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#02 Pourquoi la coopération internationale s'intéresse tant à l'éducation ?

Auteur : Thibaut Lauwerier

Le discours présent dans la récente Déclaration d’Incheon, initiée par de grandes organisations internationales et portant sur les objectifs internationaux en matière d’éducation d’ici 2030, est également révélateur de cette idée d’éducation au service du changement : « Reconnaissant le rôle important de l’éducation en tant que vecteur principal du développement et de la réalisation des autres Objectifs de développement durable (ODD) proposés, notre vision est de transformer la vie grâce à l’éducation »1. L’idée de changement est associée à la notion de « développement ». Et derrière cette notion se cachent de nombreuses visions. Nous proposons ci-dessous de présenter les visions les plus répandues du « développement »2.

Capitaliste-libérale Favoriser la croissance économique dans un contexte de globalisation (moderniser les institutions et les activités économiques ; changer les attitudes, améliorer les compétences et la productivité des travailleurs)
Marxiste Rendre aux peuples et aux individus la liberté par rapport à l’exploitation économique (se dé-lier des relations de dépendance avec les anciens colonisateurs, voire les nouvelles puissances coloniales)
Égalitaire-libérale Favoriser les droits humains, l’égalité, les libertés fondamentales ou le bien-être, en ayant des garanties constitutionnelles et des obligations internationales pour faire respecter ces principes
Humaniste-radicale Viser la transformation des consciences par l’émancipation des peuples et la création de sociétés plus justes
Différentes visions du développement

Nous venons de présenter des visions qui correspondent à des modèles figés. En réalité, certaines de ces visions peuvent se chevaucher dans les politiques de développement d’un contexte donné. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que la première vision présentée, capitaliste-libérale, est souvent considérée par de nombreuses recherches comme le modèle de développement dominant au niveau international. Pour Morin (2011), « la croissance est conçue comme le moteur évident et infaillible du développement, et le développement comme le moteur évident et infaillible de la croissance. Les deux termes sont à la fois fin et moyen l’un de l’autre »3.

Et effectivement, si l’on prend simplement trois organisations influentes dans le domaine de l’éducation au niveau international, à savoir la Banque mondiale, l’OCDE et l’UNESCO, elles partagent (à des degrés divers) cette vision du développement depuis au moins trois décennies, ce qui a des implications pour l’éducation4.

L’éducation pour améliorer la croissance économique (ce qui devrait aider à sortir de la pauvreté)

Les investissements dans une éducation de qualité conduisent à une croissance et à un développement économiques plus rapides et durables (Banque mondiale, 2011) ; L’accent croissant mis sur le rôle des connaissances et des compétences de la population dans la croissance économique a contribué à placer l’éducation et la formation au centre des préoccupations des gouvernements (OCDE, 1997) ; L’économie du savoir prend une importance grandissante, et cela a des répercussions majeures sur le rôle déterminant de l’éducation dans la croissance économique. (UNESCO, 2014)

L’éducation pour s’adapter au monde du travail

L’éducation doit être conçue pour répondre à la demande croissante des économies en travailleurs adaptables, capables d’acquérir facilement de nouvelles compétences (Banque mondiale, 1995) ; Il faut se demander dans quelle mesure les différentes formes d’éducation contribuent aux perspectives d’emploi (OCDE, 1997) ; Les systèmes éducatifs de nombreux pays ne sont pas encore adaptés à l’évolution rapide des opportunités du marché de l’emploi. Des efforts constants sont nécessaires pour faire en sorte que les apprenants maîtrisent mieux les compétences dont ils ont besoin pour être formés et capables de s’adapter aux opportunités nouvelles (UNESCO, 2014)

Et l’éducation pour tout le reste (cohésion sociale, citoyenneté active etc.)

Favoriser le développement de contenus spécifiques dans les programmes éducatifs pour promouvoir l’acceptation et l’intégration des minorités et l’utilisation des langues minoritaires dans l’enseignement (Banque mondiale, 2005) ; L’apprentissage permet à tous les citoyens de participer plus efficacement aux processus démocratiques, civils et économiques (OCDE, 1997) ; Education pour les droits de l’homme et la démocratie, la paix et des valeurs universellement partagées telles que la citoyenneté, la tolérance, la non-violence et le dialogue entre les cultures et les civilisations (UNESCO, 2002)

Même pour l’UNESCO, dont on lit souvent qu’elle défend une vision humaniste, son positionnement vacille en réalité entre conceptions progressistes et économico-centrées du développement, ce qui rend flou ses attentes quant à l’éducation.

Dans le contexte des Objectifs de développement durable (ODD), impliquant activement les trois organisations, il y a une tendance à élargir la vision du développement en prenant en considération davantage d’aspects sociaux ou environnementaux. Toutefois, l’économie reste toujours la raison d’être de l’investissement dans l’éducation. L’importance que revêt l’éducation pour la croissance économique et pour acquérir les compétences nécessaires au marché du travail n’a pas disparu. Pour donner un exemple qui concerne un grand nombre d’institutions de coopération internationale (cf. vidéo ci-dessous), l’éducation des 𝙛𝙞𝙡𝙡𝙚𝙨 est trop souvent envisagée sous un angle utilitariste (= les rapports sociaux de sexe s’amélioreront d’eux-mêmes à mesure que les femmes deviendront des partenaires économiques dans le développement). Un peu limité, non ? Il est très rare de voir dans le discours des agences de coopération la volonté de s’attaquer en profondeur aux racines des disparités de genre.

Ainsi, de multiples contradictions sont à souligner dans le discours de nombreuses organisations internationales : elles souhaitent par exemple un renversement du modèle écologique tout en valorisant des modèles économiques destructeurs pour la planète et les sociétés (comme le reconnaît d’ailleurs l’UNESCO dans son récent rapport Repenser l’éducation5). Il est donc crucial de prendre du recul sur les ambitions de la coopération internationale : quel monde voulons-nous grâce à l’éducation ? Ne doit-elle pas explicitement promouvoir une éducation humaniste dont le but est le bien-être des individus et des sociétés au lieu d’une éducation majoritairement instrumentale qui a pour visée principalement la production économique et le consumérisme.

QUOIQU’IL EN SOIT, IL FAUT SE MÉFIER DES SLOGANS ET REGARDER EN DÉTAIL LES ORIENTATIONS PRÉCISES PORTÉES PAR LES ACTEURS DE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE EN ÉDUCATION. C’EST À CETTE TÂCHE QUE NOUS NOUS ATTELLERONS DANS DE PROCHAINS ARTICLES.

Références

1 UNESCO, Republic of Korea, UNDP, UNFPA, UNICEF, UN Women et al. (2015). Déclaration d’Incheon. Education 2030: Vers une éducation inclusive et équitable de qualité et un apprentissage tout au long de la vie pour tous

2 McCowan, T. (2015). Theories of Development

3 Morin, E. (2011). La Voie. Pour l’avenir de l’humanité

4 Lauwerier, T. (2018). What education for what development? Towards a broader and consensual vision by the OECD, UNESCO and the World Bank in the context of SDGs?

5 UNESCO. (2015). Repenser l’éducation. Vers un bien commun mondial?