Résumé
Dans le champ de l’inclusion scolaire « à la française » des élèves en situation de handicap, l’innovation récente des Pôles inclusifs d’accompagnement localisés consiste à structurer l’accompagnement de ces élèves selon une organisation conçue à l’échelon d’un territoire regroupant plusieurs niveaux d’enseignement, et permettant de sécuriser la continuité des parcours de l’école primaire au lycée. À partir d’une enquête qualitative, cette contribution vise à analyser les modalités selon lesquelles ces PIAL se sont déclinés dans l’académie de Lyon. Sur la base d’une analyse documentaire, de l’observation d’une série de réunions de lancement et d’une quinzaine d’entretiens, elle montre que les PIAL se sont d’abord traduits par une focalisation sur la rationalisation des services des Accompagnantes des élèves en situation de handicap (AESH), un personnel non-enseignant de statut précaire, dont la notification est hors de contrôle de l’Éducation nationale. La géométrie variable du dispositif rend alors possible un assez large répertoire de modalités de gestion de ce personnel, ce qui se solde par des fonctionnements de PIAL parfois fort différents d’une circonscription scolaire à l’autre. Au-delà de ce « repli gestionnaire » (Laforgue, 2005), l’étude montre que le PIAL est révélateur d’une politique institutionnelle (Knoepfel, et al., 2015) qui restitue à l’État scolaire certaines de ses capacités affaiblies par la départementalisation de l’action publique sur le handicap.
Mots-clés : AESH, gestion du personnel, inclusion scolaire, PIAL, repli gestionnaire
Abstract
In the field of “French-style” school inclusion for pupils with disabilities, the recent innovation of the Pôles inclusifs d’accompagnement localisés (PIALs) involves structuring support for these pupils on a territory-wide basis. Based on a qualitative survey, this contribution aims to analyze the ways in which these PIALs have been implemented in the Lyon education district. On the basis of a documentary analysis, observation of a series of launch meetings and around fifteen interviews, it shows that the PIALs have initially resulted in a focus on rationalizing the working hours of the Accompagnantes des élèves en situation de handicap (AESH), a non-teaching staff with insecure status, whose recruitment is beyond the control of the Éducation Nationale. The variable geometry of the system allows for a wide range of management methods for these staff, resulting in PIALs operating in very different ways from one school district to another. Beyond this “managerial reduction“ (Laforgue, 2005), the study shows that the PIAL is indicative of a policy through organization (Knoepfel, et al., 2015) that restores to the education state some of its capacities weakened by the departmentalization of public action on disability.
Keywords: AESH, inclusive education, organisational policy, PIAL, staff management
INTRODUCTION
En France, près de vingt ans après la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », qui engage l’institution scolaire à garantir aux élèves reconnu-es handicapé-es les mêmes chances de réussite qu’aux autres par le truchement du droit d’inscription dans l’établissement le plus proche de leur domicile constituant leur « établissement de référence », le constat est sans appel : le nombre d’élèves en situation de handicap accueilli-es « à l’école ordinaire » a plus que quadruplé, passant de 118 000 élèves en 2006 à plus de 409 000 à la rentrée 2023 (Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance, 2022). Or, cette croissance s’assortit d’une augmentation encore plus importante de « l’aide humaine » dont le nombre d’élèves bénéficiaires a été multiplié par six sur la même période. À la rentrée 2022-2023, l’Éducation nationale recense ainsi 132 500 Accompagnantes d’élèves en situation de handicap (AESH), prenant en charge plus de 213 800 élèves (DEPP, 2023). Les AESH sont aujourd’hui le premier personnel non enseignant de l’Éducation nationale.
Ce succès de la mise en œuvre, qu’il semble justifié de qualifier de « débordement », pose en des termes originaux la question du désajustement entre la prescription de nouvelles pratiques et l’appropriation de cette prescription. En effet, la plupart des travaux de sociologie des réformes scolaires insistent sur l’écart, voire le fossé, entre le prescrit et le réalisé, et soulignent combien les organisations scolaires, dont les différents niveaux hiérarchiques sont faiblement couplés (Meyer & Rowan, 1977), peinent à intégrer le changement. Or, l’objet que constituent les Pôles inclusifs d’accompagnement localisés (PIAL) qui désignent initialement un « dispositif d’accompagnement organisé en pôle au niveau des établissements scolaires » devant permettre de diminuer le délai d’affectation d’une aide humaine notifiée ou d’éviter la discontinuité de cette aide dans le parcours de l’élève, et plus largement de faire travailler ensemble les personnels intervenant auprès des élèves en situation de handicap, ne nous permet pas de remettre sur le boisseau la thèse du découplage que nombre d’analyses des réformes scolaires mobilisent pour interpréter la difficulté des établissements à aligner leurs pratiques sur les prescriptions. En revanche, il invite à réfléchir sur les moyens que se donnent les acteurs/trices professionnel-les, à différents niveaux d’intervention et d’action, pour maîtriser les débordements d’une mise en œuvre « excessivement efficace ». Comment garder le contrôle de la réussite d’une réforme ?
