forme avec le droit à l’information – ainsi que le droit aux patrimoines qui est comme leur lieu commun – la frontière tragique entre les déploiements des diverses formes de violences et de paix, et cela depuis les violences domestiques, jusqu’aux crimes massifs5.

Références

Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH). (2021). Droit à l’éducation : les dimensions culturelles du droit à, l’éducation ou le droit à l’éducation en tant que droit culturel. Rapport de la Rapporteuse spéciale sur le droit à l’éducation, A/HRC/47/32. Genève: Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH). 

Observatoire de la diversité et des droits culturels. (2007). La Déclaration de Fribourg. Fribourg : Observatoire de la diversité et des droits culturels. https://droitsculturels.org

Meyer-Bisch, P., & Bidault, M. (2010). Déclarer les droits culturels. Commentaire de la déclaration de Fribourg. Zurich : Schulthess. https://droitsculturels.org

Meyer-Bisch, P., Gandolfi, S., & Balliu, G. (2016). Souveraineté et coopérations : Guide pour fonder toute gouvernance démocratique sur l’interdépendance des droits de l’homme. Genève : Globethics. https://reseauculture21.fr

Meyer-Bisch, P., Gandolfi, S., & Balliu, G. (2019). L’interdépendance des droits de l’homme au principe de toute gouvernance démocratique. Commentaire de Souveraineté et coopérations. Genève : Globethics. https://droitsculturels.org

Bougma, M., Dalbera, C., Gandolfi, S., Meyer-Bisch, P., & Ouedraogo, G. (2021). Participer à une société qui apprend, Manuel méthodologique pour observer les réalisations du droit à l’éducation en tant que droit culturel. Genève : Globethics. https://liferay.globethics.net

Notes 

1 Résumé du rapport décisif de la Rapporteuse spéciale sur le droit à l’éducation, Mme Koumbou Boly Barry

2 Cette courte présentation est issue d’une recherche-action, menée dans le cadre de notre programme fondamental sur les droits culturels, concernant l’effectivité et la nature culturelle du droit à l’éducation. Commencée notamment au Burkina Faso par étapes en lien avec divers pays, depuis 2010, elle fut partagée par un groupe d’experts mené par la Rapporteuse spéciale sur le droit à l’éducation dans le cadre de la rédaction du rapport précité. Cette courte argumentation reprend une partie les éléments clés de ce rapport.

3 À partir de la Déclaration de Fribourg, et dans le cadre d’un processus actuel de révision, voici l’état actuel, de notre définition : « Les droits culturels désignent les droits, libertés et responsabilités pour une personne, seule et en commun, de choisir et d’exprimer son identité, de se référer et de participer aux ressources culturelles nécessaires à son processus d’identification, d’émancipation, de communication et de création ».

4  En tant que droit de chacun d’accéder aux ressources culturelles nécessaires pour développer librement son processus d’identification, vivre des relations dignes de reconnaissance mutuelle tout au long de son existence et affronter les défis cruciaux auxquels notre monde doit faire face, de s’adonner aux pratiques qui permettent de s’approprier ces ressources et d’y contribuer, c’est dans sa substance que le droit à l’éducation fait partie des droits culturels. » Rapport de la Rapporteuse spéciale, Mettre en œuvre le droit à l’éducation en tant que droit culturel (§ 52).

5 De l’auteur à la demande de la revue : « Le présent article ne recourt pas à la rédaction inclusive et épicène, car de très nombreux termes, masculins ou féminins, ne sont pas personnalisés et donc pas genrés (par ex. acteur, débiteur, sujet, organisation, etc.). Ou ils désignent une position individuelle de sujet ou de résultat d’une action (individus, personne). »