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#09 L’ODD4 : des ambitions internationales aux réalités nationales. L’exemple de l’éducation à la citoyenneté mondiale

Auteur : Thibaut Lauwerier

Depuis des décennies, les gouvernements dans les pays du Sud, y compris en Afrique subsaharienne, adoptent officiellement des objectifs internationaux en matière de développement et donc d’éducation. De 1990 à 2015, parallèlement aux Objectifs du Millénaire pour le Développement, le bien connu agenda de l’Éducation Pour Tous visait essentiellement la scolarisation massive des élèves au niveau du primaire. Bien qu’il y ait eu des progrès nets dans le nombre d’élèves scolarisés dans le monde, le constat d’un nombre trop important d’enfants et de jeunes en-dehors de l’école, et sans compétences suffisantes, a incité la communauté internationale à poursuivre les efforts.

Ainsi, depuis 2015 et jusqu’en 2030, c’est l’agenda international des Objectifs du développement durable (ODD) qui fait foi. Contrairement aux précédents agendas, les ODD ont un caractère universel dans la mesure où ils concernent aussi les pays du Nord. Autre particularité, ces objectifs sont beaucoup plus larges, en mettant aussi bien l’emphase sur l’accès que sur la qualité, à d’autres niveaux éducatifs que simplement l’enseignement primaire. Dans cet article, nous questionnons, à partir de recherches menées ces deux dernières années, la pertinence de cet agenda international à la lumière de réalités nationales africaines, en utilisant l’exemple spécifique de l’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM).

Ce concept se retrouve explicitement dans l’ODD 4.7 : « Garantir, d’ici 2030, à tous les élèves des connaissances et des compétences requises pour la promotion du développement durable, notamment grâce à l’éducation en faveur du développement et des modes de vie durables, des droits de l’Homme, de l’égalité des sexes, de la promotion d’une culture de paix et de non-violence, de la citoyenneté mondiale et de l’appréciation de la diversité culturelle, ainsi que de la contribution culturelle au développement durable » [1]. L’UNESCO, institution qui a propulsé ce concept sur la scène internationale, en précise les grandes lignes : l’ECM a pour « objet de mettre à la disposition des apprenants de tous âges les moyens d’assumer un rôle actif tant au niveau local que mondial dans la construction de sociétés plus pacifiques, tolérantes, inclusives et sûres » [2].

Premier défi : avant de s’intéresser au caractère mondial de la citoyenneté, ne faut-il pas stabiliser la citoyenneté nationale sur le continent africain ? En effet, cette citoyenneté, avec en arrière-plan l’héritage coloniale en termes de répartition arbitraire des territoires nationaux, a été de plus en plus contestée depuis la fin de la guerre froide, et a été une source de violentes luttes politiques et démocratiques sur tout le continent. Plus récemment, au Mali par exemple, la fragilité de l’État ainsi que les tensions ethniques alimentées par les djihadistes ont entraîné de violentes attaques contre des villages dogons, peuls et autres.

Deuxième défi : l’éducation à la citoyenneté, nationale ou mondiale, doit pouvoir provoquer un changement chez les élèves, qui seront les citoyennes et citoyens de demain – ce qui implique la garantie d’une certaine qualité d’enseignement et d’apprentissage. Or, il est difficile de faire participer activement les élèves à des tâches complexes en raison d’effectifs pléthoriques dans les classes et de pratiques pédagogiques qui privilégient davantage la récitation et la mémorisation. D’ailleurs, de nombreuses personnes interrogées sur le terrain, y compris au niveau de l’UNESCO, reconnaissent que parmi toutes les cibles des ODD liés à l’éducation, l’objectif 4.7 n’est pas nécessairement une priorité pour l’Afrique au regard des enjeux en matière de qualité d’enseignement et d’apprentissage. Cela amène également à interroger les choix en matière de langue d’instruction. Dans de nombreux pays africains, la langue de l’ancienne colonie reste celle enseignée à l’école. Or, sans évoquer la dimension socioculturelle qui est bafouée, il a été largement démontré que les élèves ne maîtrisent pas cette langue. Cela souligne l’importance d’un enseignement, au moins partiellement, dans la langue maternelle pour mettre en œuvre efficacement l’éducation à la citoyenneté active et former des élèves capables de réfléchir à ce que signifie être un citoyen ou une citoyenne dans leur propre contexte.

