Résumé
Face à l’accroissement de l’enjeu scolaire, la collaboration école-familles représente un moyen essentiel pour lutter contre l’échec et les inégalités scolaires au sein de l’enseignement primaire genevois. Ce texte cherche alors à mieux comprendre comment les enseignant-es interprètent et se réapproprient l’injonction de collaboration, dans la pratique quotidienne de leur métier. L’objectif est également d’identifier quelles sont les stratégies et les pratiques collaboratives mises en œuvre par les enseignant-es selon l’interprétation qu’elles/ils en font. Le corpus sur lequel s’appuient les résultats est constitué d’observations in situ des rencontres entre les enseignant-es et les parents, d’entretiens semi-directifs menés avec les enseignant-es, ainsi que des documents institutionnels cadrant la collaboration école-familles. L’analyse des données met en évidence que la définition de la collaboration école-familles demeure floue et implicite, laissant la possibilité aux enseignant-es de l’interpréter. Par conséquent, elles/ils mettent en œuvre des stratégies et des pratiques collaboratives pour que la collaboration avec les parents réponde à leurs besoins et leur permette de contourner les difficultés rencontrées. L’étude montre finalement qu’il s’agit d’une collaboration asymétrique, dans laquelle les inégalités de participation des parents interviennent, ce qui peut aggraver les inégalités sociales et scolaires.
Mots-clés : collaboration école-familles, Genève, inégalités, politiques éducatives, pratiques collaboratives
Abstract
Faced with the growing challenges of schooling, school-family collaboration is an essential means of combating school failure and inequality in Geneva’s primary education system. The aim of this article is to gain a better understanding of how teachers interpret and reappropriate the injunction to collaborate in the day-to-day practices of their profession. The aim is also to identify the collaborative strategies and practices implemented by teachers according to their interpretation of this injunction. The corpus on which the results are based is made up of in situ observations of meetings between teachers and parents, semi-structured interviews with teachers, and institutional documents framing school-family collaboration. Analysis of the data reveals that the definition of school-family collaboration remains vague and implicit, leaving it open to interpretation by teachers. As a result, they implement collaborative strategies and practices to ensure that collaboration with parents meets their needs and enables them to overcome the difficulties they encounter. Ultimately, the study shows that this is an asymmetrical collaboration, in which inequalities in parental participation play a part and can exacerbate social and educational inequalities.
Keywords: collaborative practices, education policies, Geneva, inequalities, school-families
INTRODUCTION
En raison de la démocratisation de l’enseignement et de la normalisation de la scolarisation au-delà du primaire dès la deuxième partie du XXe siècle, l’enjeu scolaire s’est accru (Isambert-Jamati, 1990), tout comme la reproduction des inégalités sociales à l’école (Dubet, et al., 2010). Dans une société qui classe les individus en fonction du diplôme obtenu (Felouzis, 2015), il a paru de plus en plus urgent de développer de nouveaux dispositifs et politiques pour lutter contre ces inégalités, dont la collaboration entre l’école et les familles, mise en œuvre depuis les années 2000 au sein de l’institution scolaire genevoise (Pelhate & Rufin, 2018). Cette recherche de proximité s’ajuste à un nouveau cadre référentiel – l’équité individuelle – qui tient compte des particularités de chacun-e à des fins d’égalité (Payet, et al., 2011). La collaboration entre les enseignant-es et les parents est considérée comme un facteur favorable à la réussite scolaire des enfants (Maubant & Leclerc, 2008) et est développée au service du suivi des élèves (DGEP, 2014). Il s’agirait ainsi d’un moyen jugé essentiel par les institutions scolaires pour lutter contre l’échec et les inégalités scolaires (Périer, 2019).
Néanmoins, malgré les effets positifs supposés de ces relations, l’échec et les inégalités scolaires persistent (Bautier & Rayou, 2013 ; Felouzis & Goastellec, 2015). En effet, les jeunes de familles à faible capital culturel ont toujours beaucoup moins de chances de terminer leurs études supérieures que celles et ceux de familles plus diplômées (OECD, 2018). Ces constats s’expliquent notamment par le fait que la mise en œuvre de la collaboration entre l’école et les familles crée de nouvelles inégalités sociales face à l’école, dites inégalités de participation des parents (Fraser, 1992/2005). Ces dernières empêchent les parents, en particulier ceux de milieux défavorisés, de prendre pleinement part à l’interaction et à la scolarité de leur enfant, ne maîtrisant pas les règles du jeu qui s’imposent à eux (Périer, 2019).
Face à ces différents constats, il semble nécessaire de s’interroger sur la mise en œuvre de la collaboration école-familles par les enseignant-es étant donné que ce sont des « policy makers » pouvant utiliser leur marge de manœuvre et leur « pouvoir discrétionnaire » (Lipsky, 1980) pour agir en fonction de leurs propres logiques, rationalités et ressources, mais aussi de routines institutionnelles, pratiques et valeurs communes (Duru, et al., 2018 ; Tardif & Lessard, 2004). Il peut ainsi résulter des décalages entre la forme de la collaboration attendue par l’institution scolaire et celle que les enseignant-es mettent concrètement en œuvre sur le terrain de l’école (Lessard & Carpentier, 2015 ; Maroy, et al., 2022). Par conséquent, s’intéresser à la mise en œuvre de la collaboration école-familles du point de vue des enseignant-es pourrait contribuer, du moins en partie, à mieux comprendre pourquoi l’objectif initial de cette politique – réduire les inégalités – n’est pas atteint.