L’article s’appuie sur une recherche propre1, entreprise dans l’académie française de Lyon, et plus ponctuellement dans le district scolaire canadien de l’Ontario (2018-2024). Il mobilise les données de l’enquête française sur les PIAL menée entre septembre 2019 et mars 2022 dans l’académie de Lyon, en particulier auprès des trois Directions départementales de l’Éducation nationale (DSDEN du Rhône, de l’Ain et de la Loire) qui la composent. Trois corpus de données sont plus particulièrement exploités dans ces lignes :
Nous avions ainsi pour objectif d’étudier les effets et usages du dispositif des PIAL, tels que les acteurs/trices se les sont approprié-es entre autonomie professionnelle et contrôle institutionnel.
Après avoir montré que les grilles d’analyse déficitaristes de la mise en œuvre des réformes scolaires ne permettaient pas de comprendre les cas dans lesquels les effets de la mobilisation des moyens dépassent les objectifs initiaux du législateur, nous décrirons combien le PIAL expérimenté à la rentrée 2018 est envisagé par les acteurs/trices sectoriel-les centrales/aux comme un moyen de déplacer le focus de la compensation vers celui de l’organisation pédagogique, et dans quelle mesure la traduction de cet objectif en opérations gestionnaires polarisées sur les services des AESH met à son tour en évidence les décalages qui séparent les objectifs officiels d’une politique de son application concrète. Opérateur de résolution d’un problème public — celui d’une croissance de l’accompagnement individuel « hors de contrôle », le PIAL produit une réponse à ce problème, à la fois en recentralisant les recrutements auprès des services gestionnaires départementaux, et en opérant un transfert de responsabilité de la gestion du personnel accompagnant auprès des coordonnateurs/trices et pilotes de PIAL. Généralisé progressivement jusqu’en 2022, nous l’envisageons aussi comme un analyseur, c’est-à-dire un observatoire à partir duquel peuvent se lire plusieurs transformations majeures du référentiel inclusif en contexte scolaire.
1. L’ÉCART ENTRE LE PRESCRIT ET LE RÉALISÉ DANS LES RÉFORMES SCOLAIRES : UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE BIEN RÔDÉE
Depuis les années 1970, les nombreux travaux qui se sont penchés sur la problématique de la mise en œuvre des politiques publiques ont insisté sur la complexité de la dynamique d’implémentation nécessitant, pour les divers acteurs/trices « pris-es » dans ce travail applicatif, de négocier et de s’ajuster les un-es aux autres dans un contexte structurellement traversé d’intérêts dissonants et de relations d’autorité (Crozier & Friedberg, 1977). En inventant le concept de « découplage » pour comprendre et rendre compte plus largement de la distance entre la conception, la décision et les résultats, l’article séminal de Weick (1976) fait des politiques éducatives un cas particulièrement exemplaire de la difficulté à produire du changement dans un système de bureaucratie professionnelle. Il ouvre aussi la voie à une longue série de travaux dont les perspectives peuvent certes différer selon qu’ils se polarisent plutôt sur les acteurs/trices décisionnaires de l’action publique ou davantage sur les professionnel-les intermédiaires, mais qui tous/tes insistent sur les déformations, les décalages, voire les échecs, qui font de l’implémentation une épreuve de l’action publique (Draelants & Revaz, 2022).
En France, la prégnance du modèle de la « communauté de politique publique » pour définir l’organisation et le fonctionnement du système éducatif (Pons, 2024) inscrit encore davantage l’analyse des réformes dans ce prisme de « l’épreuve ». D’un côté en effet, « l’État enseignant »2 joue toujours un rôle central tant dans la définition d’objectifs nationaux que dans l’application des décisions par une administration scolaire nombreuse et hiérarchisée jusqu’à l’échelon local au travers de ses représentant-es direct-es (Recteurs/trices, corps d’inspection et chef-fes d’établissement). De l’autre, la régulation néo-corporatiste du secteur éducatif (Muller, 2019) s’affaiblit en conjoncture de « modernisation » de l’action publique scolaire (Buisson-Fenet, 2019), en particulier sous l’effet conjugué de la décentralisation qui engage davantage les acteurs/trices territoriales/aux dans l’arène éducative et de l’autonomisation qui élargit les marges de manœuvre des établissements, et participe au développement d’un quasi-marché scolaire. Il en résulte que l’espace des réformes scolaires est désormais quadrillé d’une multiplication d’intérêts contradictoires et qu’on assiste « dans certains cas à une grande opacification du processus de fabrique des politiques d’éducation qui rend d’autant plus complexe l’appréciation de ses effets » (Pons, 2024, p. 101).
