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Les nouveaux fronts pionniers de l’éducation : développement exponentiel des privatisations et émergence des édupreneur-es

Kevin Mary, Université de Perpignan Via Domitia

Nora Nafaa, Aix-Marseille Université

David Giband, Université de Perpignan Via Domitia

Aurélie Delage, Université de Perpignan Via Domitia

La privatisation de l’éducation n’est pas une chose nouvelle. En revanche, elle se distingue aujourd’hui par la diversité et la complexité de ses formes. L’arrivée de nouveaux/elles acteurs/trices, les édupreneur-es, concourt à l’instillation au plus profond de l’éducation d’un esprit entrepreneurial, en adéquation avec le logiciel néolibéral infusant le champ depuis une quarantaine d’années. Que ce soit aux échelles locale, nationale ou internationale, l’éducation, désormais marchandisée, prend une place stratégique dans les territoires, selon des modalités d’inscription spatiale renouvelées. Cette montée en puissance de la question éducative dans les territoires, aussi bien que dans les arènes de décision politique et économique, va-t-elle de pair avec une accessibilité facilitée de tous/tes partout à l’éducation ? 

Des privatisations contemporaines complexes

Historiquement à part dans les logiques de privatisation, l’éducation connaît désormais une dynamique intense de privatisations multi-formes, bien documentées dans la littérature scientifique. 

D’abord, la privatisation concerne tous les segments éducatifs, qu’ils soient de type « élitiste », « moyenne gamme », « low cost » ou encore « alternatif ». En France, c’est relativement nouveau, où l’image d’une éducation privée dite « élitiste » a longtemps prévalu dans les représentations collectives. 

Ensuite, les privatisations contemporaines se différencient des précédentes par leurs modes de diffusion. Les travaux pionniers de Ball et Youdell (2008) montrent que la privatisation ne se cantonne plus à l’investissement d’acteurs/trices privé-es dans l’éducation (privatisation « exogène »), mais englobe aussi une privatisation dite « endogène ». Celle-ci se diffuse à l’intérieur des systèmes éducatifs publics, notamment par le biais du New public management. Dorénavant, les règles du secteur privé s’appliquent aussi aux services publics de l’éducation (évaluation des enseignements et des établissements, tests standardisés, libre choix scolaire, mise en concurrence des établissements, etc.), conformément aux principes néolibéraux médiatisés dans les années 1980 (Fuller & Stevenson, 2019 ; Vinokur, 2004). 

Le troisième trait concerne l’ampleur des phénomènes de privatisation largement mondialisés et en constante expansion (Chevaillier & Pons, 2019). Nombre d’acteurs/trices ont en effet poussé, à l’échelle de la planète, pour son déploiement, allant des organisations internationales aux multinationales de l’éducation, en passant par des think tanks conservateurs ou des groupes issus de minorités ethniques (Ball, 2012). En conséquence, la confiance dans les services éducatifs publics s’est érodée un peu partout dans le monde. Par exemple, en Afrique, les populations qui en ont les moyens cherchent à contourner les systèmes publics éducatifs discrédités (Hugon, 2018 ; Lange, 2007). 

Enfin, le phénomène est controversé. Alors qu’il est mondial et massif, les bénéfices supposés de la privatisation (meilleure efficacité, coût moindre pour la collectivité, etc.) n’ont pas été testés de manière empirique et rigoureuse à l’échelle mondiale (Verger, et al., 2016). Plus encore, un consensus scientifique émerge pour y déceler au contraire une hausse globale des inégalités éducatives et une fragmentation accrue des systèmes éducatifs dans le monde. 

Éducation privée recherchée ou imposée : accentuation des inégalités socio-spatiales

Pour nombre de géographes, les privatisations accentuent, voire renouvellent, des ségrégations éducatives préexistantes. C’est manifestement le cas dans les villes où des formes d’entre-soi scolaires se banalisent dans les quartiers plus aisés suite à l’installation d’écoles privées (Audren, 2020 ; Nafaa, 2021), quand, dans le même temps, les quartiers défavorisés souffrent de politiques d’austérité. Aux États-Unis, les quartiers pauvres des minorités ethniques font l’expérience conjointe du désinvestissement des écoles publiques et du développement d’écoles privées et/ou communautaires à bas coût, comme les charter schools. Autant de caractéristiques que l’on trouve aussi dans les périphéries informelles des villes du Sud global où il n’existe quasiment plus d’offre éducative publique. 

Au-delà de l’offre éducative locale, l’éducation devient un élément désormais moteur des politiques d’attractivité métropolitaine. Ainsi, des projets d’infrastructures éducatives (nouveau campus universitaire, lycée international, construction de résidences étudiantes, etc.) sont appréciés comme des vecteurs du développement économique et urbain. Les hubs éducatifs, particulièrement présents dans les pays émergents, concentrent dans un même quartier une offre plutôt « haut de gamme » faite d’universités privées (souvent étrangères), d’écoles et des lycées privés dans le but de mieux se positionner dans la compétition académique mondiale, et plus largement de s’affirmer comme étant des puissances éducatives (Kleibert, et al., 2020 ; Knight, 2018). Plus généralement, les géographes ont montré que ces dynamiques contribuent à faire augmenter les inégalités territoriales du fait d’accès différenciés à l’éducation – coût, localisation, diversité de l’offre en fonction des territoires (Delage, et al., 2023). 

