Résumé
Développer la qualité de l’école est un projet ambitieux, mais nécessaire pour qui pilote un système éducatif. Alors que l’école déclare considérer les parents d’élèves comme des partenaires, quelle place l’institution leur donne-t-elle dans un tel processus ? Une recherche ethnographique réalisée au sein de l’administration scolaire du canton de Fribourg (Suisse) montre les nombreux écueils que rencontrent les cadres dans la mise en œuvre d’une politique qualité : confronté-es de toutes parts, et en premier lieu à l’interne, à la diversité des représentations sur ce qu’est et devrait être l’école, les cadres avancent avec prudence, cherchant à ménager les craintes des professionnel-les du terrain, à convaincre plutôt qu’à imposer, dans le souci d’éviter les résistances et les conflits qui remettraient le processus en question. La relation école-familles représentant un sujet majeur de crispation au sein du corps enseignant, l’implication des parents d’élèves dans le processus de développement de la qualité est apparue comme une menace de trop et les parents d’élèves ont été tenus à l’écart du processus. Au-delà de la remise en question du partenariat école-familles, c’est la possibilité pour les cadres de conduire une politique qui soit mise en œuvre par l’ensemble des établissements scolaires qui est interrogée.
Mots-clés : administration scolaire, gouvernance, politiques qualité, relation école-familles, résistance au changement
Abstract
Quality development is an ambitious but necessary project for who runs an education system. While institutional texts claim to consider parents as partners, what place does the institution give them in such a process? An ethnographic study carried out within the school administration of the canton of Fribourg (Switzerland) shows the many pitfalls encountered by managers in implementing a quality policy: confronted on all sides, and first and foremost internally, with the diversity of views on what schools are and should be, managers proceed cautiously, seeking to allay the fears of professionals in the field, to convince rather than impose, in order to avoid resistance and conflicts that would call the process into question. Since the relationship between school and families is a major source of tension within the teaching profession, the involvement of parents in the quality development process was seen as one threat too many, and parents were kept out of the process. Beyond the issue of school-family partnership, it is the possibility for managers to lead a policy that is implemented by all schools that is questioned.
Keywords: governance, quality policies, resistance to change, school administration, school-family relationship
INTRODUCTION
L’école publique est une institution difficile à saisir dans sa complexité, souvent réduite à sa partie visible : le corps enseignant et les élèves réuni-es autour de l’activité d’enseignement-apprentissage. Or les acteurs/trices qui participent à faire de l’école ce qu’elle est sont nombreuses/eux, avec des rôles et statuts divers : des professionnel-les exerçant différents métiers ne se résumant pas au seul enseignement ; des bénéficiaires, les élèves et leurs parents (dont l’activité professionnelle est parfois en lien avec l’école) ; sans oublier des « influenceur-es » (par ailleurs souvent parents d’élèves) comme les journalistes – qui peuvent porter l’école sur la place publique – et les politicien-nes, qui ont le pouvoir de faire pression sur l’administration scolaire, voire de modifier le cadre législatif. Parmi les professionnel-les de l’école, si beaucoup exercent sur le devant de la scène (la classe, l’établissement), d’autres, aux rôles non moins importants, œuvrent depuis les coulisses (notamment les administrations publiques gérant le système éducatif). Tous/tes ces acteurs/trices agissent à partir d’une vision de l’école et de son rôle dans la société qui est à la fois partagée (l’école reflète un contexte culturel qu’elle a mission de perpétuer, Forquin, 1989), et différenciée, selon les parcours de vie et les groupes sociaux auxquels ils et elles s’identifient.
Comment s’y prennent les professionnel-les de l’école, notamment celles et ceux en charge de sa gouvernance, pour assurer la cohésion de ce système complexe ? Telle que nous avons pu l’observer dans le canton de Fribourg en Suisse en nous intéressant au quotidien des interactions entre des parents et des enseignantes d’un établissement (Ogay, 2017), l’institution scolaire apparaît marquée par un fort ethnocentrisme, au sens défini par Bizumic, et al. (2021) : d’une part, en ayant tendance à se penser comme étant au centre de tout, y compris de la vie des familles ; d’autre part, en considérant que ses normes et attentes devraient aller de soi, car connues de toutes et tous. Selon l’expression consacrée, l’école constitue un « monde » : un système de références, avec son lot d’implicites et d’évidences qui ne sont partagés que par celles et ceux appartenant à ce monde (Béguin, 2004). Si l’ethnocentrisme peut rassembler à l’interne, nous avons pu observer (voir notamment Conus & Ogay, 2020 ; Fahrni & Ogay, 2022) combien il rend difficile la relation de l’école avec celles et ceux qui ne partagent pas le même ancrage culturel : parents issus de la migration, ayant connu un autre système scolaire, parents en situation de précarisation sociale, pour qui l’école peut être un environnement étrange, voire menaçant (Grard, 2022).
