Leila Youssef, Nantes Université / ESA Business School, Liban
L’enseignement supérieur (ES) traverse une double révolution : d’un côté, la montée en puissance du secteur privé, de l’autre, l’irruption de l’intelligence artificielle (IA) dans les pratiques pédagogiques et administratives. Si ces deux phénomènes sont souvent analysés séparément, leur interaction produit des effets systématiques majeurs sur l’accès, la qualité et l’équité de l’éducation. Plus fondamentalement, ils interrogent la capacité des sociétés à garantir le droit à l’éducation comme bien public universel, et non comme privilège réservé à une élite. Alors que l’IA est considérée comme une clé potentielle de propagation de l’accès au savoir, la privatisation tend, quant à elle, à consolider les logiques de marché et à « redoubler » les inégalités persistantes (Capraro, et al., 2024 ; Marginson, 2016). Cette « marchandisation » se déploie aussitôt aux technologies éducatives ; dont l’IA constitue l’élément principal appuyant les risques des inégalités sociales et intervenant désormais dans la structuration même de l’accès au savoir. Cet article propose ainsi une analyse critique de cette interaction, ainsi que de leur influence conjointe sur les inégalités sociales et en lien avec le droit à l’éducation.
Privatisation de l’ES : vers une marchandisation du droit à l’éducation ?
La privatisation, loin de se limiter à une diversification de l’offre, s’accompagne d’une redéfinition des finalités mêmes de l’éducation. L’ES devient un marché où la logique de rentabilité prime sur l’intérêt général (Marginson, 2016). Comme le souligne également Marginson (2016), la privatisation paraît avoir des conséquences directes sur l’accès à l’ES lié au statut socioéconomique des étudiant-es. Les établissements privés, souvent plus sélectifs et coûteux, captent les ressources et les talents, tout en reléguant les étudiant-es issu-es de milieux modestes vers des institutions moins prestigieuses, voire de moindre qualité avec des perspectives d’emploi plus limitées (Duru-Bellat, et al., 2010).
La privatisation génère ainsi un double mouvement. D’une part, elle avance des alternatives à un secteur public souvent saturé et sous-financé. D’autre part, elle affermit la « stratification sociale », en retenant l’accès à certains programmes d’excellence à une élite économique. Ce phénomène contribue à l’accroissement de l’écart entre les populations aisées et désavantagées, remettant en cause le principe d’égalité des chances qui fonde la mission de l’université publique (Capraro, et al., 2024).
L’élargissement du secteur privé tend par la suite à considérer l’éducation comme un bien marchand, soumis aux lois de l’offre et de la demande (Popenici & Kerr, 2017). Ce processus remet en cause le principe d’égalité des chances, pilier du droit à l’éducation. L’accès à l’ES n’est plus déterminé par le mérite ou le potentiel, mais par la capacité à payer, accentuant la stratification sociale et la reproduction des élites. Cette marchandisation touche également les technologies éducatives, dont l’IA devient le fer de lance appuyant les risques des inégalités sociales et intervenant désormais dans la structuration même de l’accès au savoir.
L’IA : catalyseur d’inégalités ou levier d’émancipation ?
L’IA est souvent présentée comme une solution miracle pour personnaliser l’apprentissage, détecter précocement les difficultés, et automatiser des tâches à faible valeur ajoutée (OECD, 2024). En théorie, elle pourrait démocratiser l’accès à des ressources pédagogiques de qualité ; indépendamment du contexte socioéconomique, assister à reconnaître les étudiant-es en difficulté, adapter les contenus académiques à ces besoins, fournir un appui personnalisé, et faciliter l’accès à l’éducation pour les personnes vivant dans les zones isolées (Holmes, et al., 2019).