À partir d’une recherche doctorale (Rienzo, 2024), cet article cherche alors à saisir comment les enseignant-es interprètent, se réapproprient et mettent en œuvre l’injonction de collaboration avec les parents au sein de l’enseignement primaire genevois. Il s’agit dans un premier temps d’identifier quelles sont les prescriptions et les directives institutionnelles cadrant la collaboration entre l’école et les familles afin de mettre en évidence le flou de sa définition, laissant la possibilité aux enseignant-es de l’interpréter dans la pratique quotidienne de leur métier. Dans un deuxième temps, l’objectif est de saisir quelles sont les stratégies et les pratiques collaboratives mises en œuvre par les enseignant-es en fonction de leur propre rationalité pour que la collaboration avec les parents réponde à leurs besoins et leur permette de contourner les difficultés rencontrées.
1. UNE ENQUÊTE ETHNOGRAPHIQUE DE LA COLLABORATION ÉCOLE-FAMILLES
L’enquête de terrain sur laquelle s’appuie cet article a été réalisée au sein de l’enseignement primaire genevois1. Elle s’est effectuée dans une démarche inductive à travers une perspective ethnographique (Cefaï, 2010) et compréhensive (Charmillot & Seferdjeli, 2002). Quatre méthodes qualitatives ont été utilisées : l’observation participante, l’observation in situ, l’entretien semi-directif et l’observation documentaire. Les données ont été récoltées sur deux terrains distincts. Le premier terrain concerne l’école dans laquelle j’ai enseigné en duo pendant deux années scolaires d’août 2018 à juin 2020. Le deuxième terrain concerne six écoles genevoises de milieux socioculturels différents dans lesquelles j’ai suivi huit enseignant-es et des familles (parents et enfants) sur une année scolaire entière entre 2018 et 2021. Les résultats présentés dans cet article résultent principalement des observations in situ des différentes rencontres entre les enseignant-es et les parents, réalisées sur le deuxième terrain, des entretiens semi-directifs effectués avec les enseignant-es sur les deux terrains, ainsi que de l’analyse documentaire produite des prescriptions institutionnelles genevoises de la collaboration école-familles.
Parmi les six écoles genevoises dans lesquelles j’ai mené une partie de mon enquête, deux d’entre elles étaient situées dans un quartier de milieu socioculturel favorisé, deux autres étaient situées dans un quartier de milieu socioculturel moyen et, enfin, les deux dernières étaient situées dans un quartier de milieu socioculturel défavorisé, selon les données récoltées par le SRED2. J’ai d’abord effectué 100 observations in situ (Arborio & Fournier, 2014) des différentes rencontres entre les enseignant-es et les parents. J’ai ainsi observé six réunions de parents qui ont lieu en début d’année, quatre rencontres collectives (telles que la journée de rentrée des élèves de 1P) et 90 entretiens individuels entre les enseignant-es et les parents. Cela m’a permis de suivre la construction de leur collaboration tout au long de l’année. Toutes ces observations ont fait l’objet d’une prise de notes ; elles n’étaient ni enregistrées ni filmées.
En parallèle de ces observations, 55 entretiens semi-directifs (Blanchet & Gotman, 2015) ont été réalisés avec les enseignant-es sur les deux terrains pour mieux comprendre leurs ressentis face aux situations vécues avec les parents. Il s’agissait d’aborder différents thèmes à propos de la collaboration école-familles, telles que leurs représentations, leurs attentes, leurs expériences ou encore les pratiques collaboratives mises en œuvre et leurs stratégies. L’objectif de ces entretiens était également d’identifier leurs perceptions de la pratique quotidienne de leur métier, de leurs conditions de travail, des contraintes institutionnelles et des facteurs de complexification de la tâche. Ces entretiens de 45 minutes à trois heures ont été menés sur un mode conversationnel et compréhensif (Kaufmann, 2014). Ils ont été enregistrés, puis retranscrits dans leur entièreté.
Finalement, j’ai effectué une observation documentaire (Loubet del Bayle, 1978) des directives et des prescriptions institutionnelles cadrant les relations école-familles, auxquelles j’avais accès grâce à mon poste d’enseignante. À travers la lecture de ces documents, l’objectif était d’identifier les principes généraux et les visées de la collaboration entre les enseignant-es et les parents au sein de l’enseignement primaire genevois, ainsi que les obligations de chacun-e de ces deux acteurs/trices. Cela permet de mieux comprendre la définition institutionnelle de la collaboration école-familles et la marge de manœuvre dont les acteurs/trices peuvent se saisir.
Afin d’analyser les données récoltées, une analyse inductive générale (Blais & Martineau, 2006) a été privilégiée afin de comprendre la réalité observée telle qu’elle est vécue par les acteurs/trices (Lamoureux, 2006). Ce type d’analyse a pour avantages de mettre à profit les capacités naturelles de l’esprit des chercheur-es et de viser la compréhension et l’interprétation des pratiques et des expériences (Paillé & Mucchielli, 2012). Pour cela, le logiciel d’analyse ATLAS.ti a été mobilisé, étant donné ses bénéfices en matière d’organisation des données. L’analyse s’est appuyée sur la lecture détaillée des données brutes – les différentes situations observées et les discours des participant-es – afin de faire émerger des catégories à partir de mes interprétations de chercheure (Blais & Martineau, 2006). Selon Thomas (2006), cette analyse permet de réduire les données brutes dans un format résumé, d’établir des liens entre les objectifs de la recherche et les catégories qui découlent des données, ainsi que de développer un cadre de référence ou un code d’analyse à partir de ces catégories. Une « analyse thématique ‘horizontale’ qui relève les différentes formes sous lesquelles le même thème apparait d’un sujet à l’autre (…) » (Blanchet & Gotman, 2015, p. 96) a ainsi été réalisée. Cela a permis de dégager des tendances dans les faits observés et les discours, des thématiques récurrentes et d’identifier des similitudes et/ou des spécificités dans la manière dont elles sont traitées et abordées.