Intrigué-es par l’ethnocentrisme de l’institution scolaire, nous avons cherché à le saisir au sein de l’administration scolaire cantonale et à en comprendre les implications pour la collaboration entre l’école et les familles. C’est ainsi que, de 2019 à 2024, nous avons réalisé une deuxième recherche1, également de type ethnographique, auprès des cadres des trois services de l’administration cantonale en charge de l’école obligatoire fribourgeoise (école francophone, école germanophone, enseignement spécialisé). Ce présent texte met le projecteur sur l’un des dossiers traités par les cadres : la mise en œuvre, au sein du service de l’école obligatoire francophone, d’un concept qualité. Instrument typique de la nouvelle gouvernance « post-bureaucratique » (Maroy, 2008 ; Voisin & Maroy, 2018) de l’action publique et notamment des politiques éducatives, la mise en œuvre de ce concept qualité nous a intéressé-es pour son potentiel à révéler les finalités et valeurs (Van Zanten, 2021) de l’administration scolaire, notamment par rapport à la place accordée aux parents d’élèves. Alors que la loi scolaire (État de Fribourg, 2014) déclare l’école et les parents partenaires, quelle place l’institution donne-t-elle aux parents dans la mise en œuvre d’une politique visant à développer la qualité de l’école ? Les analyses que nous développons ici montrent combien cette mise en œuvre s’avère être une mise à l’épreuve de l’action des cadres (Draelants & Revaz, 2022). Confronté-es de toutes parts, et en premier lieu à l’interne auprès des professionnel-les du terrain scolaire, à la diversité des représentations sur ce qu’est et devrait être l’école fribourgeoise, les cadres de l’administration cantonale avancent avec prudence, cherchant à ménager les susceptibilités, à convaincre plutôt qu’à imposer, dans le souci d’éviter les résistances et les conflits qui pourraient tout remettre en question. Dans ce contexte, l’implication des parents d’élèves – mais aussi le seul fait de les informer – est perçue par les cadres comme une menace de trop : la mise en œuvre du concept qualité se réalise ainsi en maintenant les parents d’élèves à l’écart, contredisant la volonté affichée d’établir un partenariat entre l’école et les familles.
1. PRÉCISIONS MÉTHODOLOGIQUES
Par « cadres », nous entendons les chef-fes de services et leurs adjoint-es, les inspecteurs/trices scolaires, ainsi que les collaborateurs/trices pédagogiques et scientifiques travaillant au sein de l’administration scolaire cantonale. Contrairement à d’autres (comme Progin, 2019), nous n’y incluons pas les directions d’établissement, car celles-ci sont actives sur le terrain scolaire et non au sein de l’administration. Fondée sur une approche théorique de la relation école-familles en termes de communication interculturelle (Ogay, 2024), la recherche DÉCOLLE suit une démarche ethnographique impliquant la réalisation d’observations (principalement de réunions), d’entretiens individuels ou collectifs ainsi que la collecte de documents (procès-verbaux de réunions, documents produits à l’intention des professionnel-les du terrain, communications internes et externes). Au total, 491 fichiers de données ont été produits ou récoltés, gérés et analysés à l’aide du logiciel NVivo 12 pour une analyse qualitative de contenu de type abductif (Anadón & Guillemette, 2007). Focalisé sur un dossier spécifique traité par les cadres de l’école obligatoire francophone, ce texte est basé sur l’analyse d’un corpus constitué de 151 extraits. Ceux-ci proviennent de 70 fichiers de données (rapports d’observations, transcriptions d’entretiens et documents récoltés), parmi lesquels un entretien collectif avec les cadres responsables de la conception et de la mise en œuvre du concept et quatre rapports d’observation de réunions du groupe de pilotage qui en assure le suivi. Comme le prévoient les principes éthiques négociés avec nos partenaires de terrain, la première version de ce texte a fait l’objet d’un « retour dialogique », le 5 février 2024, avec les deux responsables du service de l’enseignement obligatoire francophone (pour plus de précisions sur notre dispositif méthodologique, voir Gremion, et al., 2022, ainsi que Ogay, et al., 2023).
2. LA DÉMARCHE QUALITÉ DE L’ÉCOLE FRIBOURGEOISE FRANCOPHONE
Le processus de développement de la qualité dans lequel s’est engagée l’école obligatoire fribourgeoise francophone2 a débuté il y a une dizaine d’années. S’écartant résolument d’une précédente démarche top-down qui avait échoué, le concept a été élaboré avec l’implication de près de 200 personnes issues du terrain (personnel enseignant et directions d’établissement) et a été soumis pour consultation aux associations professionnelles. Appuyée par un groupe de pilotage réunissant trois cadres de l’administration cantonale et cinq directions d’établissements du primaire et du secondaire I, la mise en œuvre a débuté en 2019-2020 par une phase pilote au sein de 14 établissements. Le processus a ensuite été généralisé dès l’année scolaire suivante aux 77 établissements restants, en leur laissant une importante latitude quant au calendrier et aux modalités de la mise en œuvre, en raison notamment de la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid19.
Présenté dans les documents comme une démarche de « développement professionnel des enseignants et des établissements scolaires » (Service de l’enseignement obligatoire de langue française [SEnOF], s. d.-b, p. 2), le cadre de développement de la qualité est centré sur l’autoévaluation individuelle et collective au sein des établissements, se donnant pour but « d’amener le professionnel et l’établissement dans sa globalité à identifier des ressources, des enjeux en termes de développement professionnel afin d’offrir aux élèves des conditions optimales d’apprentissage » (p. 2). On y retrouve l’ « obligation de réflexivité » décrite par Demailly (2009, p. 34), chère au pilotage des systèmes éducatifs inspiré par le nouveau management public. Les résultats des auto-évaluations des enseignant-es et des directions sont confrontés à l’évaluation qualifiée d’externe, réalisée par les inspecteurs/trices du service, avec pour objectif de « valoriser le processus et les réussites tout en aidant l’équipe à identifier les régulations prioritaires » (SEnOF, s. d.-c, p. 2). Cette démarche s’apparente au quatrième mode de régulation identifié par Felouzis et Revaz (2024) : la mobilisation et la participation des acteurs/trices de terrain. Cherchant à prévenir les résistances des enseignant-es aux démarches d’évaluation de leurs pratiques (Demailly, 2003), le concept limite la communication des auto-évaluations réalisées par les enseignant-es à la seule direction de l’établissement, et des auto-évaluations de l’établissement à l’inspectorat uniquement. Il bannit par ailleurs toute comparaison entre enseignant-es ou entre établissements.