Dans le secteur scolaire, le contraste entre cette rémanence du modèle de communauté de politique publique et l’expression d’un discours réformiste volontariste explique en grande partie selon nous que les études sociologiques des réformes se concentrent sur les difficultés et les impasses de la mise en œuvre. Interprétations des orientations officielles, traductions locales, bricolages – ces manifestations de « l’épreuve de la mise en œuvre » recouvrent de fait trois séries de tensions que l’analyse distingue alors qu’en situation, elles apparaissent souvent intriquées. On peut d’abord mettre en évidence une tension de type pragmatique : l’appropriation de la prescription doit faire avant tout avec des routines professionnelles qu’elle perturbe et désorganise dans un premier temps. C’est par exemple le cas pour les chef-fes d’établissement chargé-es de se saisir d’outils d’évaluation qui concernent à la fois l’organisation de leur offre de formation (Buisson-Fenet & Pons, 2019), et l’efficacité de leurs équipes enseignantes (Buisson-Fenet & Pons, 2017). Une tension de type cognitif renverra à la disjonction en valeur entre les principes (ou les modalités d’application des principes) que promeut la réforme, et ceux que partage une partie de la communauté professionnelle. Loin d’être en quelque sorte « liquidée » par une opposition frontale, la mise en œuvre peut alors être amoindrie par des formes de résistances silencieuses et de freinages, comme le décrit Llobet (2012) dans son analyse de la réforme de l’éducation prioritaire qui débouche sur la mise en place du dispositif Ambition-réussite en 2006. Une troisième tension s’alimente de la projection des effets de la mise en œuvre, comme y insistent les études qui intègrent la réception dans la conception de l’action publique : anticiper l’appropriation d’une réforme scolaire peut modaliser sa mise en œuvre, au point que la recherche de l’acceptabilité sociale vient euphémiser en retour la prescription et en minimiser la portée initiale. Douniès (2020) analyse ainsi la « double vérité de la mise en œuvre » de la réforme de l’enseignement moral et civique, qui accommode les textes initiaux de manière à ce que leur transposition facilite l’enrôlement des enseignant-es, quitte à ce que ces instructions soient au final largement détournées de leurs principes initiaux.
En insistant sur les disjonctions par défaut entre la conception et l’application, ces travaux négligent ainsi les cas – certes sans doute moins nombreux – de distorsion par excès, pour lesquels les résultats de la mise en œuvre dépassent les attentes des réformateurs/trices. À l’instar de la labellisation « éducation prioritaire » dans les années 1990 (Robert, 2009), la demande de compensation des besoins des élèves en situation de handicap par l’aide humaine individuelle illustre aujourd’hui une forme de débordement – quantitatif ou qualitatif – du prescrit par le réalisé. Car les courbes sont ici éloquentes : alors que l’aide humaine concernait initialement 20 % des élèves en situation de handicap, elle couvre aujourd’hui 88 % de ce public scolaire. Diligentée en 2017 à la fois pas l’Inspection générale des affaires sociales, celle de l’Éducation nationale et celle de l’Administration de l’éducation nationale et de la recherche, une mission d’évaluation fait l’hypothèse de trois facteurs explicatifs. D’abord, la définition du handicap s’est élargie, et concerne des besoins particuliers dont le diagnostic médical est parfois difficile à poser. Par ailleurs, la demande des familles pour une scolarisation ordinaire est d’autant plus puissante que le nombre de places dans le secteur médico-social est gelé, et que la scolarisation de ces élèves s’allonge. Enfin, la loi du 11 février 2005 a modifié la composition des Commissions des droits et de l’autonomie au profit des associations qui défendent l’importance de l’aide humaine dans les types de compensation, tandis qu’en cherchant à obtenir davantage de ressources face à la gestion de situations difficiles qui relevaient jusqu’alors de l’enseignement spécialisé, l’équipe pédagogique qui se prononce en amont sur la nature des difficultés scolaires joue aussi un rôle de « prescripteur caché » de cet accompagnement (Mochel, et al., 2018). Mises bout à bout, l’ensemble de ces réponses institutionnelles convergent pour expliquer qu’à cette heure, le nombre d’AESH dépasse celui des enseignant-es agrégé-es.
2. COMMENT MAÎTRISER LE SUCCÈS DE « L’AIDE HUMAINE INDIVIDUELLE COMPENSATOIRE » POUR LES ÉLÈVES EN SITUATION DE HANDICAP ?
Alors même que la croissance du nombre d’AESH dépasse celle du nombre d’élèves en situation de handicap, le décalage entre les dotations d’AESH en équivalent temps plein et les effectifs d’élèves notifié-es pour aide humaine subsiste ; il nourrit à chaque rentrée le marronnier médiatique de la pénurie d’AESH, et à la rentrée 2019, il explique 63 % des saisines des cellules d’accueil et d’écoute départementales (CNSEI, 2019). Cet effet de tonneau des Danaïdes, qui n’en finit pas de fuir au fur et à mesure qu’on le remplit sans parvenir à étancher la soif des buveur-es, occasionne depuis 2011 une réflexion sur les modalités de contrôle des ressources. Avec la mise en place des Unités localisées d’inclusion scolaire (Ulis) au lycée à partir de 1995, des AESH-collectives rattachées à ce type de dispositifs intervenaient déjà parallèlement en classe de référence. La proposition de segmenter l’aide humaine en limitant l’accompagnement individuel aux élèves requérant « une attention soutenue et continue » est introduite dans l’article 128 de la loi de finances pour 2012. Par voie de conséquence, l’aide mutualisée qui bouleverse le schéma traditionnel « un élève-une AESH » est notifiée de plus en plus fréquemment à partir de 2014 (CNSA, 2019). Organisée par la Direction départementale de l’Éducation nationale et non au niveau des établissements, répartie à l’échelon du département entre plusieurs élèves sur prescription des Commissions des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH), elle fait augmenter le nombre d’élèves accompagné-es par AESH3. Par ailleurs on peut aussi jouer sur le volume et la répartition des services plutôt que sur le type d’intervention, en tentant de réduire la dispersion des temps partiels contraints, puisque seules 2 % des AESH travaillent à temps complet (DEPP, 2017). Aussi, lors de l’enquête, nos interlocuteurs/trices nous font-elles/ils part d’expérimentations localisées visant à rationaliser l’emploi de ce personnel de plus en plus volumineux : par exemple l’académie de Grenoble expérimente à la rentrée 2017 la dotation systématique des établissements d’une brigade d’AESH-mutualisées en fonction du nombre d’élèves notifié-es l’année précédente, ajoutant des AESH-individuelles pour les cas les plus lourds, notifiés de plus de 15 heures d’aide humaine hebdomadaire ; de son côté, l’académie d’Aix-Marseille installe des Pôles accompagnement et accessibilité pédagogique coordonnées (PAAC) en mutualisant les heures des établissements scolaires qui distinguent leurs « ressources de compensation » de leurs « ressources d’accessibilité ».