2. LA COLLABORATION ÉCOLE-FAMILLES DU POINT DE VUE DES ENSEIGNANT-ES : UNE INTERPRÉTATION DANS LA PRATIQUE QUOTIDIENNE DE LEUR MÉTIER
2.1. Les prescriptions et les attentes institutionnelles vis-à-vis de la collaboration école-familles
La collaboration entre l’école et les familles a été formalisée dans les documents institutionnels genevois dès l’année 1996 dans le Règlement de l’enseignement primaire (Conseil d’État, 2021). Depuis, il s’agit d’une tâche à part entière constituant le travail enseignant au quotidien. Le département de l’instruction publique (DIP) a ainsi édicté plusieurs prescriptions et directives3 pour cadrer et normaliser l’action des enseignant-es et des parents vis-à-vis de leur collaboration. Dans ces textes, la collaboration école-familles est toujours envisagée de manière positive : elle est considérée comme bénéfique et est à favoriser, notamment au sein du réseau d’enseignement prioritaire4 (REP) du fait de la présence d’un grand nombre de familles étrangères, peu familières avec la culture scolaire, sa forme et ses normes. Elle est entreprise au nom du bien de l’enfant, dans la perspective d’une prise en compte individualisée et globale de chaque situation. Derrière ces conceptions émerge l’idée qu’il existe un lien fort entre la scolarité des enfants et leur milieu familial, considéré comme le terreau des apprentissages, c’est-à-dire une ressource pour l’école. Il s’agit donc bien d’un levier d’action pour lutter contre l’échec et les inégalités scolaires. En outre, tant les membres du corps enseignant que les parents d’élèves sont présenté-es dans ces documents comme des acteurs/trices complémentaires : « L’école primaire complète l’action éducative des parents » (Conseil d’État, 2021, p. 1) ; « Les parents sont des partenaires de l’action éducative. À ce titre, ils sont coresponsables d’une bonne communication entre l’école et les familles » (DGEP, 2010, p. 2).
Plusieurs obligations envers les acteurs/trices scolaires découlent de ces prescriptions institutionnelles : « La famille et l’école doivent collaborer à l’éducation et à l’instruction des enfants » (Conseil d’État, 2021, p. 10) ; « Les parents d’élèves et l’école doivent entretenir des relations suivies » (Conseil d’État, 2021, p. 10). Plus spécifiquement au niveau des enseignant-es, il est précisé qu’elles/ils ont « le devoir d’informer les parents. Qu’il s’agisse du travail ou du comportement de l’enfant, de la gestion de la classe ou des groupes d’élèves, l’enseignant recourra aux moyens qui lui paraîtront les mieux adaptés et les plus efficaces » (DGEP, 1996, p. 5). Les enseignant-es représentent les principales/aux responsables de l’information transmise aux parents. Elles/ils doivent communiquer aux élèves et à leurs parents « les éléments relatifs tant à l’évaluation de ses apprentissages dans la vie scolaire qu’à celle des apprentissages dans les différents domaines disciplinaires » (SEE, 2017, p. 2). Cette obligation de contacter et d’informer les parents est encore plus forte lorsque les enfants se trouvent en situation de difficulté scolaire, « notamment lorsque sont envisagées des mesures d’accompagnement ou d’appui » (Conseil d’État, 2021, p. 10).
En outre, ces documents officiels fixent les types et les modalités des rencontres que les enseignant-es ont l’obligation de réaliser avec les parents durant l’année scolaire, ainsi que les échéances pour leur remettre le bulletin scolaire de leur enfant (DGEP, 2009). Au minimum trois rencontres par année doivent être effectuées, dont la réunion de parents et au moins un entretien individuel. En fin d’année, la troisième rencontre est généralement collective et prend la forme d’une soirée portes ouvertes ou d’une permanence. Elle est organisée selon les modalités choisies par chaque établissement scolaire. Pour les élèves qui bénéficient de mesures d’accompagnement, les enseignant-es ont le devoir d’effectuer un entretien individuel avec les parents dès le début de l’année scolaire. Lors de ces différentes rencontres, le dossier d’évaluation de chaque enfant doit être à disposition des acteurs/trices, « soit pour être présenté et servir de base à la discussion, soit pour étayer un propos » (SEE, 2019-2020, p. 27). Ce dernier « a pour but principal de renseigner les parents sur la progression de leur enfant dans ses apprentissages et sur ses acquisitions en lien avec les objectifs d’apprentissage » (SEE, 2019/2020, p. 27). Il est élaboré par les enseignant-es tout au long de l’année scolaire et comprend les activités d’évaluation classées par domaine disciplinaire ou par discipline.
Concernant les moyens de communication, le Carnet de l’élève (SEE, 2019-2020), distribué chaque année aux élèves pour y inscrire leurs devoirs, précise que les parents peuvent solliciter l’enseignant-e de leur enfant en tout temps pour un entretien, soit via le carnet de l’élève en utilisant la partie « Demande d’entretien », soit en allant voir directement l’enseignant-e à la sortie des classes, c’est-à-dire à 11h30 ou à 16h00, afin de fixer une date ultérieure d’entretien. Enfin, les enseignant-es sont libres de choisir d’autres moyens de communication si elles/ils le souhaitent, tels que le courrier électronique ou le téléphone.
2.2. Une définition floue de la collaboration école-familles
Malgré ces différentes prescriptions et directives institutionnelles, mentionnées ci-dessus, cadrant cette nouvelle norme participative (Giuliani, 2009), la définition de la collaboration école-familles (et des termes qui lui sont associés) demeure floue et souvent implicite au sein de l’enseignement primaire genevois (Rienzo, 2022). Plusieurs termes sont utilisés tels que « collaboration », « partenariat », « coopération » et « participation », mais ils ne sont jamais définis. Bouchard et ses collègues (1998) affirment que les acteurs/trices ne donnent pas nécessairement « le même sens aux termes ‘partenariat’ et ‘coopération’. […] Il y a souvent confusion avec d’autres termes, comme les mots ‘collaboration’ et ‘concertation’ » (p. 180). Pourtant, un « manque de consensus entre les auteur[-e]s quant à leur nature et leur portée ainsi qu’un usage commun de tous ces termes, comme s’il s’agissait de concepts interchangeables, nuisent à leur bonne compréhension » (Paquin & Drolet, 2007, pp. 27-28).