Cinq axes sont proposés aux établissements pour leur auto-évaluation. Le premier, obligatoire, cible l’enseignement et l’apprentissage. En plus de cela, les établissements doivent travailler sur au moins deux critères d’un axe de leur choix. La collaboration entre l’école et les familles est présente dans le troisième axe (« la prise en compte des élèves, des parents et/ou des personnes de référence responsables de l’enfant », SEnOF, s. d.-b, p. 6), avec ces deux critères (sur un total de quatre) :
A3.3 Les parents et/ou les personnes de référence responsables de l’enfant sont régulièrement informés des progrès ou des difficultés de l’enfant. […]
A3.4 Les élèves, les parents et les personnes de référence responsables de l’enfant sont considérés comme des interlocuteurs privilégiés par les professionnels de l’établissement. La communication est soignée et leur perception de l’établissement ainsi que leurs besoins sont régulièrement recueillis et analysés. (SEnOF, s. d.-a, p. 6)
3. DÉVELOPPER LA QUALITÉ DE L’ÉCOLE, SANS LES PARENTS D’ÉLÈVES
Appelés par l’institution à être partenaires de l’école, les parents sont-ils invités à participer au processus visant à développer sa qualité ? Nous n’entendons pas ici une participation individuelle, mais collective, institutionnalisée, par le biais des associations de parents d’élèves – via notamment leur association faîtière cantonale, interlocutrice officielle de l’école fribourgeoise – ainsi que par le biais des conseils de parents institués dans chaque établissement par la loi scolaire (État de Fribourg, 2014). La participation des parents à la gouvernance scolaire s’inscrit dans le mouvement global, porté notamment par l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] (2001), qui vise à accroître la participation de l’ensemble des acteurs/trices concerné-es par les politiques scolaires, dont les parents (Lacroix, 2018), ainsi qu’à favoriser la décentralisation et l’autonomisation des collectivités locales dans une logique d’accountability ou de redevabilité (Voisin & Maroy, 2018). Selon le résumé qu’en fait Ahehehinnou (2023), il est attendu de cette nouvelle gouvernance :
[…] Une plus grande transparence et une plus forte légitimité du processus décisionnel, une amélioration de la qualité des décisions avec une exploitation des sources plus variées d’informations, une prise en considération des points de vue des citoyens dans la prise de décision et un renforcement de la confiance des citoyens envers les pouvoirs publics. (p. 1)
Or, il s’avère que la participation – même institutionnalisée – des parents ne fait à ce stade pas partie du processus de développement de la qualité de l’école fribourgeoise francophone. Ceci non seulement dans les faits, mais déjà dans les intentions avec lesquelles le concept a été élaboré. En effet, la focalisation sur le développement professionnel des enseignant-es et des directions justifie selon les cadres la non-implication des parents dans le processus. À leurs yeux, les parents sont suffisamment pris en compte par les établissements qui, pour réaliser leurs rapports d’auto-évaluation, collectent des données auprès des parents (une banque d’items pour des questionnaires à cet effet a été mise à la disposition des directions).
L’idée selon laquelle le processus de développement de la qualité de l’école ne concerne pas les parents d’élèves a notamment été exprimée lors d’une réunion du groupe de pilotage qui traitait de la question de l’information des parents : par une analogie, une direction y a décrit les parents d’élèves comme de simples utilisateurs/trices de l’école, susceptibles de s’intéresser à la qualité des prestations offertes, mais pas aux processus internes la garantissant : « Le concept qualité de mon garagiste, je ne le connais pas et il ne m’intéresse pas, ce que je veux savoir c’est quelles prestations il va m’offrir » (19.05.2022, rapport d’observation). Cependant, c’est surtout la crainte d’un excès d’intérêt de la part des parents – ou de leurs représentant-es – qui domine dans le discours des directions, notamment lors d’une analyse SWOT3 au sujet de la stratégie d’information des parents. Dans l’étape de l’analyse des menaces, la crainte est exprimée que les parents, s’ils étaient informés du projet, ne s’en emparent pour y placer leurs revendications. Selon une direction, la connaissance de l’existence du concept qualité risque de créer des attentes disproportionnées chez les parents alors que « l’école ne va pas changer du tout au tout parce qu’il y a le concept qualité ». Selon une autre direction, ces attentes excessives pourraient conduire à « une prise de pouvoir » des parents qui viendraient demander des comptes sur ce que fait l’école : « Ça peut être une forme de pression et donner un peu des bâtons pour nous faire taper dessus ». Signalons que ces craintes semblent parfois alimentées par les cadres elles/eux-mêmes, soit parce qu’ils et elles les partagent, soit dans un souci de favoriser l’expression des craintes des directions. Ainsi, au moment d’introduire la phase d’analyse des menaces, un-e cadre mentionne qu’ « il peut y avoir certains risques d’aller trop dans le détail dans la communication auprès des parents » (09.12.2021, rapport d’observation).