Mais dans la réalité, l’accès aux outils d’IA demeure inégal. Les étudiant-es des milieux favorisés bénéficient d’un environnement technologique optimal, tandis que les autres risquent l’exclusion numérique, augmentant désormais les inégalités existantes (Al-Zahrani & Alasmari, 2024). Les établissements privés, mieux dotés, investissent massivement dans l’IA pour renforcer leur attractivité et justifier des frais de scolarité élevés, creusant ainsi l’écart avec le secteur public (UNESCO, 2021). De plus, de nombreux établissements privés privilégient le déploiement de solutions d’IA principalement selon des critères de rentabilité, souvent au détriment des principes d’équité et d’inclusion qui fondent le droit à l’éducation. Cette orientation se traduit par des investissements dans des systèmes d’IA destinés à automatiser les tâches administratives et pédagogiques, réduisant ainsi le besoin de personnel qualifié et, par conséquent, la qualité et la diversité de l’accompagnement éducatif.
Comme le souligne un rapport de l’UNESCO (2024), cette logique de rentabilité risque d’accentuer la marchandisation de l’éducation et d’accroître les inégalités, en particulier lorsque l’IA est utilisée pour standardiser les parcours d’apprentissage dans le but d’optimiser les coûts. Cela nuit au développement de compétences essentielles telles que la créativité, la pensée critique et l’autonomie, qui sont pourtant au cœur d’une éducation de qualité et inclusive (Collin & Marceau, 2022). L’automatisation progressive des tâches pédagogiques, permise par l’IA, peut ainsi conduire à une « déshumanisation » de la relation éducative, affectant plus gravement les étudiant-es issu-es de milieux défavorisés pour lesquels l’interaction humaine et le soutien personnalisé sont essentielle (Al-Zahrani & Alasmari, 2024). De plus, les étudiant-es ayant accès à des outils d’IA avancés seront mieux armé-es pour s’insérer sur un marché du travail de plus en plus numérisé, tandis que celles/ceux qui en sont privé-es risquent d’être marginalisé-es (Selwyn & Facer, 2021). Cette fracture numérique constitue une menace directe à l’effectivité du droit à l’éducation, qui doit garantir à chacun-e l’acquisition des compétences nécessaires pour participer pleinement à la société comme consolidée par les recommandations de l’UNESCO (2024).
Ainsi, l’IA, développée et commercialisée par des acteurs/trices privé-es, risque de reproduire, voire d’amplifier, les biais sociaux existants. Les algorithmes d’orientation, par exemple, peuvent enfermer les étudiant-es issu-es de milieux populaires dans les filières moins valorisées, en s’appuyant sur des données historiques biaisées (Capraro, et al., 2024). Un rapport de l’UNESCO (2024) insiste sur la nécessité d’une régulation éthique et transparente des technologies éducatives, afin d’éviter que l’innovation ne se fasse au détriment des principes d’équité, de justice sociale et de respect du droit à l’éducation pour tous/tes.
Dans ce contexte, il est essentiel de veiller à ce que le développement et l’utilisation des technologies éducatives, en particulier de l’IA, soient guidés par l’intérêt général et non par des seuls impératifs de rentabilité. Cela suppose, comme avancé par l’UNESCO (2024), la mise en place de cadres réglementaires robustes, de politiques publiques et des programmes de formation adaptés assurant la participation de toutes les parties prenantes (y compris les étudiant-es et les enseignant-es) et une vigilance accrue face à la marchandisation de l’éducation.
Entre privatisation et IA : pour une gouvernance inclusive et éthique de l’ES
Face à ces défis, il est impératif d’opter d’une approche politique volontariste et cohérente avec le droit à l’éducation, afin de réduire le fossé creusé par la privatisation, l’essor de l’IA et les inégalités sociales dans l’ES. Comme le rappelle un rapport de l’UNESCO (2024), garantir l’éducation comme bien public mondial exige des mesures ambitieuses, coordonnées et centrées sur l’équité.