En outre, il existe une multitude de significations accordées à la participation des parents et aux termes qui lui sont liés (Claes & Comeau, 1996). Elle peut effectivement désigner le fait de « s’informer, connaître la composition de l’école et les programmes qui y sont suivis », mais aussi consister « à partager la prise de décision et à collaborer activement à la réalisation des objectifs » ou encore l’action de « prendre part à, mais aussi coopérer à, s’associer à » (Claes & Comeau, 1996, p. 82). À cela s’ajoute le fait que peu de moyens concrets sont fournis aux enseignant-es pour leur indiquer comment mettre en œuvre la collaboration avec les parents. Chartier et Payet (2014) avancent justement que :
Les injonctions institutionnelles stipulent ce que les enseignant[-e]s doivent faire, mais n’abordent jamais comment le faire (…) : [elles/]ils savent combien de fois et quand dans l’année scolaire les parents doivent être vus, mais le contenu de ces rencontres reste vague. (p. 32)
Bryk (2017) montre que le manque de clarté des directives contribue à des interprétations « artisanales » et locales des réformes, où les enseignant-es peuvent ajuster les orientations initiales de la politique afin de contourner les difficultés et de répondre aux besoins spécifiques rencontrés dans la pratique quotidienne de leur métier. Ayant un fort « pouvoir discrétionnaire » (Lipsky, 1980), les enseignant-es effectuent ce travail d’interprétation, de négociation et de traduction de l’injonction de collaboration en fonction de leurs valeurs, croyances et intérêts, mais également selon les valeurs et pratiques partagées au sein de leur profession (Duru, et al., 2018 ; Tardif & Lessard, 2004). Cela signifie que la mise en œuvre de la collaboration est aussi bien tributaire d’une rationalité propre aux enseignant-es que des normes et routines institutionnelles déjà bien installées dans les pratiques professionnelles (Dupriez, 2015). Les lignes directrices de la politique éducative de collaboration peuvent alors être redessinées par les enseignant-es au moment de son implémentation sur le terrain, lui donnant ainsi un sens nouveau (Coburn, 2004 ; Lipsky, 1980 ; Weick, 1976). Cela illustre bien que le passage de la prescription à la réalité du terrain modifie la forme de la collaboration initialement prévue.
3. LES STRATÉGIES ET LES PRATIQUES COLLABORATIVES MISES EN ŒUVRE PAR LES ENSEIGNANT-ES
3.1. La réunion de parents pour fixer le cadre de la réussite scolaire
Tout d’abord, la première rencontre qui a généralement lieu entre les enseignant-es et les parents est la réunion de parents. Elle se déroule toujours en début d’année et permet aux enseignant-es d’informer les parents sur l’évaluation et les notes, les conditions de promotion, le programme et les objectifs d’apprentissage, le fonctionnement de la classe et des devoirs, les projets pédagogiques et les sorties qui se dérouleront durant l’année, etc. Elle semble également importante pour expliciter aux parents les particularités du degré actuel de leur enfant, comme l’introduction des notes en 5P, les épreuves cantonales5 (qui se déroulent en fin de 4P, de 6P et de 8P), ou encore la sélection pour le passage au cycle d’orientation6 qui concerne les élèves de 8P. Ces différentes informations transmises semblent être utilisées par les enseignant-es pour montrer aux parents les enjeux du degré de scolarité de leur enfant, la prégnance des notes et de l’évaluation et, in fine, l’importance de réussir à l’école pour la suite de son parcours. Les enseignant-es chercheraient ainsi à mobiliser les parents tout en créant un contexte de crainte et de pression autour de la scolarité de leur enfant :
Ce qui arrive en 8P, c’est que les évaluations elles ont une couleur un petit peu particulière, car le regroupement dépendra de ces évaluations. Pour certains élèves, ça crée quand même une sorte de petit challenge. […] À part en sciences, on nous demande de faire deux évaluations par discipline. C’est vrai que ça met de la pression. Mais de l’autre côté, c’est quand même beaucoup parce qu’au troisième trimestre, y a encore les épreuves cantonales qui compteront un tiers. Par exemple, rien que pour le français I, ça fait sept épreuves, le français II sept épreuves, les mathématiques sept épreuves, l’allemand six, et encore sept épreuves avec les cantonales. Bref. Il y en a quand même pas mal, on a calculé, on en a bien une cinquantaine, voire plus. Alors c’est qu’à un moment, on peut pas tout le temps évaluer. Donc voilà, dans ces épreuves, il peut y avoir un accident une fois, mais en principe, s’il y a eu l’accident, on est d’autant plus vigilant la fois d’après et puis ça se régule. (Extrait d’observation in situ de la réunion de parents d’une enseignante de 7P-8P)
Afin de favoriser la réussite de leur enfant, les enseignant-es observé-es indiquent également aux parents le « bon » comportement que les enfants doivent adopter. Cela s’effectue notamment par l’énonciation des règles de vie de la classe permettant de travailler dans un climat de classe favorable aux apprentissages et des attentes concernant la prise en charge de leur travail personnel. Sans en faire explicitement mention, les enseignant-es font ainsi référence aux différentes composantes du « métier d’élève » (Perrenoud, 2005). Parmi ces dernières figurent par exemple le fait de ne pas discuter pendant les leçons, d’être concentré-es et attentifs/ves, de poser des questions en classe, de bien réaliser les devoirs et de réviser régulièrement pour les évaluations. Toutes ces règles et ces normes semblent être en vigueur pour contrôler le comportement des enfants dans le but de les faire travailler, apprendre et réussir scolairement. Il est alors sous-entendu que les parents doivent y être vigilants et faire le nécessaire dans les cas où leur enfant ne correspondrait pas à cette image du « client idéal » (Becker, 1997) qui réussit, du fait de l’importance de l’évaluation et des notes pour la suite de leur parcours scolaire et professionnel :