Dans une autre réunion, alors que sont discutés une lettre d’information et un support visuel destinés à présenter le concept qualité aux parents, le groupe de pilotage s’interroge à nouveau sur la bonne quantité d’information à y inclure. Des directions craignent que donner trop peu d’information risque de les voir submergées de questions de la part de parents. Mais donner beaucoup d’informations est également jugé problématique : pour les parents maîtrisant peu le français, mais surtout pour des parents qui en profiteraient pour demander des comptes sur les pratiques de l’établissement de leur(s) enfant(s). La même métaphore que dans la réunion précédente est utilisée par une direction : « On ne va pas donner des bâtons aux parents pour se faire taper dessus avec » (19.05.2022, rapport d’observation). Au moment d’écrire ces lignes, la diffusion d’une lettre d’information aux parents a été reportée sine die par la direction du service, qui a jugé le moment inopportun en raison de l’attention médiatique et politique déjà suscitée par d’autres dossiers traités par l’administration scolaire.
À un niveau différent, un autre élément interroge la place accordée aux parents dans le processus de développement de la qualité : l’amélioration de la relation avec les familles a rarement été choisie par les établissements comme une priorité sur laquelle travailler. Un état des lieux, réalisé début 2024 par l’équipe conduisant le projet, indique qu’une seule école a choisi le critère sur la transmission d’information aux parents comme critère de développement, six écoles l’ayant considéré comme une ressource déjà acquise ; quant au critère visant à faire des parents des interlocuteurs privilégiés, il n’a été retenu par aucun établissement, ni comme objectif de développement ni comme ressource. Devant ces données présentées au groupe de pilotage, les directions précisent que cela ne signifie pas pour autant que les établissements ne s’investissent pas dans la relation avec les familles : celle-ci est décrite comme étant même parfois en haut de leurs priorités, mais dans des activités non reliées au processus de développement de la qualité (11.01.2024, rapport d’observation). Quoiqu’il en soit, une double absence des parents transparaît dans le processus observé de développement de la qualité de l’école : 1) dans la participation à l’élaboration du processus ainsi que l’information au sujet de son existence ; 2) dans les axes de développement choisis par les établissements pour la mise en œuvre
4. UNE MISE EN ŒUVRE À L’ÉCOUTE DES RÉSISTANCES DU TERRAIN
Convaincre les professionnel-les du terrain de s’engager dans le processus de développement de la qualité représente un défi de taille pour les cadres :
Alors, dans le processus, on a vraiment fait strate par strate, on a pris avec d’abord les directions d’école, parce qu’il fallait un peu convaincre, nous on a un grand souci, c’est que ça leur parle pas du tout. […] on était très focalisés là-dessus, c’est-à-dire de faire passer la rampe d’abord aux directions d’école, on a pris beaucoup de temps, […] parce qu’on se disait, le mot « qualité » c’est un mot qui est vraiment… répulsif ou rédhibitoire […]. Parce qu’eux ils pensent tout de suite : contrôle, ISO, check-list, vous correspondez, vous correspondez pas. Donc il y a vraiment une grande peur, déjà dans les directions d’établissement, alors on les a pris avec, et ensuite les enseignants. Nous, ça c’était le gros morceau […] convaincre les directions d’établissement que ce concept était déjà bienveillant dans sa conception, et puis ensuite qu’il va s’adapter à chaque contexte. (Cadre supérieur-e, entretien individuel, 06.03.2020)
L’expression « prendre avec », utilisée deux fois dans cet extrait d’entretien, revient à de nombreuses reprises dans les données récoltées (lors d’observations comme d’entretiens, utilisée par divers-es cadres). Elle constitue en quelque sorte le leitmotiv des cadres, résumant leur style de gouvernance préoccupé avant tout par l’adhésion des professionnel-les du terrain aux politiques mises en œuvre. Car ce ne sont pas les parents qu’il s’agit de « prendre avec », au contraire : l’acceptabilité par les professionnel-les de terrain d’une démarche qualité étant déjà fragile, les fortes crispations que la relation école-familles engendre font que les cadres préfèrent laisser les parents en-dehors, espérant ainsi donner de meilleures chances au concept qualité d’être accepté par le terrain. Les cadres conduisant le projet évoquent notamment combien la formulation des deux critères portant sur la collaboration-école-familles a été particulièrement discutée dans l’élaboration du concept, en particulier par les syndicats du corps enseignant. La relation de l’école avec les parents d’élèves s’avérant une question sensible pour nombre d’enseignant-es, et de directions, éviter d’impliquer les parents dans l’élaboration du concept qualité apparaît comme le prix à payer pour ne pas attiser les résistances.