Troisième défi : derrière le concept de citoyenneté mondiale se cache l’idée de la place et du rôle des citoyennes et citoyens dans un monde de plus en plus globalisé. Or, on sait que dans ce contexte, il y a des pays gagnants et des pays perdants, et que la balance penche généralement en défaveur de l’Afrique qui de manière générale ne bénéficie pas pleinement des avantages supposés de la nouvelle économie mondiale. Ainsi, peut-il réellement y avoir un sentiment d’appartenance à une communauté mondiale qui laisse un grand nombre sur le bas-côté ? Nous estimons toutefois que le concept de citoyenneté mondiale fait sens sur le continent, compte tenu des défis que l’Afrique doit relever pour la planète, tels que la croissance démographique, l’urbanisation, la crise climatique et les inégalités socioéconomiques. Néanmoins, l’ECM, quand elle est prise en considération, est envisagée, y compris dans les pays du Nord, dans un cadre minimaliste qui, au mieux, considère la citoyenneté mondiale comme un pansement pour résoudre les défis sociaux et écologiques de la mondialisation (apprendre à trier ses déchets, échange de lettres avec des élèves de pays éloignés, etc.), mais certainement pas pour permettre des changements sociétaux en profondeur.

Quatrième défi : le caractère « mondial » de l’ECM implique de ne pas s’enfermer dans des problématiques simplement locales, mais également de s’ouvrir au reste du monde. Cependant, nous constatons un écart entre ce que le curriculum suggère en termes de décentration des élèves et les pratiques en classe. Nos recherches au Sénégal montrent que la majorité des enseignantes et enseignants couvrent principalement les questions liées au pays car n’étant pas suffisamment formés et informés sur les questions étrangères, y compris ce qui se passe dans les pays voisins. D’ailleurs, cela nécessiterait – ce qui est loin d’être le cas actuellement – la mise à disposition et la maîtrise d’outils numériques pour faire des recherches, notamment à travers Internet ou les réseaux sociaux, de problématiques à portée globale, tout en étant en mesure de les opérationnaliser au niveau de la communauté locale.

Au-delà de ces défis, notons que le concept d’ECM n’est pas resté uniquement au niveau des hautes sphères internationales à New York ou à Paris. Il a déjà été intégré dans de nombreux rapports et déclarations aux niveaux national et régional en Afrique. Il ressort en effet que le discours autour de l’ECM est repris depuis 2015 dans les textes clés des politiques éducatives nationales de manière systématique. Pourrait-on dire aveuglément ? Car si l’on regarde en détail, il n’y a pas d’explicitation du concept ou de précision sur la manière dont il est perçu dans les contextes nationaux spécifiques. Au niveau régional, l’ECM se retrouve dans la Déclaration de Kigali à l’issue de la Conférence ministérielle sur l’éducation post-2015 pour l’Afrique subsaharienne. Aussi, un récent rapport de l’UNESCO, Éducation à la citoyenneté mondiale : pour une approche locale, démontre qu’il existe des concepts nationaux/locaux/traditionnels dont le but est de promouvoir des idées qui reflètent celles qui sont au cœur de l’ECM. C’est le cas par exemple avec la Charte du Mandéen au Mali [3].
POUR CONCLURE, NOUS PENSONS QUE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ MONDIALE, OBJECTIF DE L’AGENDA INTERNATIONAL 2015-2030, N’EST PAS UN CONCEPT COMPLÈTEMENT ABSTRAIT POUR LES PAYS AFRICAINS. NÉANMOINS, LES PROGRAMMES LIÉS À L’ECM NE PEUVENT IGNORER LES DÉFIS DE LA CITOYENNETÉ (CONFLITS INTERNES, TYPES DE PÉDAGOGIE ET CHOIX LINGUISTIQUES) ET DE LA MONDIALISATION (CHANGEMENTS EN PROFONDEUR ET CONNAISSANCE DES ENJEUX GLOBAUX) QUI POURRAIENT POTENTIELLEMENT COMPROMETTRE SA DIFFUSION. ENFIN, RAPPELONS QUE L’ÉDUCATION SE FAIT ÉGALEMENT DANS UN CADRE INFORMEL, HORS DE L’ÉCOLE : NOTONS QUE LES EXPÉRIENCES LES PLUS PROMETTEUSES EN MATIÈRE DE CITOYENNETÉ MONDIALE SUR LE CONTINENT PROVIENNENT DE SENSIBILISATION AU SEIN DE LA COMMUNAUTÉ LOCALE OU DES RÉSEAUX SOCIAUX.

Références

[1] UNESCO, Republic of Korea, UNDP, UNFPA, UNICEF, UN Women et al. (2015). Déclaration d’Incheon. Education 2030: Vers une éducation inclusive et équitable de qualité et un apprentissage tout au long de la vie pour tous

[2] UNESCO. (2021). Éducation à la citoyenneté mondiale

[3] UNESCO. (2018). Éducation à la citoyenneté mondiale: pour une approche locale