C’est à vous de voir quelle est la meilleure organisation pour les devoirs avec votre enfant. Le but, c’est que les devoirs soient faits, mais l’organisation est libre. Donc à vous de voir ce qui est le mieux pour vous et votre enfant. […] Concernant le carnet de devoirs, je vérifie les signatures. Je sais que c’est contraignant avec vos emplois du temps, mais je vous le dis : n’oubliez pas les signatures s’il vous plaît. C’est pour qu’il y ait une cohérence avec les enfants. […] Certains enfants oublient, donc n’hésitez pas à aller fouiller dans le sac de votre enfant pour voir ce qu’ils ont à faire, où ils en sont, quelles évaluations ils ont faites. (Extrait d’observation in situ de la réunion de parents d’un enseignant de 8P)
Ce type de discours, représentatif des différent-es enseignant-es observé-es, permet d’indiquer aux parents qu’ils devront s’impliquer pour que leur enfant réussisse. Ce discours laisse également entendre aux parents que les enseignant-es ont besoin d’eux. C’est pourquoi elles/ils n’hésitent pas à l’avouer directement aux parents, mentionnant sans détour l’importance de travailler ensemble :
Votre aide. J’ai besoin de vous. J’ai besoin de vous pour plusieurs choses. Déjà pour valoriser ce que fait l’enfant. Essayer de lui demander ce qu’il a fait. […] Participer aux entretiens. Dans la mesure des possibilités, donc il va y avoir un entretien individuel avec l’enfant et vous d’ici la fin de l’année. […] Et puis on aura sûrement une porte ouverte en fin d’année. N’hésitez pas si vous avez des questions, si vous avez envie de me rencontrer, de demander dans le carnet de l’élève un entretien, c’est volontiers qu’on fixe. (Extrait d’observation in situ de la réunion de parents d’une enseignante de 1P-2P)
La réunion de parents a donc aussi pour objectif d’informer les parents quant aux modalités de collaboration mises en œuvre et les moyens de communication privilégiés pour l’échange d’informations avec les enseignant-es. Il s’agit d’un premier échelon permettant de fixer le cadre de la réussite scolaire et d’informer les parents quant à leur implication requise pour que leur enfant puisse l’atteindre.
3.2. Les entretiens individuels comme régulations des apprentissages et du comportement des enfants
La deuxième rencontre, quant à elle, est l’entretien individuel. Elle peut également avoir lieu avant la réunion de parents dans les cas où les élèves ont été promu-es par tolérance avec des mesures d’accompagnement afin de fixer ces dernières pour l’année à venir. De plus, les enseignant-es fixent généralement plusieurs entretiens individuels au cours de l’année avec les parents dont les enfants rencontrent des difficultés scolaires et/ou comportementales. La plupart des entretiens qui ont été observés étaient principalement centrés sur la réussite des enfants et leur bulletin scolaire, « document officiel de communication aux parents sur l’évaluation scolaire de l’enfant » (SEE, 2017, p. 2). Les thèmes principaux abordés étaient les évaluations et les résultats obtenus par l’enfant dans les différentes disciplines scolaires, sa progression, ainsi que les solutions à mettre en place à l’école et/ou à l’intérieur des familles pour favoriser la suite de sa scolarité. À nouveau, les enseignant-es utilisent ces moments de rencontre avec les parents pour identifier dans quelle mesure ces derniers pourront s’impliquer et intervenir dans la scolarité de leur enfant, notamment lorsque ses difficultés persistent malgré les actions entreprises en classe. Pour cela, les enseignant-es n’hésitent pas à rappeler aux parents qu’elles/ils ont besoin d’eux, tout en précisant que les solutions proposées par l’école ne suffisent pas à elles seules pour viser la réussite scolaire de leur enfant. Les observations effectuées mettent en évidence que les enseignant-es semblent spécialement attendre que les parents puissent aider leur enfant à la maison :
Alors l’école, elle peut proposer des choses, mais y a peu de choses au final qu’on peut vraiment proposer. Donc, le but c’est aussi de voir un peu avec vous comment on peut réussir à soutenir votre enfant ensemble, ce que vous pouvez faire, vous, à la maison avec lui pour l’aider. (Extrait d’observation in situ d’un entretien individuel entre une enseignante de 5P et une mère de milieu social défavorisé)
En outre, lors de ces rencontres, les enseignant-es mettent très souvent l’accent sur l’importance de l’école et la prise en charge du travail personnel des enfants en classe et à la maison pour viser leur réussite. Elles semblent donc être principalement utilisées pour rappeler aux parents quelles sont les différentes composantes du « métier d’élève » (Perrenoud, 2005) lorsque certaines d’entre elles ne sont pas encore assimilées par leur enfant et trouver des moyens pour la/le conformer aux normes de la forme scolaire. Les parents doivent ainsi aider les enseignant-es pour que leur enfant intègre le plus rapidement possible les normes en vigueur et se conforme à l’image de l’élève idéal-e, comme si c’était la seule façon de pouvoir réussir. Par exemple, dans la situation exposée ci-dessous, l’enseignante attendrait des parents qu’ils reprennent leur fille pour qu’elle change de comportement à l’école. Pour cela, elle indique notamment rédiger un contrat avec les parents pour qu’ils tiennent leur engagement :
Stefanie : Tu avais déjà écrit un mot dans l’agenda sur le fait qu’elle ne se comportait pas bien ?