Un autre terme qui revient très souvent dans les propos des cadres est celui de « bienveillance », qui apparaît comme une valeur forte dans la culture institutionnelle qu’ils et elles cherchent à promouvoir. Une bienveillance demandée par l’administration scolaire cantonale aux directions et enseignant-es envers les élèves et leurs parents. Mais une bienveillance mentionnée surtout pour qualifier l’attitude compréhensive à adopter par les cadres envers les directions d’établissements, qui sont les premières confrontées aux éventuelles réticences des enseignant-es face aux changements que leur demande l’administration scolaire cantonale :
[…] Ce sont eux, je pense dans le système c’est le rôle le plus difficile, pour moi. Parce que ce sont eux qui sont confrontés à toutes les injonctions d’en haut, et puis qui ramassent tous les coups de bâtons d’en bas, aussi de mécontentement, de porter les changements, de soutenir les gens sur le terrain qui sont fatigués. Ça c’est un rôle vraiment, et puis on doit tout le temps jouer avec le paradoxe. Parce qu’en haut ils nous disent ça, je ne peux pas faire autre chose et puis en même temps la réalité me montre qu’il faudrait faire un peu autre chose. (Cadre supérieur-e, entretien individuel, 06.07.2021)
Ainsi, nous observons une grande prudence des cadres tant dans la construction du concept qualité – à témoin la place donnée aux logiques de développement professionnel et d’autoévaluation – qu’au niveau de sa mise en œuvre, cherchant à mettre le moins de pression possible sur les établissements, adaptant sans cesse le processus aux retours du terrain :
[…] Le concept qualité ce n’est pas juste un cadre que l’on envoie dans les écoles, mais c’est bien un dialogue quelque part entre l’institution et le terrain. […] Et nous on ne doit pas se mettre dans une posture forcément de détenir le savoir et c’est comme ça qu’il faut faire. Parce que nous on doit aussi s’adapter en fonction de ce qui est possible, en fonction de ce qui est vécu. (Cadre supérieur-e, entretien individuel, 06.07.2021)
Ce souci de « prendre avec » les professionnel-les du terrain amène les cadres à prendre leur « bâton de pèlerin », espérant progressivement amener une majorité des enseignant-es et des directions à adhérer aux changements souhaités, en adoptant un leadership par la conviction que nous avons également analysé pour un autre dossier, prioritaire et sensible, celui de l’école inclusive (Conus, et al., sous presse). Nous avons pu observer combien l’anticipation et la prévention des réactions négatives tiennent une place importante dans l’action des cadres. Car les écueils potentiels sont nombreux : à l’interne, les professionnel-les du terrain peuvent résister aux orientations souhaitées en ne les appliquant pas ou minimalement dans leurs pratiques quotidiennes (ce contre quoi les cadres nous semblent passablement désarmé-es) ; ils et elles peuvent aussi résister en mobilisant leurs associations professionnelles et syndicales qui disposent d’une capacité à influencer la mise en œuvre des politiques scolaires (Revaz, 2024). Les dissensions à l’interne peuvent aisément déboucher sur une polémique dans les médias, mobilisés par des professionnel-les de terrain cherchant à faire entendre une voix discordante, comme en attestent plusieurs articles de presse parus au cours de notre collecte de données. Plus encore, une controverse médiatique devient rapidement politique quand elle est relayée par des député-es du parlement cantonal, organe politique de surveillance de l’administration cantonale. Le défi pour les cadres de l’administration scolaire cantonale de réussir à « prendre avec » les enseignant-es et les directions s’avère ainsi essentiel. Si l’on tient compte du fait que des polémiques médiatiques et politiques peuvent également être déclenchées par des parents mécontents, on mesure combien la mise en œuvre par les cadres des politiques scolaires cantonales relève plus d’un périlleux exercice d’équilibrisme que d’actes d’autorité.
5. UN CARRÉ DIALECTIQUE POUR SAISIR LES TENSIONS
Les cadres nous apparaissent pris-es dans une tension dialectique entre d’une part, leur mission et volonté d’impulser et d’accompagner le changement de l’école fribourgeoise, donc de mettre en œuvre des politiques qui soient appliquées dans les établissements et, d’autre part, la préoccupation de tenir compte des différentes réalités de ceux-ci, notamment les résistances de certain-es professionnel-les de terrain. Cette tension est ainsi exprimée par un-e inspecteur/trice en parlant de la collaboration entre les cadres et les directions d’établissement :
[…] Le gros travail d’accompagnement que j’essaie de faire avec les directions d’école, c’est vraiment toujours d’avoir ce discours-là et de leur dire, la première chose à faire c’est vous d’avoir une vision, qui respecte le cadre cantonal, mais on sait que vous avez de toute façon une certaine autonomie, et puis après, d’avoir votre vision, où vous voulez aller, et puis après vous ne pouvez pas non plus vous dire, je suis là, je veux aller là, et on ira tout droit. Parce qu’il y a un contexte, il y a une équipe enseignante, il y a des parents, il y a des élèves, il y a des réalités, et c’est de jongler avec ça, tout en gardant votre ligne. (Inspecteur/trice, entretien individuel, 12.02.2020)
Quant aux directions, rouage-clé (Rich, 2010) sur lequel les cadres ont besoin de pouvoir s’appuyer, leur pouvoir d’agir se trouve dépendant de l’adhésion des enseignant-es, comme le formule un-e inspecteur/trice :
[…] Ils ont besoin de la loyauté, si ce n’est l’obéissance des enseignants pour faire en sorte que l’école puisse fonctionner et on a des directeurs d’école qui sont très timorés, finalement dans leur mission de vecteur du changement, parce que, dans leur pesée d’intérêts, ils se disent que de toute façon, si cette réforme n’est pas tellement appliquée, personne va venir leur dire quoi que ce soit, parce que, moi je vais pas m’en rendre compte. Et ils vont conserver la bienveillance et la confiance de leur corps enseignant. (Inspecteur/trice, entretien individuel, 01.10.2020)
Tout comme pour la tension dialectique suscitée par l’expérience de la différence culturelle (Ogay & Edelmann, 2011, 2016), nous proposons de développer la tension vécue par les cadres en un carré dialectique (figure 1), un outil heuristique qui permet d’identifier les pièges (nommés dans le carré dialectique « exagérations péjorantes »)4 auxquels conduirait le respect exclusif de l’un ou de l’autre pôle de la tension.