Un an après son arrivée à la tête du Ministère de l’éducation nationale et la promesse d’une « école réellement inclusive » d’ici 2022, Jean-Michel Blanquer envisage un compromis entre une logique de création illimitée de postes AESH que portent nombre d’associations, et une logique de services modulaires définis au plus proche de l’évolution des besoins de l’élève dans son parcours de scolarisation, à laquelle les chef-fes d’établissement s’annoncent sensibles. Remis en juin 2018, le rapport des trois Inspections générales recommande dans sa fiche-action n°4 un « pôle-établissement(s) » permettant « une gestion réactive et adapté des AESH en fonction des besoins de l’élève et de son suivi » (p.91), pilotée au niveau d’un établissement de référence. Les Pôles inclusifs d’accompagnement localisé, dispositifs de rationalisation de l’accompagnement éducatif et scolaire des élèves handicapé-es, sont lancés le 2 août 2018 par un courrier du ministre aux recteurs/trices, qui demande de les expérimenter sur 10 à 20 établissements par académie, en organisant les services des AESH avec les MDPH et les familles. Un bilan est prévu pour mai 2019 et une généralisation progressive à la rentrée de septembre de la même année, après concertation auprès du Conseil national consultatif des personnes handicapées. L’outil d’auto-évaluation Qualinclus est conseillé aux établissements engagés dans l’expérimentation, et le ministre appelle au développement de formations pour tous/tes les acteurs/trices (enseignant-es, AESH, PsyEN, cadres), et même avec les partenaires (collectivités territoriales, secteur médico-social). Les réunions de pôle sont encouragées pour définir les ajustements.
Deux cadrages principaux définissent ainsi le principe du dispositif. Le premier concerne l’inscription systémique des dispositifs de compensation des besoins dans l’école ordinaire : il s’agit d’inscrire l’inclusion dans le projet de l’école ou de l’établissement-tête de PIAL, afin que l’inclusion « ne reste pas l’affaire de quelques individus, mais qu’il devienne un engagement de la communauté éducative comme telle et donc s’inscrive dans la durée »4. Le second cadrage consiste à articuler les moyens d’accompagnement dans une organisation plus globale des aides éducatives, pédagogiques et thérapeutiques, et à consolider ainsi les partenariats engagés avec les Agences régionales de santé, notamment sur le dossier partagé des Unités d’enseignement externalisées des établissements sanitaires et médico-sociaux. Créés dans chaque département, les PIAL entrent ainsi dans le Code de l’éducation à l’article 25 de la loi n°2019-791 du 26 juillet 2019.
3. LES PIAL : DU RESPECT DE « L’ESPRIT DE LA LETTRE » AU « REPLI GESTIONNAIRE »
Généralisé à la rentrée 2022, le déploiement des PIAL s’inscrit d’emblée dans un agenda peu stabilisé, et nos observations montrent à cet égard qu’il pose localement un problème de synchronisation de l’action publique. En chantier au Parlement, la Loi pour une école de la confiance ne laisse guère le temps d’une évaluation fine des expérimentations menées sur l’année scolaire 2018, ou plutôt n’autorise pas à afficher au grand jour l’hétérogénéité de cette première mise en œuvre. Les PIAL initiaux de la rentrée 2018 sont en effet lancés alors que les AESH sont déjà affectées, et leurs périodes de formation, programmées. Les territoires les plus réactifs sont les petits départements comme l’Ain, à la tête desquels les Directeurs académiques des services de l’Éducation nationale (IA-DASEN) entretiennent une relation de proximité avec leurs inspecteurs de circonscriptions :
Ici on a très vite déployé le dispositif sous forme d’expérimentation, et on est très vite passé de l’expérimentation à la généralisation, au niveau du département, s’entend. Faut dire que l’IA-DASEN est très volontariste sur la continuité de l’accompagnement, entre l’école primaire et le collège en particulier. Puis la MDPH de l’Ain ne notifie pas à tout va, donc on a vraiment besoin d’optimiser les services des AESH en poste. Ce qui le facilite c’est la taille des collèges, ils ne sont pas volumineux donc on n’a pas une concentration d’AESH à gérer comme si c’était un personnel en soi. En revanche les établissements sont souvent assez éloignés les uns des autres parce que le département est rural avec une population scolaire dispersée sur le territoire, donc on peut difficilement demander aux AESH d’être à cheval sur deux établissements…ou alors il faut s’attendre à gérer les arrêts-maladie ! (IEN-ASH, DSDEN de l’Ain)