Enseignante : Ouais et là ras-le bol. Elle bouge tout le temps, elle est toujours en train de faire du bruit avec les radiateurs, toujours en train de tirer un truc, il n’y a pas une minute d’arrêt. Elle est allée aux toilettes et elle a pris du savon et elle en a mis plein les portes. Tu lui demandes de faire un truc, elle va faire, mais pas tout à fait la même chose. Tu lui demandes d’aller se laver les mains, elle va glandouiller même si tu lui dis de se dépêcher. Voilà, pas toujours très gentille avec les camarades. Il y a plein de petites choses et quand tu lui demandes de faire quelque chose et qu’elle n’a pas envie, bah elle ne le fait pas.
Stefanie : C’est elle qui t’avait tiré la langue ?
Enseignante : Ouais, enfin voilà. J’ai déjà pu dire un peu à ce papa que si ça continuait, j’aimerais bien qu’on se rencontre, mais tranquillement pour parler. Ce que j’attends de cet entretien, c’est qu’on pose les choses clairement et que ce ne soit pas juste un truc entre deux portes. J’ai une grille d’entretien que je vais mettre à jour d’ici jeudi et généralement je mets un truc « décision » et si on décide qu’à la maison ils vont faire ceci ou cela, je note et la fois suivante je reprends et on regarde comment ça se passe, ce qu’ils ont pu faire ou pas. Pour qu’il y ait une trace écrite. C’est aussi un peu une sorte de contrat.(Extrait d’entretien semi-directif avec une enseignante de 1P-2P)
Afin d’assurer la réussite des régulations apportées concernant les apprentissages et le comportement des enfants, les enseignant-es requièrent très souvent leur présence lors des entretiens individuels. Elle est même indispensable et obligatoire pour certain-es enseignant-es. En effet, cette stratégie leur permet de faciliter le consentement des enfants et donc leur acceptation des changements souhaités, du fait qu’elles/ils se trouvent face à deux adultes du même avis. Les enseignant-es attendraient alors que les parents les soutiennent face aux propos énoncés et qu’ils aillent dans la même direction, comme cela s’observe dans la situation ci-dessous :
Enseignante : Il semble motivé et preneur en ce début d’année, mais il lui arrive de se braquer lorsqu’il ne comprend pas.
Mère : Tu dois dire à ton enseignante lorsque tu es bloqué.
Enseignante : Exactement. Ça vaut vraiment la peine que tu viennes me poser des questions, car tu ne viens pas beaucoup vers moi.
Mère : Pourquoi tu ne le fais pas ?
Enfant : J’essaye de faire tout seul…
Enseignante : C’est bien, mais si tu ne réussis pas, tu dois venir vers moi.
Enfant : D’accord… (Extrait d’observation in situ d’un entretien individuel entre une enseignante de 6P et une famille de milieu social moyen)
Les différentes données récoltées dans le cadre de cette enquête montrent que les entretiens individuels avec les parents servent de régulations des apprentissages et du comportement de l’enfant par rapport aux informations transmises lors de la réunion de parents. Il s’agit alors de rappeler aux parents l’importance qu’ils s’impliquent dans la scolarité de leur enfant et de leur indiquer précisément ce qu’ils doivent mettre en place pour ce faire, comme prendre un-e répétiteur-e ou effectuer un bilan logopédique par exemple. Il s’agit également d’utiliser les parents pour qu’ils favorisent les changements d’attitude attendus de leur enfant le cas échéant. Enfin, les attentes des enseignant-es sont spécifiques à la situation de chaque enfant, contrairement à la réunion de parents qui sert de cadre général.
3.3. L’appel à une tierce personne en cas de parents « non collaborants »
Malgré les rencontres régulières effectuées avec les parents de leurs élèves, il peut arriver que les enseignant-es n’observent pas ou peu d’améliorations par rapport aux résultats scolaires des enfants, à leur comportement en classe et/ou à la prise en charge de leur travail personnel. Selon les discours des enseignant-es, cela arrive principalement lorsque les parents ne répondent pas à leurs attentes et ne correspondent donc pas à leur image du « client idéal » (Becker, 1997). Il peut s’agir de parents qui ne mettent pas en place les solutions proposées ou qui expriment leur désaccord vis-à-vis des propos énoncés par l’enseignant-e de leur enfant. Pourtant, il pourrait aussi s’agir de parents qui n’ont pas compris ce qui était attendu de leur part ou qui n’ont pas les moyens de remplir ces attentes. Mais face à ces parents jugés « non collaborants », les données récoltées mettent en évidence que les enseignant-es font souvent appel à une tierce personne lors des entretiens individuels pour favoriser leur consentement tout en évitant les conflits.
Différentes personnes peuvent être appelées par les enseignant-es pour leur venir en aide dans ces situations : les collègues, les partenaires scolaires (tel-les que les membres de l’équipe pluridisciplinaire, l’enseignant-e chargé-e du soutien pédagogique et l’éducateur/trice), ainsi que la directrice ou le directeur d’établissement. Dans la situation exposée ci-dessous, les deux enseignantes, qui ont chacune un-e des enfants de la mère dans leur classe, ont décidé de faire ensemble l’entretien individuel avec cette dernière. En effet, ayant le sentiment que la mère manquait d’implication dans la scolarité de ses enfants qui rencontrent pourtant de grandes difficultés d’apprentissage, elles ont souhaité la rencontrer pour lui demander des explications et remédier à la situation :
Enseignante 1 : Donc voilà, alors le but en fait de se voir aussi ensemble, c’est pour qu’on arrive, je dirais, à clarifier, à simplifier un peu la relation qu’on a entre vous et nous. Parce qu’on a vraiment besoin qu’il y ait un lien de confiance entre vous et nous, donc que vous puissiez nous faire confiance et qu’on puisse vous faire confiance. […]
Enseignante 2 : Bah c’est important pour nous que vous puissiez avoir confiance en nous et que vous puissiez nous dire quand il y a quelque chose qui va ou qui va pas. Et puis, s’il y a quelque chose qui va pas, voir ce qu’on peut faire les uns et les autres pour que ça se passe bien.