Figure 1. Carré dialectique de la mise en œuvre par les cadres d’une politique scolaire
Que se passerait-il si les cadres ne se préoccupaient que du quadrant supérieur gauche du carré dialectique, c’est-à-dire de la seule unité de l’école fribourgeoise, nécessitant l’application unilatérale de la politique cantonale ? Comme le montre l’exagération péjorante, un tel mode d’action relèverait du leadership autoritaire et vertical, qui a depuis longtemps montré ses limites (Plane, 2015), d’autant plus dans un contexte scolaire valorisant l’autonomie des professionnel-les, et depuis peu des collectifs de professionnel-les, actifs/ves sur le terrain (Roaux, 2019). En particulier, ce type de leadership s’avère néfaste pour l’engagement au travail des employé-es : réduit-es à de simples exécutant-es, leur seule marge de liberté est de s’opposer de manière sourde au changement demandé, ou alors de quitter leur emploi. Ce n’est pas le mode de gouvernance que nous observons chez les cadres fribourgeois-es qui, avec leur leitmotiv du « prendre avec » et de la bienveillance, privilégient au contraire le pôle opposé du carré dialectique, valorisant une mise en œuvre des politiques adaptée à la diversité des établissements. Cette préférence est probablement motivée par leur adhésion aux modes actuels de gouvernance des pouvoirs publics (Voisin & Maroy, 2018) qui transparait dans le concept de développement de la qualité. Nous faisons l’hypothèse qu’elle est également inspirée par une crainte des polémiques pouvant être déclenchées par une politique d’imposition des mesures, ainsi que par un possible sentiment de devoir de loyauté des cadres envers leurs ancien-nes collègues, les cadres ayant le plus souvent exercé auparavant comme directions ou enseignant-es dans l’école fribourgeoise (Conus, et al., 2020).
Quelle est l’exagération péjorante de l’adaptation à la diversité des sensibilités des professionnel-les, position privilégiée par les cadres ? Elle apparaît dans cet extrait d’entretien avec un-e inspecteur/trice au sujet de sa relation avec les directions :
Ils sont dans le terrain, et puis moi j’ai le sentiment qu’on peut pas décréter. Parfois on les met dans des difficultés pas possibles. Donc on doit entendre ce qui vient du terrain. Mais en même temps, moi ce qui me dérange c’est que si on n’entend que le terrain, on reste dans l’immobilisme complet […] Alors, j’aime travailler, j’aime mon métier. Mais en même temps, je me dis, mais est-ce que je suis vraiment à la bonne place pour faire bouger le système ? Parce que j’ai envie de faire bouger le système. Alors, oui sans doute, on est à l’articulation entre la politique et puis le terrain. Mais, c’est très difficile de faire bouger le terrain, de les prendre avec nous. (Inspecteur/trice, entretien individuel, 05.02.2020)
Dans ce contexte où réformes scolaires et autonomie du terrain forment un « couple en tension » (Enthoven, et al., 2015, p. 95), faire preuve de bienveillance et de compréhension envers les résistances, exprimées et même seulement anticipées, chercher à éviter le conflit en adaptant la politique afin que « prendre avec » soit aussi « garder avec », peut se payer par l’immobilisme et la minimisation du changement que les cadres parviennent à apporter. Cette exagération péjorante de l’adaptation peut aller jusqu’à une inversion des rôles : ce sont pour finir les professionnel-les censé-es appliquer les mesures qui peuvent se sentir autorisé-es à y résister, pensant détenir le pouvoir de décider de la mise en œuvre de la politique. Les cadres se voient privé-es de leur pouvoir d’agir, réduit-es à un travail de conviction et d’adaptation de la politique aux exigences des professionnel-les réticent-es. On retrouve ici la dérive du corporatisme, liée selon Felouzis et Revaz (2024) au mode de régulation focalisé sur la profession enseignante et ses savoirs d’expérience : ceux-ci étant considérés comme seuls légitimes pour orienter le fonctionnement institutionnel, les autres acteurs/trices – comme les élèves et leurs familles – sont invisibilisé-es.
Le fait que les professionnel-les résistant-es soient numériquement minoritaires ne change pas la dynamique : leur capacité de résistance à l’interne, mais aussi à se faire entendre des médias ou des politicien-nes à l’externe, ne dépend pas de leur nombre. On peut même avancer l’hypothèse que, si une majorité des professionnel-les du terrain souhaitait le changement proposé par les cadres, mais que cette majorité reste silencieuse devant la minorité des collègues résistant-es qui bénéficient de l’admiration suscitée par qui ose se rebeller contre la hiérarchie, les professionnel-les du terrain souhaitant le changement pourraient se lasser de l’immobilisme de l’école et finir par renoncer à leur métier, abandonnant l’école aux professionnel-les ne souhaitant pas changer leurs pratiques.
Selon le modèle du carré dialectique, si les acteurs/trices ne parviennent pas à rester dans la tension dialectique positive, dosant habilement leur action entre ces deux pôles aussi indispensables qu’opposés comme le sont les pôles positifs et négatifs d’une pile électrique, ils et elles risquent de se retrouver dans une situation dite de surcompensation, passant d’une exagération à l’autre : à force de voir les cadres reculer et adapter les mesures à leurs exigences, les professionnel-les de terrain résistant-es peuvent en venir à se croire libres de choisir d’adopter ou non les mesures préconisées par l’administration cantonale, confondant selon la formule de Maulini (2015) leur « autonomie responsable » de professionnel-les avec le « relativisme prétentieux » (p. 176) de qui prétend pouvoir choisir ses pratiques professionnelles à sa convenance. Mais cette contestation trop bruyante de leur autorité risque alors de finir par être inacceptable pour les cadres et de les amener à vouloir restaurer leur autorité par des mesures radicales, contraignant les récalcitrant-es à appliquer la politique qui leur est demandée, ou à quitter l’école, leur employeur-e. Dans une dynamique de cercle vicieux, ces mesures peuvent alors être perçues comme abusives par les professionnel-les de terrain, qui se démotivent et renforcent leur résistance à ce qui vient de la hiérarchie.