Mais cette nouvelle géographie de l’enseignement, notamment supérieur, a des conséquences urbaines plus larges. Par exemple, des formes inédites associant privatisation et gentrification émergent dans certaines villes d’Europe ou d’Amérique du Nord. La « studentification » de quartiers entiers, c’est-à-dire l’arrivée d’une importante population étudiante, induit, entre autres, le développement d’offres immobilières dédiées (colocations, résidences étudiantes) qui déstructurent le marché locatif local. 

L’édupreneur-e, figure clé de l’approfondissement des privatisations 

Au croisement de ces différentes dynamiques, une nouvelle figure s’est imposée depuis une dizaine d’années : l’édupreneur-e (contraction d’entrepreneur-e et d’éducateur/trice). Il propose de révolutionner l’éducation dans son organisation (en la rendant moins bureaucratique), son modèle économique (en hybridant public et privé), ses normes (à travers une évaluation permanente), ses outils (notamment numériques) comme dans ses pratiques pédagogiques (en valorisant l’innovation et la rupture), tout en tentant de dégager des bénéfices. Assimilé-e à un-e penseur-e visionnaire, elle/il se différencie de la/du chef-fe d’entreprise par sa dimension créative tout en s’inscrivant dans le mythe de l’entrepreneur-e (Galluzzo, 2023). Le terme d’édupreneur-e est apparu dans le rapport d’un think tank néolibéral étasunien au début des années 2000, et s’inscrit dans la dénonciation de l’incapacité de l’éducation publique à former la main-d’œuvre. Consultant-es et lobbyistes plaident alors pour la dérégulation du secteur éducatif et l’élimination des obstacles (fiscaux, administratifs) à la mise en marché de ce dernier au profit d’entrepreneur-es. Désignant initialement des entreprises spécialisées dans la préscolarisation, l’enseignement à distance et l’aide aux devoirs (Lips, 2000), les édupreneur-es recouvrent aujourd’hui de vastes pans de l’éducation, des pédagogies alternatives à la digitalisation tous azimuts.

Souvent issus du monde de l’entreprise, les édupreneur-es rassemblent aussi bien des auto-édupreneur-es ancré-es dans un marché très local que des acteurs/trices du capitalisme éducatif financiarisé. Certain-es sont soutenu-es par des investisseur-es de la finance (banques, fonds d’investissement), mais aussi de fondations caritatives (dont la Gates Foundation) qui voient dans la privatisation de l’éducation un marché porteur. Elles/iIs peuvent aussi s’appuyer sur des fonds publics (réponse à des appels à projets, crédits d’impôt, etc.). Ce brouillage des sphères publiques et privées est exemplaire dans les charter schools aux États-Unis, où l’administration scolaire publique octroie un mandat (une « charte ») à un-e opérateur/trice privé-e qu’elle finance pour améliorer les résultats d’écoles publiques en difficulté. Mais les exigences de résultats varient selon les législations en vigueur. 

Les édupreneur-es ont donc de multiples visages : entreprises à but lucratif ou à but non lucratif, partenariats éducatifs associant des entreprises, des fondations philanthropiques, des associations, etc. En cela, la figure des édupreneur-es va au-delà de la privatisation et correspond plus généralement à une mise en entreprise de l’éducation – éducateurs/trices et éduqué-es – dans laquelle se mêlent investissements privés et publics. 

Une diffusion mondiale de l’édupreneuriat

L’édupreneuriat se diffuse au rythme de la conquête de fronts pionniers et de l’identification de nouveaux débouchés (enseignement numérique, conseils et expertises aux établissements, etc.). 

Dans les pays des Suds, la mise en place des programmes d’ajustement structurels crée des conditions économiques favorables à l’émergence d’édupreneur-es (en dérégulant en partie l’éducation et en octroyant des facilités de prêts garantis par des organisations internationales). 

Un second temps correspond à la montée en puissance de l’économie de la connaissance au début des années 2000. Sur le modèle de la Silicon Valley, l’enjeu est de favoriser la structuration d’écosystèmes édupreneuriaux locaux qui incorporent acteurs/trices éducatifs/ves, académiques et technologiques. Dans les Suds, les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) mettent clairement en avant l’entrepreneur-e, considéré-e comme la/le nouveau/elle « héros/heroïne » du développement en charge d’éradiquer la pauvreté (Chapus, et al., 2021). Face à une demande exponentielle en éducation liée à la démographie de ces pays, une myriade d’établissements éducatifs se développe, des écoles primaires aux universités. Dans les pays émergents, les premiers hubs éducatifs sont créés dans les périphéries de villes comme Kuala Lumpur ou Dubaï. 

