Articles d'opinion :: Opinion pieces

Le droit à l’éducation des filles confronté aux situations de crise

Marie-France Lange, UMR CEPED – Université Paris Cité – IRD

Les progrès de la scolarisation des filles ont été importants au cours des trois dernières décennies dans la majorité des pays (Lange, 2018, 2023). Le droit à l’éducation des filles s’est imposé, même si des reculs parfois importants peuvent s’observer du fait de nouvelles orientations des politiques publiques, de situations de crise climatique, sanitaire ou d’insécurité, ou de changements de régime politique. Cet article propose d’identifier les principaux obstacles au droit à l’éducation des filles à partir de la prise en compte des politiques d’éducation et des différentes situations de crise qui remettent en cause les progrès accomplis ces dernières années. Pour ce faire, il s’appuie sur la littérature scientifique relative à l’analyse des politiques publiques. Un intérêt particulier est porté sur les cas de cumul des situations de crise (Lange, 2022). À la suite de l’identification de ces évènements remettant en cause le droit à l’éducation des filles, les actions proposées sont étudiées.

Les progrès de la scolarisation des filles : conférences et aides internationales, politiques nationales d’éducation 

Le droit à l’éducation des filles et à l’égal accès à la scolarisation s’est progressivement imposé, d’abord dans les pays occidentaux (Europe, Amérique du Nord), puis en Amérique latine. Dans la plupart des pays d’Asie, d’Afrique ou du monde arabo-musulman, le nombre des filles scolarisées a longtemps été inférieur à celui des garçons, et continue de l’être nettement dans certains d’entre eux. Ces inégalités diffèrent selon les degrés de l’enseignement. Elles peuvent s’accroître au fur et à mesure que le degré d’enseignement fréquenté s’élève ou, au contraire, diminuer dans les degrés supérieurs si la scolarisation est très peu développée, car ce sont d’abord les classes sociales aisées qui scolarisent leurs filles. Cependant, même lorsque l’accès à l’éducation des filles est assuré, de nombreuses inégalités scolaires subsistent entre les sexes, comme l’accès différentiel à certaines disciplines ou à certaines formations. Les taux de redoublement ou de réussite aux examens selon le sexe peuvent aussi être très différents dans certains pays, et souvent en défaveur des filles. Par ailleurs, à l’intérieur des pays, de très fortes inégalités scolaires régionales sont encore présentes, entre certaines régions, entre milieux urbains et milieux ruraux. Ce sont tous ces facteurs d’inégalités qu’il faut prendre en compte pour élaborer des politiques nationales en faveur du droit à l’éducation des filles.

Les conférences internationales (Conférence de Jomtien, Forum de Dakar) et la création du Partenariat mondial pour l’éducation (PME) ont permis une implication internationale pour une meilleure scolarisation des filles. Aujourd’hui, à l’exception de l’Afghanistan qui interdit aux filles d’aller à l’école au-delà de l’âge de 12 ans, tous les pays du monde sont engagés dans le développement de l’éducation des filles avec des résultats très contrastés. Certains sont parvenus à une égale fréquentation scolaire du primaire au supérieur, tout en généralisant l’accès du primaire à l’ensemble de la population (filles et garçons) (Lange, 2018). D’autres pays ont réalisé de gros progrès vers l’égalité filles garçons, mais ne sont pas parvenus à faire d’importants progrès dans l’accès pour tous à l’éducation (Lange, 2018). Les réussites relatives à une plus grande fréquentation scolaire des filles sont dues à la production de politiques publiques variées comme la diminution des coûts de la scolarisation (gratuité de l’enseignement primaire, cantines scolaires, aides spécifiques en faveur des filles) ou à l’amélioration des infrastructures (comme un meilleur accès à l’eau potable permettant l’allègement des tâches incombant aux filles), au recrutement d’enseignantes ou à une meilleure couverture scolaire par la création d’écoles et de collèges en milieu rural. Ce sont souvent des politiques variées qui ont permis un plus grand accès des filles à l’enseignement primaire et secondaire.

