Articles d'opinion :: Opinion pieces

Écoles privées, droit à l’éducation et inégalités à Genève. Quelle action publique ?

Barbara Fouquet-Chauprade, Université de Genève

Georges Felouzis, Université de Genève

Le développement d’une offre privée dans le domaine de l’éducation est un phénomène mondial (e.g. Ball & Youdell, 2007 ; Zancajo, et al., 2025) qui questionne nos sociétés démocratiques construites sur l’idée que l’éducation est un droit fondamental qui doit être assuré par l’État social. Le droit à l’éducation est alors conçu à la fois comme un droit individuel indispensable au plein épanouissement des individu-es et comme une condition nécessaire à la richesse des nations. Or, dans le domaine de l’éducation se développent différentes formes de privatisation, faisant du secteur privé un acteur éducatif incontournable. Quel sens donner à cette évolution ?  S’agit-il d’un recul de l’État et d’une victoire du privé qui imposerait alors ses modes de faire, de dire et de penser ? S’agit-il d’une amélioration de l’offre éducative par l’introduction de nouveaux/elles opérateurs/trices proposant une offre variée répondant aux demandes des familles ? S’agit-il enfin d’un aveu d’impuissance de l’État à garantir ce droit à l’éducation ? Cela pose in fine la question de la capacité de la puissance publique à réguler l’offre scolaire pour garantir un droit égal à l’éducation pour tous/tes. 

L’enseignement privé à Genève

Nous entendons par régulation la façon dont la puissance publique encadre et contrôle le fonctionnement de la société. C’est-à-dire la façon dont l’État développe des arrangements institutionnels pour éventuellement corriger les déséquilibres (Maroy, 2006) notamment ceux liés aux inégalités. Dans le domaine de l’éducation, on sait que les systèmes dans lesquels il y a une forte présence du privé sont propices à créer davantage d’inégalités sans toutefois élever le niveau général du pays (Mons, 2007), d’autant plus quand ils sont faiblement régulés par la puissance publique (Dronkers & Avram, 2009). 

Les exemples internationaux montrent que la régulation de l’offre privée d’éducation peut prendre différentes formes qui sont dépendantes du fonctionnement général des systèmes éducatifs. En France, les écoles privées sont par exemple largement subventionnées par l’État (Felouzis & Fouquet-Chauprade, 2025 ; Poucet, 2012) qui y exerce ainsi un contrôle important (recrutement et formation des enseignant-es, curricula notamment). Les écoles privées genevoises à l’inverse, sont entièrement financées par des fonds privés (familles, institutions internationales finançant la scolarité des enfants de leurs collaborateurs ou encore fondations privées). Cela pose la question de la capacité, voire de la légitimité, de l’État à réguler le fonctionnement et l’offre privée dans le canton. 

En Suisse, pays fédéral, les questions liées à l’éducation relèvent de la compétence des cantons. C’est donc à ce niveau que se décident les lois et le fonctionnement du système éducatif dans une relative indépendance vis-à-vis non seulement des autres cantons, mais aussi de la confédération. Le recours à un enseignement privé est très variable d’un canton à l’autre ; à Genève, 18 % des élèves sont dans un établissement privé (15,2 % des élèves du primaire, mais 19 % des élèves du secondaire 1, 23,6 % dans le secondaire 2) ce qui correspond au plus fort taux de scolarisation dans le privé en Suisse. L’offre scolaire y est très variée (Fouquet-Chauprade, et al., 2025 ; SRED, 2024) comparativement à l’offre publique : certaines écoles proposent un « programme suisse » dans le sens où elles suivent le plan d’étude romand, d’autres suivent des curricula étrangers (allemand, français, anglais, etc.), il existe également quelques établissements privés confessionnels et d’autres développant des pédagogies dites alternatives (par exemple Montessori, méthodes actives, Freinet ou Steiner). Un certain nombre de ces écoles proposent de préparer les élèves au baccalauréat international et/ou à la maturité fédérale (seules deux écoles ont l’agrément leur permettant de proposer la maturité cantonale) ou les diplômes étrangers équivalents (baccalauréat, Abitur, etc.). Ce portrait rapide des écoles privées à Genève ne permet toutefois pas de comprendre leur fonctionnement réel qui se caractérise par une grande autonomie vis-à-vis du public.

Les écoles privées à Genève : des entreprises comme les autres

Dans le cadre de la recherche MarGe1, nous avons rencontré une quinzaine d’acteurs/trices éducatifs/ves (cadres au sein du Département de l’Instruction Publique (DIP), président-es d’associations ou de syndicats, personnel politico-administratif, etc.). De ces premiers entretiens, quelques points saillants ont émergé concernant le fonctionnement et les relations entre le secteur public et le secteur privé.

