Stéphane Vigneault, École ensemble
Au Québec1, les écoles font leur marché parmi les élèves les plus rentables en matière de revenus et de résultats scolaires. L’inévitable ségrégation scolaire provoquée par le tri des enfants renforce ensuite les comportements concurrentiels des familles. Cet article présentera le système scolaire québécois, caractérisé par son école à trois vitesses, pour ensuite expliquer la proposition de politique publique mise de l’avant par l’association École ensemble dans le but de doter le Québec d’un système scolaire équitable.
Une école à trois vitesses
Trois « vitesses » se font concurrence au sein du marché scolaire. La première vitesse est celle de l’école privée subventionnée. Un-e élève d’une école privée subventionnée reçoit 75 % des fonds publics que reçoit un-e élève équivalent dans le système public (Gouvernement du Québec, 2004). Ces écoles choisissent donc leurs élèves, d’abord par les droits de scolarité (plafonnés à 5 000 $, mais, dans les faits, plus élevés à cause de plusieurs frais parallèles), mais aussi par de nombreux autres outils de tri : examens d’entrée, examen des dossiers scolaires du primaire, entretiens, auditions et lettres de recommandation des enseignant-es du primaire. Il est remarquable de constater que l’âge d’entrée dans la course à la sélection pour les écoles secondaires diminue et commence désormais dès la quatrième année (neuf ans) dans certains cas (Dion-Viens, 2019a). Ces écoles ont également le privilège de se débarrasser des élèves qui ne font plus leur affaire en cours de scolarité. C’est évidemment le réseau public qui devra prendre le relais.
Le ministère de l’Éducation du Québec ne rend publique aucune donnée socioéconomique sur les élèves du privé subventionné : pas de revenu parental, de scolarité parentale, ni non plus d’indice comme l’Indice de position sociale en France. Les données socioéconomiques pour les écoles publiques sont également lacunaires, les indices du ministère étant décrédibilisés depuis longtemps (Lessard & Vigneault, 2024).
Les écoles privées subventionnées ont augmenté graduellement leur part de marché. Elle est passée de 5 % en 1970 à 21 % aujourd’hui au niveau secondaire (Larose, 2016). Les autorités éducatives ont répondu à l’écrémage du système public par les écoles privées en créant un réseau public sélectif qui a également le droit de sélectionner ses élèves (au moyen d’examens, d’auditions, d’entrevues et de frais – parfois très élevés) (Dion-Viens, 2021). C’est la deuxième des trois vitesses. La part de marché des écoles publiques sélectives est estimée à 23 % au niveau secondaire (Plourde, 2022). Les chiffres sont plus bas au primaire, mais ils sont en augmentation (Dion-Viens, 2019b). Même des écoles préscolaires publiques trient leurs élèves. On a ainsi pu voir une fillette de quatre ans être écartée d’une maternelle dite internationale en raison de son comportement et de ses résultats en mathématiques (Dion-Viens, 2022).
La troisième vitesse est celle des écoles publiques ordinaires. Ces écoles, qui acceptent gratuitement tous les enfants de leur bassin scolaire, sont confrontées à une charge de travail plus lourde en raison d’une surreprésentation d’élèves issu-es de milieux défavorisés et d’élèves présentant des difficultés d’apprentissage. La boucle du cercle vicieux de la ségrégation scolaire est ainsi bouclée avec à la clé une intense compétition entre les familles pour éviter l’école de quartier dévalorisée ou pour réussir à obtenir une place dans une école haut placée dans le palmarès annuel que le Fraser Institute, un think tank libertarien, fait publier chaque année dans les grands médias (Lamy, 2025).
Il en résulte un système éducatif inefficace et inéquitable, le plus inégalitaire au Canada selon le Conseil supérieur de l’éducation (2016), un organisme consultatif public et indépendant du ministre de l’Éducation que le gouvernement actuel (Coalition Avenir Québec [CAQ], droite) a d’ailleurs décidé de démanteler.
C’est donc à juste titre que le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies a formellement demandé au gouvernement du Québec, en 2020, de préciser « les mesures prises pour assurer l’égalité d’accès à l’éducation dans le cadre du système scolaire à trois niveaux au Québec, indépendamment de la situation économique des parents » (Nations unies. Comité économique et social, 2020). Le gouvernement québécois avait jusqu’à novembre 2022 pour répondre à l’organe de l’ONU. Aucune réponse n’a à ce jour été rendue publique.
S’associer pour l’équité
Préoccupés par l’écrémage de leur école primaire publique de quartier par une école dite internationale (également publique), des parents ont fondé l’association École ensemble en juin 2017. Le regroupement s’est donné comme mission d’animer un espace de réflexion et de mobilisation afin que le Québec se dote d’un système d’éducation équitable en mettant fin à la ségrégation scolaire causée par les réseaux privés subventionnés et publics sélectifs. Sa vision : des élèves québécois-es qui apprennent ensemble, quelle que soit leur origine socioéconomique. Les valeurs qui sous-tendent l’action d’École ensemble sont au nombre de cinq : l’égalité des chances ; le bien commun ; le débat public ; l’implication citoyenne et la contribution de la recherche ; la mixité sociale et le vivre-ensemble ; et le droit à l’éducation et l’éducabilité de tous et toutes.