La première mesure consiste à assurer un accès équitable à l’ES pour tous/tes les étudiant-es, indépendamment de leur origine sociale, économique ou géographique. Cela passe par un renforcement du secteur public, la lutte contre la sélection sociale et la mise en place de dispositifs de bourses et d’aides financières ciblées et efficaces. Il est également essentiel de réguler la privatisation de l’ES en imposant des normes de qualité, de transparence et d’éthique élevées aux établissements privés. Il ne s’agit pas de stigmatiser le secteur privé, qui peut stimuler l’innovation et l’adaptation aux besoins du marché du travail, mais de garantir que la concurrence ne se fasse pas au détriment de l’équité et de la mission d’intérêt général de l’éducation.
La deuxième priorité consiste à encadrer les frais de scolarité et lutter contre la marchandisation. La dérégulation des frais de scolarité dans le secteur privé constitue un frein majeur à l’égalité des chances. Il est donc crucial d’instaurer des mécanismes de plafonnement modulés selon les revenus familiaux, afin de lutter contre les pratiques commerciales excessives et d’ouvrir l’accès à un éventail plus large d’étudiant-es. Cette mesure s’instaure évidemment dans la vision de l’UNESCO (2024) appelant à protéger l’éducation contre les logiques purement marchande.
La troisième mesure implique de promouvoir une utilisation responsable et inclusive de l’IA. L’essor de l’IA dans l’ES doit s’accompagner d’un cadre réglementaire clair, garantissant une utilisation éthique, transparente et inclusive des technologies éducatives. Il s’agit de sensibiliser l’ensemble des acteurs/trices de l’ES aux enjeux éthiques de l’IA, de prévenir les risques de standardisation, de biais et de déshumanisation, et de veiller à ce que l’innovation technologique serve la diversité des besoins éducatifs. Afin de garantir l’effectivité du droit à l’éducation à l’ère numérique, il est indispensable de déployer des infrastructures numériques publiques et gratuites, d’encourager l’adoption de solutions d’IA open source et d’organiser des formations à l’alphabétisation numérique et à l’usage critique de l’IA pour tous/tes les étudiant-es et enseignant-es reflétant les dernières recommandations de l’UNESCO (2024) pour une gouvernance démocratique et participative du numérique éducatif.
La réussite de ces mesures et de cette transformation repose sur la formation continue des enseignant-es à l’utilisation des outils d’IA et à la compréhension de leurs implications pédagogiques et éthiques. Ainsi, la privatisation et l’IA ne doivent pas être subies, mais gouvernées dans une perspective de justice sociale, de qualité et de respect du droit à l’éducation pour tous/tes.
Droit à l’éducation : quelles garanties dans un paysage transformé ?
L’association de la privatisation et de l’IA soulève la question de préservation du droit à l’éducation en tant que droit universel et fondamental. Sans action, le risque est fort qu’un système à deux vitesses se mette en place : d’un côté, une élite profitant d’une éducation personnalisée, novatrice et connectée ; de l’autre, une majorité confinée à des systèmes standardisés, voire dépassés. Devant ces enjeux, seule une action politique ambitieuse, fondée sur la régulation, la transparence et l’inclusion, permettra de transformer ces défis en leviers d’affranchissement et de progrès collectif, conformément à la vision portée par l’UNESCO. Ainsi, il est crucial de réévaluer les politiques publiques afin d’assurer un accès juste à l’ES et l’IA. Cela signifie :
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Cet article a mis en évidence le développement se manifestant au niveau de l’ES et de l’IA, et leur impact sur l’accès à l’éducation. Comme attesté par l’OECD (2024), l’IA, si elle offre des perspectives prometteuses pour réduire les inégalités grâce à l’apprentissage personnalisé, à l’augmentation de l’accès et à l’intervention précoce, sa mise en œuvre comporte aussi des risques d’aggravation des disparités existantes. L’IA et la privatisation ne sont pas ainsi des inévitabilités, mais des processus qu’il faut gérer. La tâche est difficile : il convient de concevoir un modèle d’ES qui allie qualité, justice et innovation, en réaffirmant le droit à l’éducation comme fondement structurant. C’est sous cette condition que l’ES pourra assumer pleinement son rôle propulseur de justice sociale et d’avancement humain. En plus, et afin d’aboutir à ce but, il est essentiel d’accroître la coopération internationale afin de mutualiser les ressources éducatives en IA ; mettre en place des observatoires autonomes pour évaluer l’impact social de l’IA dans l’ES et associer les étudiant-es à l’élaboration conjointe des politiques d’innovation pédagogique. Garantir le droit à l’éducation dans un contexte de privatisation et de transformation numérique implique de placer l’équité, l’inclusion et la qualité au cœur des politiques publiques et des pratiques institutionnelles.