Par ailleurs, ce ne sont pas les pays considérés comme les plus riches qui ont réussi à tendre vers l’égalité scolaire entre filles et garçons. L’exemple du Sénégal est à ce titre intéressant. Pays pauvre du Sahel, il n’est pas parvenu à généraliser l’éducation de base, et de nombreux enfants et adolescents sont encore non scolarisé-es, mais il a par contre réussi à remettre en cause les inégalités sexuelles dans la fréquentation de l’enseignement primaire (en 2010), puis dans le premier cycle du secondaire (en 2012) et enfin dans le second (en 2019) et seul le niveau supérieur continue d’inscrire plus de garçons que de filles (Lange, 2018). Par rapport aux pays africains, la spécificité du Sénégal est aussi de n’avoir jamais connu de coup d’État depuis l’indépendance, ni de conflits armés, et d’avoir su gérer au mieux les crises sanitaires (comme Ebola en 2014 ou la COVID-19) (Assane Igodoe & Lange, 2022). A contrario, les pays connaissant des régimes autoritaires, des coups d’État, des conflits armés sont confrontés à la difficulté à la fois de développer leurs systèmes scolaires et de progresser vers un égal accès des filles et des garçons à l’éducation. Dans ces pays, le droit à l’éducation des filles, non seulement ne progresse pas, mais peut connaître des reculs importants.

Les principaux obstacles au droit des filles à l’éducation

De fait, les principaux obstacles à la poursuite des progrès enregistrés au cours des trois dernières décennies sont la remise en cause des politiques en faveur des filles, les processus de privatisation de l’éducation, les crises climatiques et sanitaires et les conflits armés. Parfois, ces évènements se succèdent ou se cumulent ce qui remet en cause les progrès de la scolarisation en général et ceux des filles en particulier.

La remise en cause des politiques éducatives égalitaires provoque des régressions brutales et importantes du droit des filles à l’éducation. Elle les prive juridiquement de tout accès à l’enseignement secondaire et supérieur comme en Afghanistan, qui interdit aux filles d’aller à l’école au-delà de l’âge de 12 ans. Les filles scolarisées dans le secondaire et le supérieur de ce pays ont ainsi dû renoncer à poursuivre leur scolarité. Pourtant, l’Afghanistan avait réalisé de grands progrès dans l’enseignement primaire entre 1970 et 2020 (l’Indice de parité entre les sexes était passé dans le primaire de 0,17 à 0,67) et dans l’accès des filles à l’enseignement secondaire et supérieur (Lange, 2018). Toutes ces avancées ont été brusquement remises en cause avec l’arrivée des Talibans au pouvoir.

Parmi les autres causes liées aux politiques éducatives, les politiques de privatisation de l’éducation en cours dans de nombreux pays remettent aussi en cause l’accès égalitaire à l’enseignement. Le rôle de la privatisation de l’éducation dans l’accroissement des inégalités socio-économiques, régionales ou de genre a déjà été démontré (Lange, et al., 2022 ; articles dans ce numéro). En effet, comme nous l’avons noté plus haut, les politiques d’éducation qui ont permis une plus grande inscription des filles à l’école reposent à la fois sur des choix de politiques éducatives (gratuité de l’enseignement primaire, bourses, recrutement d’enseignantes, rôle des associations de mères d’élèves, construction d’écoles en milieu rural) et sur des politiques d’aides sociales (cantines scolaires), amélioration des infrastructures (accès à l’eau potable, développement rural…). 

L’accroissement de la pauvreté est aussi un facteur qui pénalise en premier les filles, car les parents vont le plus souvent prioriser les garçons si les ressources financières de la famille viennent à baisser. En effet, les dépenses éducatives des familles défavorisées ne sont engagées que lorsque les dépenses vitales sont assurées : les frais de nourriture, de logement, de santé sont indispensables à la survie des plus défavorisés et seront toujours prioritaires par rapport aux dépenses éducatives. Au Mali, par exemple, les familles pauvres ne consacrent que 0,3 % de leurs dépenses à l’éducation et les dépenses liées à l’alimentation s’élèvent à 76 % (EMOP, 2024, p. 12). Ces données, que l’on peut retrouver dans d’autres pays pauvres, indiquent l’importance des cantines scolaires pour inciter les familles à scolariser les enfants et en particulier les filles. 

Les autres facteurs de remise en cause du droit à l’éducation des filles sont les déplacements forcés dus aux crises climatiques (sécheresses, inondations, cyclones), aux crises socio-politiques ou aux conflits armés. « À l’échelle mondiale, on estime que 268 millions d’enfants et d’adolescents dans 73 pays sont touchés par des crises » (Education cannot wait 2023). Si les conflits armés concernent l’ensemble des continents, l’Afrique subsaharienne est particulièrement touchée : c’est la région où l’on recense le plus de réfugié-es et de déplacé-es internes. Or, ces populations étrangères réfugiées ou déplacées à l’intérieur de leur propre pays sont souvent les plus pauvres et celles dont les filles « sont touchées de manière disproportionnée par les perturbations de l’éducation dues aux déplacements internes » (Unesco 2020, p. 6). Ainsi, les filles vivant dans des situations de conflit ou de crise ont plus de risques de ne pas être scolarisées que les autres filles déjà moins scolarisées que les garçons en temps de paix.