La stratégie adoptée par École ensemble marque une rupture avec les précédentes tentatives de déségrégation. École ensemble a rapidement compris qu’il ne servait à rien d’exhorter les parents, individuellement et localement, à « agir en bons citoyen-nes » (envoyer leurs enfants à l’école publique locale). Les parents veulent ce qu’il y a de mieux pour leurs enfants : s’ils pensent qu’il existe une meilleure option, ils la choisiront. Tenter de changer le système en restreignant les comportements individuels au nom du bien commun avait déjà échoué par le passé, et était voué à l’échec à nouveau. De la même manière, les propositions classiques des opposants de l’école privée (définancement, abolition) s’étaient toujours heurtées aux mêmes obstacles juridique (les écoles privées ont le droit d’exister) et logistique (écoles publiques déjà pleines ne pouvant accueillir les élèves du privé, perte d’ancienneté des enseignant-es du privé qui changeraient de syndicat).
Remédier à un système scolaire inéquitable depuis plus d’un demi-siècle est un défi politique majeur. École ensemble a répondu à ce défi en lançant, en mai 2022, le Plan pour un réseau scolaire commun (École Ensemble, 2022), pour lequel nous avons revisité la question de l’équité en éducation sur de nouvelles bases.
Le Plan pour un réseau scolaire commun
Nous proposons la création d’un réseau commun qui protégera les écoles publiques et les écoles privées conventionnées du marché scolaire. Toutes les écoles du réseau commun auront leur propre bassin scolaire et ne seront plus autorisées à sélectionner les élèves. En supprimant la sélection des élèves, nous supprimons également le droit de faire payer des droits de scolarité : les élèves fréquenteront l’école de leur quartier, quelle que soit la capacité de payer de leurs parents. Les écoles privées conventionnées (qui devront être à but non lucratif) seront donc entièrement financées par l’État, exactement comme les écoles publiques. Les écoles privées conventionnées conserveront leur statut juridique actuel et leur autonomie de gestion.
Par ailleurs, les écoles privées actuelles qui choisissent de ne pas faire partie du réseau commun auront un statut d’école privée non conventionnée. Ces écoles ne recevront aucun financement public, ni directement ni indirectement. Le principe de base est simple : s’il y a des fonds publics, ce doit être dans l’intérêt public. Les écoles privées non conventionnées conserveront le droit de choisir leur clientèle et n’auront donc pas de bassin scolaire. Comme les écoles privées non subventionnées existant dans d’autres provinces (l’Ontario, par exemple), elles continueront d’être réglementées par l’État. En nous basant sur le cas ontarien, nous prévoyons que 6 % des élèves québécois-es fréquenteront l’école privée non conventionnée, et donc 94 % des élèves iront à l’école commune.
Inclure les écoles privées existantes dans le réseau commun représentera un coût supplémentaire pour le trésor public, alors que les en exclure représentera une économie. Selon une étude commandée à François Delorme, économiste à l’Université de Sherbrooke, la mise en place du réseau scolaire commun se traduira à terme par une économie annuelle nette d’environ 100 millions de dollars de fonds publics. Comme le précise l’étude, la transition vers le nouveau réseau commun sera progressive et s’étalera sur six ans. Les élèves n’auront pas à changer d’école. Ceux qui sont dans une école privée subventionnée au moment de l’entrée en vigueur de la réforme verront leurs droits de scolarité chuter à 0 $ si leur école se conventionne. Ceux qui étaient dans une école privée qui ne se conventionnera pas conserveront leurs droits de scolarité originaux. Seuls les élèves de 1re année du primaire ou du secondaire paieront le plein tarif à l’an 1 de la réforme (puis ceux de 1re et 2e année à l’an 2, jusqu’à la fin de la transition). Ceci évitera un choc tarifaire pour les familles des écoles qui ne se conventionneront pas. Et un indéniable avantage financier pour les familles des écoles privées qui se conventionneront (Delorme, et al., 2022).
Le plan comprend la création d’une carte scolaire équitable pour chaque autorité scolaire régionale, basée sur le concept innovant des bassins scolaires optimisés. Cela permettra d’éviter que la ségrégation résidentielle des quartiers ne s’étende aux établissements scolaires. Cet outil permettra d’établir une carte selon des critères clairs et garantira aux élèves l’accès à une école locale et un véritable équilibre socioéconomique. Une démonstration de faisabilité (Dlabač, 2022) a été développée pour la ville de Laval (400 000 habitant-es) en collaboration avec la start-up suisse Ville Juste dont la technologie est déjà utilisée dans le canton suisse de Zurich (De Prà, 2023).
Figure 1. Répartition des familles avec enfants d’âge scolaire de Laval comptant au moins un parent diplômé universitaire
L’échelle de couleurs montre que les disparités entre les aires de diffusion (une petite zone composée d’un ou plusieurs blocs ; il s’agit de la plus petite zone géographique standard pour laquelle toutes les données de recensement sont diffusées) sont considérablement réduites grâce à l’optimisation des bassins scolaires des écoles.