Références
Al-Zahrani, A.M., & Alasmari, T.M. (2024). Exploring the Impact of Artificial Intelligence on Higher Education: The Dynamics of Ethical, Social, and Educational Implications. Humanities and Social Sciences Communications, 11(912), 1-12, https://doi.org/10.1057/s41599-024-03432-4
Capraro, V., Lentsch, A., Acemoglu, D., Akgun, S., Akhmedova, A., Bilancini, E., Bonnefon, J.F., Brañas-Garza, P., Butera, L., Douglas, K.M., Everett, J.A.C., Gigerenzer, G., Greenhow, C., Hashimoto, D. A., Holt-Lunstad, J., Jetten, J., Johnson, S., Kunz, W.H., Longoni, C., Lunn, P., Natale, S., Paluch, S., Rahwan, I., Selwyn, N., Singh, V., Suri, S., Sutcliffe, J., Tomlinson, J., van der Linden, S., Van Lange, P.A.M., Wall, F., Bavel, J.J.V., & Riccardo Viale (2024). The Impact of Generative Artificial Intelligence on Socioeconomic Inequalities and Policy Making. PNAS Nexus, 3(6), 1-18. https://doi.org/10.1093/pnasnexus/pgae191
Collin, S., & Marceau, E. (2022). Enjeux Ethiques et Critiques de l’Intelligence Artificielle en Enseignement Supérieur. Éthique Publique, 24(2), 1-17. https://doi.org/10.4000/ethiquepublique.7619
Duru-Bellat, M., Kieffer, A., & Reimer, D. (2010). Les Inégalités d’Accès à l’Enseignement Supérieur : Le Rôle des Filières et Des Spécialités : Une Comparaison entre l’Allemagne de l’Ouest et la France. Économie et Statistique, 433-434, 3-22.
Holmes, W, Bialik, M., & Fadel, C. (2019). Artificial Intelligence in Education: Promises and Implications for Teaching and Learning. Boston: Center for Curriculum Redesign. https://curriculumredesign.org
Marginson, S. (2016). Higher Education and the Common Good. Melbourne: Melbourne University Publishing.
OECD (2024). The Potential Impact of Artificial Intelligence on Equity and Inclusion in Education. OECD Artificial Intelligence Papers, No. 23. Paris: OECD. https://www.oecd.org
Popenici, S. A. D., & Kerr, S. (2017). Exploring the Impact of Artificial Intelligence on Teaching and Learning in Higher Education. Research and Practice in Technology Enhanced Learning, 12(22), 1-13. https://doi.org/10.1186/s41039-017-0062-8
Selwyn, N., & Facer, K. (2021). Digital inequality and the future of work: Towards “Non-Stupid” Optimism. Paris: UNESCO.
UNESCO (2021). IA et Éducation : Guide pour Les Décideurs Politiques. Paris : UNESCO.
UNESCO (2024). Droit à l’éducation : combattre les inégalités en relevant les défis de la privatisation, de la digitalisation et des situations de crise. UNESCO et droits de l’homme : Dialogues de Genève pour renforcer la coopération et l’efficacité. Principales conclusions du quatrième dialogue thématique. Genève : Commission suisse pour l’UNESCO, Université de Genève, UNESCO, HCDH et réseau REGARD. https://www.unesco.ch