6. LES COÛTS DE LA STRATÉGIE DE CONVICTION À L’INTERNE, ET DE DISCRÉTION À L’EXTERNE
La stratégie décrite de conviction à l’interne entraîne divers coûts, pour partie évoqués par nos cadres. On y retrouve les limites et dérives du mode de régulation par la mobilisation et la participation identifiées par Felouzis et Revaz dans l’éditorial de ce numéro : temporalité longue et singularité locale, qui fragilisent l’égalité des conditions de scolarité.
Un premier coût est la lenteur des changements qu’il est possible d’impulser : les cadres doivent freiner leurs ambitions, renoncer à voir l’école fribourgeoise évoluer au rythme souhaité, et accepter un décalage entre les objectifs vers lesquels ils et elles ont pour mission de conduire l’école fribourgeoise, et la manière dont celle-ci fonctionne réellement. C’est ce qu’évoque un-e cadre supérieur-e en mentionnant un autre dossier que celui du concept qualité, celui de l’évaluation du travail de l’élève et des nouvelles orientations envisagées à ce propos :
[…] C’est presque 10 ans qu’il faudra, cette inertie ça fait un peu peur, parfois, mais en même temps il ne faut pas perdre les gens, il faut les prendre avec. Parce que sans ça on n’a aucune chance […]. Donc c’est là où c’est parfois un peu décourageant dans la masse qu’il y a à faire et puis l’impact réel après dans le terrain, il faut trouver de meilleurs leviers pour faire avancer les choses. Ça c’est vrai que de cet angle-là, ce sont un peu les travaux de Sisyphe. (Cadre supérieur-e, entretien individuel, 01.04.2021)
Cette nécessaire lenteur dans la gouvernance tient aussi au fait que les cadres doivent s’assurer que le changement (répondant aux politiques promues au niveau intercantonal, inspirées de l’international, voir Bonvin, 2019) pour lequel ils et elles s’efforcent d’obtenir l’adhésion des professionnel-les, trouve également un écho positif du côté des responsables politiques de l’école fribourgeoise. Le risque, sinon, est de devoir finalement reculer sur des volontés de changement déjà présentées à l’interne, avec potentiellement un effet négatif sur la possibilité de recourir à ce mode de leadership par la conviction à l’avenir :
[…] On a souvent vu la base, le politique et puis les fusibles au milieu c’est nous hein donc… s’il y a des tensions il faut s’assurer qu’on a la même ligne et le même langage avec la directrice politique de la boîte hein parce qu’autrement on risque de se retrouver nous entre guillemets en porte-à-faux et surtout on va devoir reculer sur des éléments sur lesquels on aimerait vraiment pouvoir avancer enfin. (Cadre supérieur-e, entretien individuel, 15.12.2021)
Cette stratégie de conviction est ainsi coûteuse en temps et énergie pour les cadres, qui doivent dès lors prioriser les éléments sur lesquels concentrer leurs efforts :
On s’est dit voilà concentrons-nous sur une chose à la fois et pas sur plusieurs chevaux de bataille […] attention, on est en train d’allumer des feux un peu partout, et on a de la peine après à les gérer et à les éteindre. […] maintenant il y a le focus sur le numérique il faut qu’on règle un peu cette question-là avant d’arriver avec d’autres sujets qui pourraient aussi être mal compris, qui pourraient aussi porter à des réactions vives, et puis dans la presse, et ensuite on est mal pris politiquement, et aussi fonctionnellement dans notre job de conduite et de pilotage de l’école obligatoire. (Cadre supérieur-e, entretien individuel, 06.04.2023)
En ce qui concerne la relation école-familles, la stratégie de conviction à l’interne implique comme coût de tenir les parents à l’écart de dossiers pour lesquels on pourrait s’attendre à ce qu’ils et elles soient consulté-es en tant que partenaires de l’école. Un premier risque de cette stratégie est que l’institution se prive ainsi de l’avis d’acteurs/trices susceptibles d’amener un regard autre, enrichissant les réflexions sous-jacentes aux décisions stratégiques et aux pratiques prescrites par les cadres en direction du terrain. Ce renoncement nous semble ainsi renforcer une gouvernance de l’entre-soi, déjà alimentée par l’homogénéité des profils des cadres qui entretient ce que nous avons appelé l’endogamie du système scolaire (Conus, et al., 2020). L’ethnocentrisme institutionnel, soit la tendance à ne considérer la réalité en jeu qu’à partir de son propre cadre de référence, ne peut qu’en sortir renforcé. Un second risque nous paraît alors d’entretenir un mécontentement du côté d’une partie des parents à propos d’une école perçue comme immobile, centrée sur elle-même et fermée à ce qui vient de l’extérieur. La collaboration qui en résulte risque fort de conforter dans leur avis les professionnel-les de terrain déjà réticent-es à collaborer avec les parents.