Mère : J’ai toujours eu confiance en vous. Au départ. Si j’avais quelque chose à vous dire, je le dirais. Volontiers. Il faut me le dire. Parce que comme je dis, je suis claire sur des choses, j’ai rien à vous cacher. […]
Enseignante 1 : Alors nous, on aurait peut-être besoin de savoir en quoi ça a été difficile, enfin pourquoi ça a pas été possible de venir chercher les devoirs de vos enfants jeudi soir alors qu’ils étaient absents ? Ça semblait hyper compliqué alors qu’au téléphone ça avait l’air d’aller.
Mère : Comme je l’ai expliqué à votre collègue tout à l’heure, j’ai un boulot. J’ai pas eu le temps de venir avant 16 heures. (Extrait d’observation in situ d’un entretien individuel entre deux enseignantes de 6P et une mère de milieu social défavorisé)
La présence des deux enseignantes face à la mère place cette dernière dans une position asymétrique, où elle est seule et peut difficilement se défendre. Les enseignantes mettent ainsi une forme de pression sur la mère pour qu’elle se conforme à leur image du parent idéal et qu’elle réponde à leurs attentes, notamment en termes de suivi du travail scolaire de ses enfants. Il semble effectivement important pour ces deux enseignantes que les élèves puissent effectuer leurs devoirs et qu’en cas d’absence, les parents viennent les chercher.
Concernant les décisions d’orientation ou les demandes de bilans refusées par les parents, les données récoltées mettent en évidence que les enseignant-es font, dans ces cas, principalement appel à leur directeur/trice. Elles/ils semblent considérer que les parents seront dans l’obligation d’accepter les propositions effectuées, étant donné la figure d’autorité que représente la directrice ou le directeur, permettant ainsi d’obtenir plus facilement leur consentement :
La grand-mère disait qu’elle ne voulait pas que son enfant aille en enseignement spécialisé. Donc voilà, la directrice, c’était bien qu’elle soit là, car elle a été tranchante là-dessus. Elle a dit que c’était vraiment génial, que c’était formidable parce qu’il y a beaucoup d’adultes pour un enfant, que c’est en tout cas pas une voie de garage, qu’après il peut reprendre l’école normale, etc. Et c’est vrai que moi, je sais que ça peut bien se passer comme ça peut ne pas bien se passer, que ça dépend de beaucoup de choses. Mais en même temps, quand je vois comment c’est en classe avec lui depuis le début de l’année… Je connais bien le programme, j’ai eu les 5P et les 6P. Là, il a fait le début, mais après ça va encore plus vite et il faut y aller. Ce n’est pas suffisant de faire des petits pas en avant, car tu peux pas te dire qu’il va rattraper l’année prochaine, car on va en remettre une couche. J’ai vraiment l’impression qu’il a trop de lacunes. Donc comme la grand-maman ne voulait pas entendre, j’ai demandé à la directrice de venir. (Extrait d’entretien semi-directif avec une enseignante de 5P)
Le discours de cette enseignante montre des sentiments d’impuissance face à la situation scolaire de son élève, qu’elle ne parvient plus à aider en raison de ses lacunes trop importantes et du programme qui ne cesse d’accélérer. C’est pourquoi, étant à court de solutions, elle souhaite orienter cet enfant en enseignement spécialisé, une structure qui dispose de moyens supplémentaires pour subvenir aux besoins particuliers des enfants. Mais face au refus de la grand-mère, la responsable légale, malgré les explications fournies, l’enseignante a décidé de faire intervenir la directrice pour la convaincre du bienfait de cette décision. Cette stratégie est souvent utilisée par les enseignant-es interrogé-es comme dernier recours, lorsqu’elles/ils se sentent démuni-es et qu’elles/ils ne parviennent plus à faire progresser leurs élèves avec les moyens dont elles/ils disposent. Cela montre alors une hiérarchie dans les stratégies et les pratiques mises en œuvre par les enseignant-es pour que les parents répondent à leurs attentes et leurs besoins : 1) la réunion de parents pose le cadre de la collaboration, 2) les entretiens individuels régulent l’implication parentale, et 3) l’appel à une tierce personne favorise et contraint le consentement des parents.
DISCUSSION CONCLUSIVE : UNE COLLABORATION NORMATIVE ET ASYMÉTRIQUE
L’objectif poursuivi tout au long de ce texte était de mieux comprendre selon quelles logiques et quelles rationalités l’injonction de collaboration avec les parents se concrétise, se transforme et évolue au sein de l’enseignement primaire genevois. Il s’agissait alors de mettre en évidence l’interprétation et la réappropriation que les enseignant-es font des prescriptions institutionnelles liées à l’injonction de collaboration avec les parents. Puis, à partir de cette interprétation, il s’agissait plus particulièrement d’identifier les stratégies et les pratiques collaboratives mises en œuvre par les enseignant-es pour collaborer avec les parents. Les différents résultats présentés montrent que les enseignant-es réinterprètent cette injonction floue en termes de besoin des parents, à l’intérieur de la pratique quotidienne de leur métier. En effet, se sentant impuissant-es face à la complexité sans cesse grandissante de leur métier et à un système scolaire qui classe et sélectionne les enfants en fonction des notes obtenues, les enseignant-es attendraient que les parents les aident dans leur mission, ne parvenant pas à viser la réussite scolaire de chacun-e de leurs élèves. Pour cela, la grande majorité des rencontres observées étaient centrées sur la manière de favoriser la réussite scolaire des enfants et l’implication parentale requise pour y parvenir. Plusieurs stratégies et pratiques collaboratives sont donc mises en œuvre par les enseignant-es pour que les parents puissent combler les manques de l’école, leur permettant ainsi de contourner leurs propres difficultés.