Par ailleurs, la gestion des crises par les pays les plus pauvres est souvent compliquée par la faiblesse des infrastructures et des moyens financiers et par une administration parfois défaillante. Ainsi, pendant la crise sanitaire de la COVID-19, ce sont souvent les pays les plus pauvres et les moins scolarisés situés en Afrique qui ont connu les plus longues périodes de fermetures d’écoles, ce qui a aggravé les inégalités scolaires liées au genre et à l’origine sociale, mais aussi celles concernant les populations rurales les plus déshéritées (Assane Igodoe & Lange, 2022 ; Lange, 2022).

De plus, les crises se succèdent parfois et elles accentuent les difficultés que connaissaient déjà les populations. C’est par exemple le cas de la crise sanitaire liée à la COVID-19 qui a provoqué la fermeture des écoles, alors même que certaines régions des pays du Sahel avaient déjà été atteintes par des fermetures d’écoles primaires du fait des attaques de djihadistes (Lange, 2022). Le Tchad a ainsi cumulé plusieurs types de crises : « Les inondations, la crise alimentaire et nutritionnelle, les conflits intercommunautaires, l’afflux de réfugiés soudanais et de retournés tchadiens ont entraîné la déscolarisation des enfants déplacés »1.

***

Le droit à l’éducation des filles est remis en cause lors des crises, quelle qu’en soit leur nature. Or, la gestion de ces crises s’avère souvent difficile dans les pays les plus pauvres. Tout d’abord, les moyens d’action sont limités en premier par les situations de crise des régimes politiques, de coup d’État qui, souvent, provoquent un état de déliquescence des administrations publiques. Les ministères de l’Éducation sont souvent dans l’incapacité de simplement recenser les élèves scolarisé-es ou déscolarisé-es pour des raisons à la fois financière et sécuritaire. Dans les pays du Sahel ayant connu des coups d’État récents (Mali et Niger), il est parfois difficile de collecter des données et certaines statistiques ne sont plus en accès libre. C’est le cas aussi de la République centrafricaine ou de Haïti par exemple, dont les annuaires scolaires ne sont plus produits de façon régulière.

La première difficulté est de recenser les fermetures d’écoles, les enfants et les jeunes en âge d’être scolarisé-es et leurs familles qu’elles/ils soient déplacé-es internes ou réfugié-es. Ensuite, il est important de prévoir à la fois des infrastructures scolaires sécurisées, des enseignant-es qualifié-es et le matériel pédagogique ou mobilier nécessaire, mais aussi de fournir de bonnes conditions de vie (accès à l’eau potable, à la nourriture, à un logement décent, aux soins…). En effet, même en l’absence de crises, la scolarisation des filles pour les familles les plus pauvres dépend de cet environnement favorable.

Références

Assane Igodoe, A., & Lange, M.-F. (2022). Éditorial. L’impact de la Covid-19 sur les inégalités scolaires dans l’espace francophone. L’éducation en débats : analyse comparée, 12(1), 1-11. https://oap.unige.ch/journals/ed/article/view/865 

Education Cannot Wait (2023). Crisis-Affected Children and Adolescents in Need of Education Support: New Global Estimates and Thematic Deep Dives. New York, NY: Education Cannot Wait. https://www.educationcannotwait.org

Lange, M.-F. (2018). Une discrète révolution sociale : la progression massive de la scolarisation des filles et des jeunes filles dans les pays du Sud. Autrepart, 87, 3-33.

Lange, M.-F. (2022). L’impact de la Covid-19 sur les systèmes scolaires des pays africains francophones. Questions internationales, 115, 97-99.

Lange, M.-F., Lauwerier, T. & Locatelli, R. (Coordination) (2022). Le rôle de la privatisation de l’éducation dans l’accroissement des inégalités en Afrique francophone. L’éducation en débats : analyse comparée, 12(2), 106-219.

Lange, M.-F. (Coordination) (2023). Scolarisation et genre : perspectives Nord et Sud. Éducation et sociétés, 49 (1), 5-147.

UNESCO (2020). Les impacts du déplacement interne sur l’éducation en Afrique sub-saharienne. Document d’information préparé pour le Rapport mondial de suivi sur l’éducation : inclusion et éducation, Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC). Paris : UNESCO. https://api.internal-displacement.org

Notes

1 https://humanitarianaction.info