Dans les départements plus importants comme le Rhône, qui souvent concentrent les élèves en situation de handicap au sein d’une académie, la mise en œuvre s’inscrit dans un processus à la fois vertical et peu formalisé, et ses implications organisationnelles bouleversent rapidement l’activité de l’encadrement pédagogique :
Donc voilà, c’est arrivé comme si vous voulez comme un petit dossier, comme une expérimentation de quelque chose et ça s’est très rapidement transformé en un dispositif très lourd dans, à partir duquel y’avait un nombre très, très important d’interlocuteurs qui allait impacter également nos partenaires, qui allait impacter notre communication extérieure donc c’était assez surprenant. (IEN-ASH, DSDEN du Rhône)
Cette première séquence semble vouloir inscrire les PIAL dans une régulation de type participatif : d’une part sont ouvertes des cellules d’accueil et d’écoute départementales destinées à répondre aux questions des parents ; d’autre part la plateforme Cap-École inclusive met des ressources pédagogiques à la disposition des enseignant-es, et leur fournit aussi des contacts avec des pair-es expérimenté-es qui les accompagnent dans la mise en place d’adaptations et d’aménagements didactiques. Mais la publication d’un vade-mecum sur l’organisation des PIAL à la rentrée 2019 fait fi des promesses de concertation auprès du Comité national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), et renvoie les acteurs/trices vers un registre de coordination clairement bureaucratique. S’il est en effet souligné dès la page 2 que « la plus grande souplesse est de mise pour définir l’organisation la plus adaptée et garantir l’atteinte des objectifs au plan académique », le texte énonce une longue série de prescriptions concernant les modalités de la division du travail d’organisation entre pilote de PIAL (qui évalue la qualité du service), coordonnateur de PIAL (qui agence les emplois du temps des AESH), et gestionnaires du service dédié à l’école inclusive (SEI) qui anticipe les besoins en AESH, gère leurs affectations et les actions de formation qui leur sont destinées. Nos observations montrent que sur le terrain, le pilote est un-e chef-fe d’établissement ou un-e inspecteur/trice de circonscription, le coordonnateur un directeur de Segpa ou un directeur d’école. Les coordonnateurs/trices de dispositifs Ulis, déjà engagé-es dans leur établissement à l’égard des AESH, sont en revanche tenu-es à l’écart de ces nouvelles missions. Ainsi, les rôles stratégiques de pilote et coordonnateur/trice de PIAL doublent l’activité professionnelle cardinale le plus souvent sans décharge de service, mais avec la possibilité de percevoir des indemnités de mission pédagogique.
Surtout, alors que le PIAL est initialement pensé comme une réforme systémique, relevant d’une politique institutionnelle (Knoepfel, et al., 2015), c’est-à-dire visant « à faire évoluer les rapports sociaux entre les acteurs, les modalités d’encadrement juridique ou institutionnel de leur action ou encore les formes de contrôle ou d’évaluation exercées sur eux » (Pons, 2024, p. 44) – en pratique il est avant tout décliné sur le volet de la gestion du personnel AESH. Il permet en effet en premier lieu de rendre visibles l’émiettement et la dispersion des services AESH – un nombre d’heures notifiées tout au long de l’année par la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées lorsqu’il s’agit d’accompagnement individualisé, mais laissé à l’appréciation des services de l’Éducation nationale lorsque l’aide est mutualisée :
Avec le PIAL on va savoir enfin qui travaille dans nos écoles parce que les AESH, on a du mal à savoir quels enfants elles ont en notification, combien d’heures, dans quelles écoles elles sont, quels sont leurs emplois du temps… Il manque beaucoup d’infos. […] Il y a des contrats aidés, des AESH en CDD, en CDI […] On a très peu d’infos là-dessus […] Nous, il faut vraiment qu’on aille à la pêche aux infos auprès des directeurs. (Directeur de Segpa, coordonnateur PIAL dans le Rhône)
Dans les établissements, donc, il faut être à la recherche de la personne la mieux placée pour nous renseigner sur les élèves en situation de handicap […] Là on découvre, ça peut être un coordonnateur Ulis, ça peut être une infirmière, ça peut être un principal adjoint. […] Là, on voit l’autonomie d’un établissement et comment ça s’organise différemment d’un établissement à un autre. (Principal de collège, pilote de PIAL dans le Rhône)
Dès cette phase d’état des lieux et des temps, la construction des tableaux Excel fait question, comme l’illustre ci-dessous une réunion des chefs d’établissement diligentée par l’IA-DASEN de l’Ain.