Plus largement, et à nos yeux très préoccupante, cette lenteur du changement affecte la capacité de l’école à s’adapter à la société d’aujourd’hui et à répondre aux défis actuels. En particulier celui de l’égalisation des chances, pourtant défini comme un objectif de l’école publique selon une déclaration commune des cantons latins (Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin [CIIP], 2003) : en attendant que tou-tes les professionnel-les de terrain acceptent de changer leurs pratiques, des cohortes d’élèves ne bénéficient pas des mesures censées développer la qualité de l’école. Ainsi, donner du temps aux établissements pour la mise en œuvre des mesures revient à accepter que perdurent, et même n’augmentent encore, les inégalités produites par les différences des conditions de scolarisation que trouvent les élèves en fréquentant un établissement plutôt qu’un autre (Duru-Bellat, et al., 2022).
CONCLUSION
Réaliser un partenariat entre l’école et les familles qui dépasse l’énoncé de bonnes intentions, mais se concrétise dans les pratiques ne va décidément pas de soi. L’analyse du cas que représente la mise en œuvre par les cadres de l’administration cantonale fribourgeoise d’une politique de développement de la qualité de l’école montre combien il est difficile pour l’institution de considérer les parents d’élèves comme des partenaires. Leur implication dans le processus apparaissant comme une menace insupportable aux yeux d’enseignant-es et de directions, la relation école-familles est réduite au parent pauvre dans le concept qualité afin de ne pas menacer son acceptabilité, déjà difficile, par les professionnel-les de terrain.
Rejoignant une conclusion que nous faisions déjà ailleurs (Ogay, 2024), il nous paraît urgent d’examiner attentivement et sans tabou comment se construisent ces crispations entre parents, enseignant-es et directions, qui semblent avoir le pouvoir de freiner, voire de bloquer la mise en œuvre des politiques éducatives. Lors de notre première recherche dans un établissement scolaire comme dans l’actuelle au sein de l’administration scolaire cantonale, nous avons pu observer combien la représentation que les professionnel-les de l’école ont des parents d’élèves est monopolisée par la vision qu’ils et elles ont d’une minorité de parents qui contestent l’action de l’école, et combien cela oriente l’attitude de l’école dans une posture défensive envers tous les parents d’élèves. Après cette analyse de la mise en œuvre du concept qualité, nous ne pouvons que remarquer combien l’attention des cadres est également monopolisée par les professionnel-les de terrain qui se montrent réticent-es aux changements voulus. Dans les deux cas, que les contestataires ou résistant-es, parents ou professionnel-les, soient une minorité numérique n’enlève rien à leur pouvoir d’influencer la vie de l’école et sa capacité au changement. Il s’agit dès lors de chercher à comprendre les résistances de ces parents, enseignant-es et directions : notamment, quelles sont les peurs qui les inspirent ? Comment en tenir compte dans la mise en œuvre des politiques scolaires cantonales ?
Le carré dialectique que nous avons développé pour identifier les tensions dans lesquelles se trouvent les cadres dans la mise en œuvre d’une politique scolaire montre les pièges d’un leadership autoritaire comme du leadership par la conviction, privilégié par les cadres fribourgeois-es. Les « lignes de développement » qui figurent dans le modèle du carré dialectique indiquent que la sortie de l’exagération péjorante nécessite de revaloriser le pôle opposé de la tension, afin que celle-ci soit une tension dialectique positive. Mais comment tenir compte des différentes réalités et sensibilités du terrain tout en conduisant une politique qui soit commune à tous les établissements ? Il n’existe bien sûr pas de solution miracle à ce dilemme : les tensions dialectiques ne se résolvent pas, mais les identifier permet de mieux comprendre les difficultés rencontrées. Ainsi, une piste pourrait être d’intégrer au processus de mise en œuvre d’une politique l’explicitation de la tension auprès de tous/tes les acteurs/trices concerné-es : ceci permettrait d’en faire un problème commun à résoudre dans l’écoute et le dialogue, balisé par une déontologie professionnelle (Prairat, 2014) explicite et une définition claire des rôles et compétences décisionnelles respectives.
Selon les termes de Berger (2009), les difficultés rencontrées pour instaurer le changement ne relèvent pas d’une mauvaise volonté des acteurs/trices « mais de facteurs plus subtils, d’ordre culturel et de nature organisationnelle » (p. 161). Le rôle joué par la culture politique du consensus, essentielle dans le contexte helvétique, est assurément à interroger, dans la suite de l’analyse de la fabrication des politiques éducatives dans un autre canton, réalisée par Fouquet-Chauprade, et al. (2024). À notre sens, la possibilité d’inciter les évolutions souhaitées au sein d’une organisation exige de penser les conditions, institutionnelles, politiques, mais aussi interactionnelles, nécessaires à ce que la recherche du consensus ne se résume pas à un évitement du conflit, ayant pour prix une invisibilisation d’une partie des acteurs/trices afin de rassurer les autres.
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Notes
1 Les projets COREL et DÉCOLLE ont été financés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. L’équipe de recherche DÉCOLLE est composée également de Loyse Ballif, Rahel Banholzer, Loïc Cériani et Lise Gremion, que nous remercions ici chaleureusement.
2 L’école alémanique mène une réflexion similaire, même si la forme et la temporalité du processus diffèrent.
3 SWOT est un outil issu de la gestion d’entreprises, visant à identifier les forces et faiblesses d’un projet au regard des opportunités et menaces générées par son environnement (Maes & Debois, 2021).
4 Ainsi que des “lignes de développement” (flèches en diagonale), sur lesquelles nous revenons dans la conclusion.
L’éducation en débats : analyse comparée | ISSN 1660-7147 | Directory of Open Access Journals (DOAJ)
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