Pour optimiser les bassins scolaires, le logiciel de cartographie attribue d’abord un bassin à chaque école en fonction de la proximité et de la capacité d’accueil de l’école. Les limites sont ensuite modifiées, par séries successives, en fonction des principaux axes routiers, afin d’obtenir les bassins les plus similaires possibles d’un point de vue socioéconomique. Les bassins parviennent ainsi à optimiser la distance entre le domicile et l’école, la taille de l’école et l’indice socioéconomique sélectionné (dans notre exemple, la diplomation universitaire des parents).
À un vote du changement
La question de l’école à trois vitesses n’est plus chez nous un tabou. En fait, avec les récentes coupes budgétaires de la CAQ, c’est désormais le problème le plus important dans le domaine de l’éducation au Québec. Le rôle d’École ensemble dans cette nouvelle situation a été de problématiser la question, en levant le voile sur un problème politique qui tirait sa force de son opacité.
En ne se livrant pas au jeu des reproches et en évitant les solutions individuelles, l’attention a été dirigée là où elle devait l’être : vers les politiques publiques et les élu-es. Cela a incité divers acteurs/trices du monde de l’éducation à participer au débat public, apportant du contenu aux journalistes et aux partis d’opposition, ce qui est important dans un système éducatif dépourvu de données socioéconomiques.
Au printemps 2025, un projet de loi reprenant nos propositions a été déposé à l’Assemblée nationale par une députée d’opposition (Assemblée nationale du Québec, 2025). Dans notre système britannique, les projets de loi des partis d’opposition sont rarement mis aux voix. Il s’agit toutefois d’une étape majeure : nous sommes maintenant à un vote du changement. Les élections provinciales d’octobre 2026 seront l’occasion de constater le positionnement des partis politiques sur l’enjeu fondamental – pour toute société – de l’égalité des chances en éducation.
Références
Assemblée nationale du Québec. (2025). Ruba Ghazal, députée de Mercier. Projet de loi n° 895, Loi établissant un réseau scolaire commun afin de garantir l’égalité des chances. https://www.assnat.qc.ca
Delorme, F., Boutin-St-Amant, C., & Ouellet, F. (2022). Plan pour un réseau scolaire commun : Estimation des impacts budgétaires de la réforme proposée. https://assets.nationbuilder.com
De Prà, Y. (2023). Für die soziale Durchmischung teilt in Uster ein Computer Klassen ein, Tsüri. https://tsri.ch [traduction française au https://villejuste.com
Dion-Viens, D. (2019a, 8 mars). Des visites d’écoles secondaires privées dès la 4e année du primaire. Journal de Québec. https://www.journaldequebec.com
Dion-Viens, D. (2019a, 8 mars). Engouement pour l’école à la carte dès le primaire. Journal de Québec. https://www.journaldequebec.com
Dion-Viens, D. (2021, 26 avril). Du sport-études à 14 000 $ par an. Le Journal de Montréal. https://www.journaldequebec.com
Dion-Viens, D. (2022, 22 avril). À 4 ans, une fillette est refusée après un test d’admission en maternelle au public. Journal de Québec. https://www.journaldequebec.com
Dlabač, O. (2022). Optimized school catchment zones for the City of Laval. Québec : Ville Juste. https://assets.nationbuilder.com
École ensemble. (2022). Plan pour un réseau scolaire commun. https://assets.nationbuilder.com
Gouvernement du Québec. (2004). Rapport du comité d’experts sur le financement, l’administration, la gestion et la gouvernance des commissions scolaires. Québec : Gouvernement du Québec. http://www.education.gouv.qc.ca
Gouvernement du Québec. Conseil supérieur de l’éducation (2016). Remettre le cap sur l’équité. Québec : Gouvernement du Québec. https://www.cse.gouv.qc.ca
Lamy, G. (20205). Le palmarès des écoles secondaires du Québec : les effets d’une stratégie d’influence sur la composition socio-économique de 108 établissements de Montréal et Laval (2000–2020). Revue canadienne de science politique, 1-26. https://www.cambridge.org
Larose, A. (2016). Les projets particuliers à l’école publique en contexte de concurrence scolaire: un état des lieux. Québec : Fédération des syndicats d’enseignement. https://serf-csq.org
Lessard, C., & Vigneault, S. (2024, 25 mars). Non au palmarès. Oui aux données socioéconomiques. Le Devoir. https://www.ledevoir.com
Plourde, A. (2022, 19 octobre). Où en est l’école à trois vitesses au Québec ? IRIS. https://iris-recherche.qc.ca
Nations unies. Comité économique et social (2020). Liste de points établie avant la soumission du septième rapport périodique du Canada. New York, NY : ECOSOC. https://docstore.ohchr.org
Notes
1 Dans le système fédéral canadien, l’éducation relève de la compétence des provinces. Il n’existe pas de « système scolaire canadien », mais plutôt 10 systèmes provinciaux et trois systèmes territoriaux. Le gouvernement fédéral, tout comme les administrations municipales, n’a aucun pouvoir sur l’enseignement préscolaire, primaire et secondaire.