30 septembre, collège de Saint Bourgueil : 25 chef-fes d’établissement sont présent-es, à la demande de l’IA-DASEN de l’Ain et de sa conseillère technique-ASH. IA-DASEN : « Il s’agit de quitter cet état d’esprit un peu ancien, l’accompagnant d’un élève n’est pas la propriété de l’élève, ni de sa famille mais appartient désormais à un pôle. L’AESH individuelle accompagne, mais ne doit pas être en « relation exclusive ». Le PIAL a comme objectif d’identifier sur un territoire les ressources d’accompagnement dont nous disposons, individualisé ou mutualisé. Souvent le temps disponible d’une AESH est supérieur à celui de la notification ; il restera payé bien sûr, mais l’établissement doit pouvoir en disposer pour le fonctionnement plus large de l’inclusion scolaire, y compris dans l’accueil d’un élève en attente d’Ulis. Désormais il faut que l’AESH attende l’élève, et pas l’inverse ». (brouhaha) IEN-ASH : « …donc la première tâche c’est de remplir le tableau Excel que je vous propose pour recenser précisément les ressources dont vous disposez en heures d’aide humaine dans leurs différentes modalités, sur ce Powerpoint vous voyez qu’on peut faire un choix plus ou moins pertinent et ça me paraît très important de décider ensemble : est-ce qu’on renseigne ces heures à partir du parcours de l’élève, ce qui facilitera la comptabilité lors de la transition école-collège ? A partir du service réel de chaque AESH dans le pôle ? Ou à partir des heures de service de l’ensemble des AESH de chaque école ou chaque établissement du pôle ? ». |
Au-delà de cette tâche de recension qui doit être constamment réactualisée, deux préoccupations émaillent l’ensemble des entretiens auprès des pilotes et coordonnateurs/trices interrogé-es. La première est celle de la répartition des services d’AESH dont le volant d’heures doit être pleinement exploité, quitte à augmenter le nombre d’élèves accompagné-es :
Si le nombre d’élèves en situation de handicap augmente et qu’il y a besoin d’accompagnement et que l’enveloppe ne bouge pas, il va bien falloir trouver un levier très simple : c’est de mettre plusieurs élèves dans la même classe et pas les dispatcher sur quatre classes si on peut le faire dans deux (…) à supposer que la problématique soit la même et que nous sommes bien dans la mutualisation et non pas dans l’aide individualisée (…). Mon but est de préparer chaque chef d’établissement à la composition des classes de l’année prochaine. (Directeur de Segpa, coordonnateur PIAL dans le Rhône)
Dans les pôles concentrant moins d’élèves en situation de handicap, regroupant des écoles distantes les unes des autres, cette couverture des services AESH peut contraindre les accompagnantes à devoir circuler entre deux voire trois établissements : « Disons que si on avait un PIAL à la campagne, bah là, on parle plus d’un quart d’heure, donc comment faire ? Quel temps on attribue pour telle distance pour que ça reste positif pour tout le monde ? » (IEN-ASH, DSDEN du Rhône).
La seconde préoccupation concerne la construction des emplois du temps des AESH, en coordination avec ceux des enseignant-es, et par ailleurs compliquée par l’injonction à un accompagnement plus flexible :
Le fait que les accompagnements soient connus au fur et à mesure des semaines au mois de septembre et, si l’on prend Clémenceau qui est à peu près 40 % du PIAL (…), on parle quand même de neuf personnes et que si on demandait au principal adjoint de changer cinq, six fois l’emploi du temps d’une équipe pédagogique d’un collège pendant le mois de septembre, je suis pas sûr que ça ferait beaucoup d’heureux parmi les professeurs, parmi les parents, parmi les élèves et donc là comme c’est incontournable que les informations arrivent au compte-gouttes pendant tout ce mois de septembre et octobre eh bien ces emplois du temps doivent changer. Et là, on n’a de nouveau rien d’écrit, il faut bien que quelqu’un les fasse. (Directrice de Segpa, coordonnatrice PIAL dans l’Ain)
Nouveau fer de lance d’une territorialisation de l’action publique éducative sur le dossier de plus en plus étoffé de l’accompagnement des élèves en situation de handicap, le PIAL oriente ainsi la mise en œuvre vers une série d’opérations que les acteurs/trices ont déjà l’habitude de réaliser, et qui impliquent essentiellement une révision de l’organisation des services des AESH. Ce « repli gestionnaire » (Laforgue, 2005) en contexte d’information imparfaite et de cadrage incertain des arbitrages, oriente à son tour les critiques dont le dispositif fait l’objet depuis 2020, mais aussi les stratégies que mobilise l’encadrement intermédiaire pour pouvoir satisfaire les exigences d’une régulation pédagogique de la réforme.
4. D’UNE MISE EN ŒUVRE DISCRÉTIONNAIRE AU RENOUVELLEMENT DE LA CAPACITÉ D’ACTION ADMINISTRATIVE
L’implémentation des PIAL produit donc une forme de verrouillage gestionnaire marqué de nombreuses incertitudes : comment définir le périmètre légitime du dispositif, en croisant à la fois les effectifs d’élèves notifié-es, le regroupement d’écoles autour d’un établissement porteur, l’empan géographique permettant d’éviter le risque d’une mobilité contraignante de l’aide humaine, l’articulation du premier et second degré ? Comment convenir d’une quotité horaire minimale pour les AESH mutualisées ? Quel-les professionnel-les de l’école sont les plus légitimes pour faire figure de pilote ou de coordonnateur/trice, et comment les enrôler dans des conditions matérielles satisfaisantes ? Ces dilemmes laissent une plus grande place aux acteurs/trices de la mise en œuvre que la diffusion du vade-mecum le donne à croire, ce qui a pour effet d’initier des pratiques très variables : par exemple, « dans la Loire on a un seul pilote, dans le Rhône le choix a été fait du copilotage avec les IEN de circonscription d’office co-pilotes des PIAL de leurs territoires » (Conseillère technique ASH).