Le DIP n’exerce qu’un suivi minimal des écoles privées. Chaque établissement fait l’objet d’une inspection initiale à son ouverture, suivie de visites ponctuelles générant des rapports. Ces inspections se concentrent principalement sur la sécurité des locaux (état des infrastructures, taux d’encadrement), mais la conformité aux programmes scolaires, les contenus d’enseignement, voire la formation des enseignant-es, ne sont que minimalement inspectés. C’est ainsi qu’une part significative des écoles privées fonctionne de manière autonome. Environ deux tiers de ces écoles sont regroupés au sein d’une association qui leur permet d’obtenir un label de qualité. Elles établissent ainsi leurs propres normes et standards en matière de qualité éducative. 

Bien que près de deux élèves sur dix du canton soient scolarisé-es dans des établissements privés, la majorité des acteurs/trices publics/ques que nous avons interrogé-es ne connaissent ni l’organisation des écoles privées ni l’ampleur du nombre d’élèves qui y sont scolarisé-es. L’une des personnes interviewées, pourtant bien informée du fonctionnement du système éducatif genevois, avoue sa surprise lorsqu’on lui demande d’expliquer le recours au privé par près de 20 % des élèves : « Si vous m’aviez demandé spontanément le chiffre, j’aurais dit 1 %, donc 20 %, c’est énorme ! ».

In fine, il semble qu’un arrangement tacite organise les relations entre le DIP et les écoles privées à Genève. Du point de vue de l’État, l’ampleur et la stabilité (relative) des effectifs d’élèves scolarisé-es dans le privé permettent une économie substantielle, car la scolarisation de plusieurs centaines d’élèves n’est pas prise en charge par les finances publiques. Comme le précise un cadre interviewé « (les écoles privées) font gagner beaucoup d’argent à l’État », puisqu’elles scolarisent deux élèves sur dix. Du côté des écoles privées, la faible régulation publique leur garantit une large autonomie. Elles peuvent ainsi pleinement jouer le jeu de l’offre et de la demande d’éducation et développer leurs stratégies au sein des marchés scolaires locaux. La seule régulation dans cette situation est de nature marchande, il est pertinent d’en étudier les conséquences sur le droit à l’éducation et les inégalités.

Privatisation, régulation et droit à l’éducation

Il ressort ainsi de ces premières analyses que le marché scolaire genevois peut être qualifié de « segmenté ». Cela signifie que les établissements publics et les établissements privés forment deux sous-systèmes relativement autonomes et régis par des règles différentes : une régulation forte et centralisée produisant une certaine uniformité de l’offre publique d’éducation, d’un côté. ; une régulation par le marché privilégiant la différenciation et l’adaptation aux demandes des familles, de l’autre. La question qui nous intéresse ici est celle des conséquences de cette situation sur le droit à l’éducation et les inégalités. Trois éléments d’analyse peuvent être évoqués :

  • Si l’on définit le droit à l’éducation comme un droit d’accès à une éducation de qualité sans obstacles ni discriminations, il est clair que ce droit est reconnu et effectif pour l’immense majorité des enfants résidant à Genève. Nous pouvons apporter toutefois un bémol puisqu’une minorité d’élèves, porteur-es de handicap notamment, sont pour beaucoup scolarisé-es dans des classes spécialisées, voire des écoles séparées, ce qui peut être vu comme une forme de ségrégation, voire de discrimination systémique. 
  • L’individualisme et l’expression de soi sont devenus des valeurs éducatives centrales. Dans ce contexte, le concept même de droit à une éducation de qualité a évolué. La qualité de l’éducation est davantage définie aujourd’hui comme une éducation personnalisée, au sens d’une adaptation de l’offre éducative aux individualités de chacun-e et non plus au sens d’une uniformisation de chacun-e aux règles impersonnelles de l’école. L’un des indices les plus marquants de cette évolution est la diffusion du paradigme inclusif en éducation, qui postule la nécessité d’adapter l’éducation scolaire aux élèves, et non l’inverse. Or, cette demande des familles pour une adaptation de l’éducation scolaire à chacun-e est plus susceptible d’être réalisée dans les établissements privés, par leur plus grande autonomie pédagogique et les modes de régulation auxquels ils sont soumis (van Zanten, 2023).
  • La réactivité limitée du secteur public face aux évolutions sociétales et aux attentes des familles contribue en partie à l’essor du secteur privé. Or, le droit à l’éducation insiste sur deux points : la réduction des inégalités d’accès à l’éducation et l’accès gratuit à l’éducation. Une fois garanti l’accès à une éducation publique de qualité, le privé continue pourtant de se développer, notamment parce qu’il répond aux demandes de certaines familles. Or, par son fonctionnement, ses modalités d’organisation et son coût, l’enseignement privé exclut de fait une large part des élèves de milieu populaire et moyen (Fouquet-Chauprade, et al., 2025). Il s’adresse en effet à des familles fortement dotées en capital économique et culturel, notamment celles travaillant dans les instances internationales fortement présentes dans le canton (Bertron, 2019 ; Rey, et al., 2019).