Toutefois, cette collaboration avec les parents, mise en œuvre par les enseignant-es, paraît très normative. En effet, les différentes rencontres observées indiquent aux parents ce qu’ils doivent faire, mais sans tenir compte de leurs besoins, de leurs conditions de vie, de leurs valeurs et de leur culture, alors qu’ils sont confrontés à de nombreuses inégalités de participation (Fraser, 1992/2005 ; Rienzo, 2022) qui les empêchent de s’impliquer dans la scolarité de leur enfant, en particulier lorsqu’ils proviennent de milieux défavorisés. En outre, ce besoin des parents semble engendrer le développement de relations asymétriques, s’opposant à une collaboration qui reposerait « sur le rapport visant l’égalité entre les parents et les intervenant-es, la reconnaissance réciproque d’expertises et d’habiletés, la recherche de consensus dans la prise de décision » (Larivée, 2008, p. 225). Dans les situations observées, au contraire, les attentes sont descendantes, venant « d’en haut », c’est-à-dire de l’institution scolaire et des membres du corps enseignant, auxquelles les parents doivent se plier sous peine d’être jugés négativement. La pression ressentie par les enseignant-es face aux enjeux scolaires semble ainsi se répercuter sur les parents qui se trouvent obligés de s’impliquer dans la scolarité de leur enfant face à la menace potentielle de son échec scolaire, mais qui n’en ont pas forcément les moyens ni les ressources.
Un « découplage » (Coburn, 2004) important s’observe alors entre les prescriptions institutionnelles et la réalisation de la collaboration sur le terrain, les enseignant-es mettant en œuvre cette injonction en fonction de leurs intérêts, de leurs propres logiques (Lipsky, 1980) et de leur réalité. L’orientation initiale de cette politique, nécessairement interprétée et traduite, semble être transformée (Lessard & Carpentier, 2015) : l’apparition du besoin des parents et la mise en œuvre de rencontres normatives et asymétriques ne permettent effectivement pas de viser la réussite scolaire de chaque enfant, et donc de lutter contre l’échec et les inégalités. Pour cause, la réalisation d’une telle collaboration avec les parents favorise, au contraire, la présence des inégalités de participation des parents, qui risquent fortement de se répercuter sur les apprentissages des enfants, et donc sur les inégalités, expliquant pour quelles raisons l’objectif initial de cette injonction politique n’est pas atteint.
Face à ces différents constats, il semble nécessaire de continuer à questionner les processus sous-jacents à la mise en œuvre de la collaboration école-familles au sein de l’enseignement primaire genevois du fait des distorsions entre la forme qu’elle prend « sur le papier » et celle qu’elle réalise in fine après son implémentation sur le terrain (Lessard & Carpentier, 2015 ; Maroy, et al., 2022). « Selon Bryk, si la recherche en éducation excelle à mettre en évidence les déterminants des inégalités scolaires, elle manque en revanche de connaissances sur la possibilité même d’y remédier et sur ce que cela nécessiterait de faire » (Draelants & Revaz, 2022, p. 37). Il paraît donc important de savoir comment s’y prendre pour que la collaboration entre l’école et les familles, promue par l’institution scolaire, puisse réellement réduire les inégalités, compte tenu du contexte institutionnel, de la complexité grandissante du métier, et de l’hétérogénéité des élèves et de leurs parents.
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Notes
1 L’enseignement primaire genevois comprend huit années de scolarité primaire divisées en deux cycles de quatre ans. Le cycle élémentaire (ou cycle 1) s’étend de la 1P à la 4P et comprend les enfants de 4 à 8 ans. Le cycle moyen (ou cycle 2) s’étend de la 5P à la 8P et comprend les enfants de huit à 12 ans.
2 Le SRED est le service de la recherche en éducation. Il contribue au pilotage et au suivi du système scolaire genevois, et produit notamment des statistiques publiques sur l’enseignement et la formation.
3 Les prescriptions et les attentes institutionnelles décrites dans ce texte sont donc celles qui étaient en vigueur lors de la récolte des données, de 2018 à 2021.
4 Le réseau d’enseignement prioritaire (REP) est caractérisé par sa population d’élèves de quartiers moins favorisés (DGEP, 2012). Les écoles de ce réseau bénéficient de moyens supplémentaires afin d’encourager la qualité des apprentissages et l’égalité des chances en matière de réussite scolaire.
5 Les épreuves cantonales sont standardisées : les contenus, les dates, la durée et les conditions d’administration, les méthodes de correction, ainsi que les critères d’évaluation sont identiques pour l’ensemble des élèves du canton (SEE, 2017). En 4P et en 8P, les résultats sont pris en compte dans l’évaluation certificative des élèves. En 6P, il s’agit d’évaluations diagnostiques, sans note.
6 Le cycle d’orientation dure trois années scolaires, de la 9e à la 11e, et comprend les enfants âgé-es de 12 à 15 ans (Conseil d’État, 2010). La 9e est organisée en trois regroupements d’élèves : regroupement 1 (R1), regroupement 2 (R2) et regroupement 3 (R3), les exigences du R3 étant plus élevées que celles du R2 et du R1. Les enfants y sont admis-es en fonction de leurs acquis à l’issue de l’enseignement primaire dans les disciplines principales (français I, français II et mathématiques). Ces regroupements visent à l’atteinte des niveaux d’attente définis pour chaque discipline.
L’éducation en débats : analyse comparée | ISSN 1660-7147 | Directory of Open Access Journals (DOAJ)
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