Comme l’ont amplement montré les travaux de sociologie des organisations sur les administrations de l’État social, c’est dans le flou des instructions que s’aménagent des marges de manœuvre pour interpréter le droit. Cette casuistique bureaucratique (Dubois, 2010) inspire plus généralement chez les cadres intermédiaires deux stratégies possibles. La première consiste à définir des conventions complémentaires facilitant l’application seconde des règles : le « renforcement bureaucratique » permet alors de recadrer le travail jugé trop incertain (Weller, 2003) et l’on produit ainsi des exceptions qui confirment la règle, au sens où elles renforcent son opérationnalité et sa légitimité dans les cas standards. Dans notre cas d’espèce, cela consiste par exemple à associer une gestion du personnel AESH à un type de trouble, alors même que la compensation est définie en fonction du besoin éducatif :
Vous allez avoir un élève avec des troubles autistiques, par exemple, qui va avoir beaucoup de mal à s’adapter à des nouvelles personnes. Alors moi pour ces cas difficiles j’ai décidé de traiter les services des AESH mutualisées comme ceux des AESH individualisées : je leur donne un maximum de quotités horaires et je les bloque sur l’élève, avec reconduction tacite chaque fois qu’il sera re-notifié. (Principal de collège, pilote de PIAL dans le Rhône)
Une autre stratégie pour gérer les contradictions de la mise en œuvre consiste à se contenter du simple habillage de pratiques déjà installées, avec l’idée que le principe de proximité doit guider l’action des agents. Sur notre terrain, cette stratégie est celle qu’ont choisie les inspecteurs/trices face au fonctionnement endogène de certains collèges lyonnais, en particulier ceux qui, classés en REP+, ont eu à intégrer un nombre important d’AESH affectées au dispositif Ulis, à la classe Segpa, aux Unités pédagogiques pour élèves allophones arrivant-es (UPE2A)… que l’Inspection académique tend à regrouper sur ce type d’établissement : « Eux au collège ils gèrent les AESH, ils ont leur équipe d’AESH qu’ils gèrent eux-mêmes au collège c’est pour ça qu’eux, le PIAL c’est une strate qui à mon sens pour le collège ne sert à rien » (IEN-ASH, DSDEN du Rhône).
Par-delà la polarité entre une capacité interprétative gage de souplesse et d’adaptabilité aux réalités du terrain et un arbitraire bureaucratique contraire à l’égalité de traitement des usagers, ces deux stratégies antagonistes illustrent combien le PIAL est non seulement opérateur d’une intégration des AESH dans l’ordinaire de la gestion des personnels contractuels de l’Éducation nationale, mais aussi analyseur des renouvellements du travail administratif qu’occasionne la prise en charge d’un public scolaire singulier.
Ce dispositif donne en particulier l’occasion de s’interroger sur les limites d’une régulation professionnelle adéquationniste, qui viserait à optimiser le service des AESH sans davantage se soucier de la qualité et de la continuité de l’accompagnement. Sur le terrain, certain-es acteurs/trices s’emparent de son développement pour promouvoir des évolutions structurelles de l’organisation de l’école inclusive, et font ainsi écho aux préconisations du rapport conjoint de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche et de l’Inspection des finances déposé en avril 2022, qui souligne la nécessité d’un changement de posture. Un directeur de Segpa qui s’est porté pilote fait ainsi remarquer que la mutualisation des services AESH devrait modifier le rôle des enseignant-es :
C’est pas normal que ce soit l’AESH qui adapte le cours, ça fait pas partie de ses compétences, pas partie des attendus et pourtant dans la réalité c’est ce qui se fait donc une fois qu’on aura mis en place tout ça que tout ça sera un peu stabilisé, va falloir que le PIAL accompagne aussi au changement les enseignants qui pourront plus se défausser. (Directeur de Segpa, coordonnateur PIAL dans le Rhône)
Une principale de collège privé souligne que le PIAL est un levier de professionnalisation pour les AESH, et permet de penser le travail collectif dans le cadre d’une école accessible :
Pour moi ça renforce les contraintes du travail collectif d’un établissement parce que ça rajoute une catégorie de personnel qui autrefois était purement exécutante, sur un statut extrêmement précaire et qui pouvait partir du jour au lendemain, maintenant elles font partie de l’équipe éducative et donc on est obligé de composer avec elles. (Principale de collège privé, pilote de PIAL dans l’Ain)
Un autre insiste sur la mise en synergie des enseignant-es du PIAL avec le personnel médico-social :
L’intérêt qu’on a, et c’est là où le pôle Ressources de l’Agence régional de santé (ARS) peut se coordonner avec les PIAL c’est quand on construit un parcours vraiment, voilà, on a des élèves, des situations hyper compliquées, c’est déjà éviter des emplois du temps qui sont complètement incohérents parce qu’ils sont pas réfléchis en concertation. (Principal de collège, pilote de PIAL dans le Rhône)
Opérateur d’une gestion plus optimale de l’aide humaine compensatoire, le PIAL apparaît ici dans sa fonction complémentaire d’analyseur, c’est-à-dire comme un observatoire à partir duquel peuvent se lire plusieurs transformations majeures du champ de l’enseignement scolaire. Positionné-es fonctionnellement dans la gouvernance départementale du dispositif, certain-es inspecteurs/trices y discernent ainsi les modalités d’un glissement dans la répartition des interventions, voire des attributions et donc des pouvoirs. À leurs yeux, le PIAL traduit une forme de transfert du travail d’organisation des ressources humaines non-enseignantes, qui passerait de l’échelon académique à l’échelon d’un établissement tête-de-pont de l’autonomie locale des acteurs/trices des services scolaires :