 

Dans ce contexte et après les constats que nous venons de faire, la question qui se pose est celle de savoir si la puissance publique peut – et doit – réguler un système éducatif dualisé afin d’en limiter les inégalités sociales. Nous serions tenté-es de répondre par l’affirmative à cette question, tant il est vrai que les inégalités éducatives ont des effets déterminants sur le destin des individu-es (Combet & Oesch, 2020). Il est frappant de voir comment aujourd’hui ce fonctionnement dual public-privé est suffisamment ancré dans les pratiques et le fonctionnement du système à Genève pour qu’il fasse l’objet de peu de contestations. Le secteur public ignore largement le privé, et il n’existe pas à notre connaissance dans le canton de mouvement associatif, ou de mobilisation politique significative pour réclamer un financement public de l’enseignement privé ou des mesures visant à en démocratiser l’accès (Herzog, 2013). Il serait pour cela nécessaire que la question des marchés scolaires à Genève et des inégalités qui en découlent devienne, au sens propre, un problème public (Sheppard-Sellam, 2019), c’est-à-dire un problème inscrit à l’agenda politique. Ce qui n’est pour l’instant pas le cas.

Références

Ball, S., & Youdell, D. (2007). La privatisation déguisée dans le secteur éducatif public. Rapport préliminaire du 5ème congrès mondial international de l’éducation. Bruxelles : Internationale de l’éducation. 

Bertron, C. (2019). Définir la valeur des écoles : l’acquisition de pensionnats privés par une multinationale de l’éducation. Revue Française de socio économie, 23(2), 97-117.

Dronkers, J., & Avram, S. (2009). A cross-national analysis of the relationship between school choice and effectiveness differences between private-dependent and public schools: A new approach. Educational Research and Evaluation, 16(2). 151-176.

Combet, B., & Oesch, D. (2020). The social origin gap in university completion among youth with comparable school abilities in Switzerland (TREE Working Paper Series 4). Bern: TREE (Transitions from Education to Employment). 

Felouzis, G., & Fouquet-Chauprade, B. (2025). Education privatization and marketization in France: between state control and stakeholders’ strategies. In A. Zancajo, C. Fontdevilla, H. Jabbar, & A. Verger (Eds.). Research Handbook on Education Privatization and Marketization (pp. 224-235). Cheltenham : Elgar Handbooks in Education.

Fouquet-Chauprade, B., Charmillot, S., & Felouzis, G. (sous presse). Le marché scolaire genevois : concurrence et interdépendances entre acteurs étatiques et non étatiques. Revue suisse des sciences de l’éducation. 

Herzog, W. (2013). Aussichten der freien Schulwahl. Die globale pädagogische Reformbewegung im Härtetest der direkten Demokratie. Erziehungswiss, 16, 579-597.

Maroy, C. (2006). École, régulation et marché. Une comparaison de six espaces scolaires en Europe. Paris : PUF. 

Mons, N. (2007). Les nouvelles politiques éducatives. La France fait-elle les bons choix ? Paris : PUF.

Poucet, B. (2012). L’enseignement privé en France. Que sais-je ? Paris : PUF

Rey, J., Bolay M., & Schubiger E. (2019). Généalogie de l’élève cosmopolite et marchandisation de l’international dans les établissements scolaires privés en Suisse In A. Sieber Egger, G. Unterweger, M. Jäger, M. Kuhn, & J. Hangartner (Eds.). Zwischen institutionneller Regulierung und Selbstbestimmung: Ethnographische Beiträge zu Kindheit(en) in der Schweiz (pp. 259-278). Wiesbaden: Springer

Sheppard-Sellam, E. (2019). Problème public. In L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet Dictionnaire des politiques publiques : 5e édition (pp. 504-510). Paris : Presses de Sciences Po. 

SRED. (2024). Repères et indicateurs statistiques. A1. Effectifs scolarisés dans l’enseignement public et privé. Genève : SRED. https://www.ge.ch/document/10975/telecharger

Van Zanten, A. (2023). La marchandisation à l’œuvre dans le système scolaire et supérieur français : raisons et conséquences. Administration & Éducation, 180(4), 27-33. https://doi.org/10.3917/admed.180.0027

Notes

1 Financée par le FNS (n° 100019_219875)