Un troisième moment émerge après la crise financière de 2008, et s’inscrit à la fois dans les politiques d’austérité visant l’éducation publique et la marchandisation accrue de l’éducation à l’échelle mondiale. Dès lors, le terme d’« édupreneur-e » se banalise, y compris dans le champ politique qui adopte des mesures favorisant l’édupreneuriat (défiscalisation, subventions, etc.). Les rapports des organisations internationales en charge du développement considèrent de leur côté les pays du Sud comme le grand marché de demain et évoquent des « clientèles » à conquérir, même parmi les plus pauvres (marché dit « bottom of the pyramid »). Des « serial eduprepreneurs » gèrent des chaînes d’établissements développées, dans les Nords et les Suds, sur le modèle des franchises commerciales. En Inde est même créé un Edupreneur Village1. 

Désormais, les édupreneur-es ne correspondent plus à l’image quasi mythique d’acteurs/trices isolé-es et pionnières/iers des systèmes éducatifs, mais s’insèrent dans des coalitions d’acteurs/trices qui constituent autant de « régimes édupreneuriaux » (Delage, et al., 2025) en faveur du développement entrepreneurial de l’éducation aux échelles locales comme internationales. Acteurs/trices publics/ques et privé-es y mènent à bien de véritables projets de territoires dans lesquels l’éducation est centrale. En témoignent dans les pays des Suds les projets de villes-nouvelles qui incluent des zones éducatives territorialisées de type « knowledge hub », comme la nouvelle capitale d’Égypte ou la « cité du savoir » à Diamniadio (Sénégal). 

Au final, l’introduction de la figure de l’édupreneur-e a contribué à transformer en profondeur les politiques et les systèmes éducatifs. Le développement de fronts pionniers toujours plus avancés questionne les reconfigurations des États dans ces processus. L’enjeu de la régulation n’en devient que plus aigu dans la mesure où la diversité de l’offre éducative actuelle proposée par les edupreneur-es à travers le monde apparaît très disparate et encore trop peu encadrée, sans garantir une égalité d’accès à l’éducation.

Références 

Audren, G. (2020). L’école privée au service de l’attractivité territoriale ? Politiques scolaires et renouvellement urbain à Marseille. Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 19, 21‑51.

Ball, S. J. (2012). Global Education Inc: New Policy Networks and the Neo-liberal Imaginary.  New York, NY: Routledge.

Ball, S., & Youdell, D. (2008). Hidden privatisation in public education. Brussels: Education International. 

Chapus, Q., Berrou, J.-P., & Onibon Doubogan, Y. (2021). Le retour du héros ? L’entrepreneur, itinéraire d’un concept chez les « développeurs » en Afrique. Revue internationale des études du développement, 245(1), 11-39. https://doi-org.ezproxy.univ-perp.fr/10.3917/ried.245.0011

Chevaillier, T., & Pons, X. (2019). Les privatisations de l’éducation : formes et enjeux, Revue internationale d’éducation de Sèvres, 82, 29‑38.

Delage, A., Giband, D., & Mary, K. (2025). Les édupreneurs et leurs territoires. Au-delà de la privatisation, une mutation profonde des paysages éducatifs mondiaux. Espaces et Sociétés, 194. 

Delage, A., Giband, D., Mary, K. et Nafaa, N. (2023). Géographie de l’éducation. Malakoff : Armand Colin.

Fuller, K., & Stevenson, H. (2019). Global education reform: understanding the movement, Educational Review, 71, 1‑4.

Galluzzo, A. (2023). Le mythe de l’entrepreneur: défaire l’imaginaire de la Silicon Valley. Paris : Zones.

Hugon, P. (2018). Politiques éducatives et développement en Afrique. Marché et organisations, 32, 195‑223.

Kleibert, J. M., Bobée, A., Rottleb, T., & Schulze, M. (2020). Global Geographies of Offshore Campuses. Leibniz: Institut für Raumbezogene Sozialforschung (IRS).

Knight, J. (2018). International Education Hubs. Student, Talent, Knowledge-Innovation Models. New York, NY: Springer. 

Lange, M.-F. (2007). Espaces scolaires en Afrique francophone. Ethnologie française, 37, 639‑645.

Lips, C. (2000). “Edupreneurs”: A Survey of For-Profit Education. Policy Analysis, No. 386. Washington, DC: Cato Institute.

Nafaa, N. (2021). Déposséder l’école pour servir la ville néolibérale aux États-Unis. Les exemples d’Atlanta et de Philadelphie. Perpignan : Université de Perpignan, Via Domitia.

Verger, A., Fontdevila, C., & Zancajo, A. (2016). The Privatization of Education: A Political Economy of Global Education Reform. New York, NY: Teachers College Press.

Vinokur, A. (2004). Public, privé,… ou hybride ?. L’effacement des frontières dans l’éducation. Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 4, 13‑33.

Notes

1 https://about.me/edupreneurvillage