Je vais dire une chose que peut-être beaucoup de gens pensent, mais ne le disent pas, c’est pour moi du coup un vrai transfert de compétences et de services du niveau central vers le niveau local. (…) il peut pas y avoir une gestion administrative qui soit à la fois centralisée au niveau académique et à la fois localisée dans les établissements, à un moment faut faire un choix et le choix dans le département du Rhône en tout cas est clairement de déléguer au niveau local. (IEN-ASH, DSDEN du Rhône)
Il peut aussi être l’indice d’un renversement en cours du rapport d’autorité au sein du « département providence »5, au bénéfice des services déconcentrés de l’Éducation nationale : située initialement dans le champ des attributions du Groupement d’intérêt public qu’est la Maison départementale des personnes handicapées, l’action socio-éducative doit à nouveau faire avec la Direction des services départementaux de l’Éducation nationale sur le volet des compensations proposées aux élèves en situation de handicap – un dossier sur lequel la DSDEN n’était jusque-là que délégataire des décisions de la Commission de la MDPH. Comme le commente une cheffe d’établissement :
C’est bien beau de notifier à tout-va en CDAPH, sans se préoccuper des difficultés que l’Éducation nationale va avoir à trouver et surtout stabiliser l’aide humaine. Si le PIAL ça peut aussi nous aider à reprendre la main sur des décisions à l’emporte-pièce… (Proviseure de lycée professionnel, pilote de PIAL dans l’Ain)
Dans les deux cas, l’enjeu de la mise en œuvre est alors moins celui du découplage entre les objectifs de la réforme et ses traductions dans l’action que l’encadrement intermédiaire aurait à aménager, que celui du maintien de la capacité politique d’une administration par-delà la division des rôles institutionnels : le PIAL est aussi un moyen pour l’État éducateur déconcentré de retrouver une autonomie dans la mise en œuvre des compensations, à défaut de pouvoir à nouveau capter le processus décisionnel de leur définition.
CONCLUSION
Face à la « demande infinie » d’aide humaine qui illustre le succès des politiques éducatives en faveur des élèves en situation de handicap en même temps qu’elle en montre certaines limites, la mise en œuvre des Pôles localisés d’inclusion scolaire depuis janvier 2019 produit une réponse en articulant l’indécision instrumentale (le PIAL est ce que pilotes et coordonnateurs/trices en font) et la rigidité institutionnelle (la gestion des personnels contractuels est calquée sur celle des personnels statutaires). En cela, elle ne constitue pas un exemple original de réforme scolaire, mais illustre une fois de plus que dans le processus toujours en cours de « décommunautarisation » des politiques éducatives (Pons, 2024), les innovations organisationnelles continuent à se frotter à « l’épaisseur institutionnelle incarnée dans des modes de pensée, des manières de faire et des routines » (Bezes & Le Lidec, 2010, p. 85).
Notre étude montre que la mise en œuvre du PIAL ne se résume pourtant pas à la réduction du dossier de l’aide humaine à l’administration des services des AESH, qui finirait par imposer une lecture étroitement gestionnaire de l’inclusion scolaire. La réflexivité des acteurs/trices interrogé-es révèle a contrario que loin du cadrage dépolitisant à l’œuvre dans les rhétoriques réformistes (Robert, 2021), la pénurie paradoxale d’AESH est l’occasion d’une représentation extensive du handicap à l’école comme problème public (Neveu, 2015), qui permet de prendre position sur l’empan et les limites de l’école inclusive comme idéal institutionnel.
Une analyse plus approfondie de la mise en œuvre des PIAL, de leurs critiques et de leur transformation actuelle en Pôles d’appui à la scolarité (PAS) pourrait remettre en cause l’hypothèse de la capacité proprement politique du dispositif à constituer une norme coordinatrice, obligeant différent-es acteurs/trices à s’entendre, par-delà la diversité de leurs identités de métiers et de leurs territoires d’intervention, sur les modalités organisationnelles et professionnelles de l’accompagnement à l’autonomie des élèves en situation de handicap. Elle permettrait aussi de tester si l’on a affaire à une nouvelle étape dans la « politique d’organisation » (Bezes & Le Lidec, 2016) du gouvernement scolaire du handicap, au travers de l’imposition douce d’une désectorisation de la prise en charge des élèves concerné-es, ou au contraire de la réaffirmation des services déconcentrés de l’État dans cette prise en charge.
RÉFÉRENCES
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Notes
1 Il s’agit d’un volet de notre programme CNRS de Direction de recherche sur les politiques infranationales d’inclusion scolaire des élèves en situation de handicap.
2 Van Zanten (2021) définit ainsi un État qui prend en charge l’éducation de ses citoyen-nes et qui est organisé de manière à préserver l’autonomie et les intérêts de ses enseignant-es.
3 Le document Repères et références statistiques édité annuellement par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) permet de lire qu’en 2015, le nombre moyen d’élèves accompagné-es par AESH était de 1,41 – il s’élève à 1,84 à la rentrée 2022.
4 Site de l’association Ecole et handicap, consulté le 29 juin 2023
5 L’expression désigne la montée en charge de l’échelon départemental à partir des premières lois de décentralisation des années 1980, en particulier le transfert des politiques sociales aux conseils généraux (Blanchard, 2004). D’autres jeux d’échelle (intercommunalités, renouvellement de l’échelon régional) battent aujourd’hui ce constat en brèche (Lafore, 2013).
L’éducation en débats : analyse comparée | ISSN 1660-7147 | Directory of Open Access Journals (DOAJ)
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