Les changements pédagogiques à l’école : analyse d’une réforme des devoirs à domicile dans le canton de Berne

Joaquim Sieber, Haute École Pédagogique Vaud

DOI : 10.51186/journals/ed.2024.14-2.e1754

Résumé

Cet article questionne la nature et le processus de changement pédagogique à l’école. Il s’agit, d’une part, de chercher à comprendre comment l’école se transforme et, d’autre part, ce que ce changement implique lorsqu’il est de nature pédagogique. Dans une première partie, nous proposons un cadre théorique afin de construire un concept opérationnel de changement social, en nous intéressant à son objet, son contexte et ses séquences d’actions. Après avoir explicité brièvement la méthodologie utilisée pour la récolte et l’analyse des données, laquelle se concentre sur des entretiens compréhensifs, nous cherchons à comprendre comment les enseignant-es appréhendent une réforme spécifique dans l’espace francophone bernois et la traduisent dans leurs pédagogies. Nous présentons quelques résultats qui donnent à voir les détails des processus en jeu, notamment les stratégies d’adaptation mises en place par les enseignant-es et un exemple de transformation du système classe. Le changement est ainsi remis en contexte dans toute sa complexité, cela permettant de prendre en compte les multiples facteurs qui influencent les acteurs/trices dans la mise en œuvre d’une politique éducative.

Mots-clés : changement pédagogique, enseignant-e, innovation, pédagogie, réforme

Abstract

This article looks at the nature and process of educational change in schools. On the one hand, it attempts to understand how schools change and what this change entails when it is pedagogical in nature. In the first part, we propose a theoretical framework for constructing an operational concept of social change by looking at its object, context and sequences of action. These elements make it possible to distinguish different types and realities of change and to specify how change can be considered pedagogical. After a brief explanation of the methodology used to collect and analyze the data, centered on comprehensive interviews, we look at how teachers understand the reforms and translate them into their teaching methods. We present some results of cross-sectional analyses from a doctoral thesis. This enables us to contextualize this complex, multifactorial process and gain a better understanding of how educational reforms are implemented by the players involved.

Keywords: innovation, pedagogical change, pedagogy, reform, teacher

INTRODUCTION

Une citation célèbre de Nelson Mandela (2003) avance que « l’éducation est l’arme la plus puissante dont nous disposons pour changer le monde » (p. 5). L’histoire regorge de tentatives d’instrumentalisation de l’école en vue de transformations sociales : l’école publique suisse du 19e siècle s’était notamment vue attribuer comme rôle de créer à la fois la/le citoyen-ne éclairé-e (et patriotique) des États démocratiques et l’ouvrier-ère qualifié-e (et obéissant-e) de l’industrie capitaliste (Criblez, 1999 ; Hofstetter, 1998 ; Späni, 1999). Lors des guerres mondiales, les écoles ont été mises à contribution pour légitimer la guerre (Condette, 2014). Plusieurs grands noms de l’Éducation Nouvelle (Claparède, Freinet) tout comme d’autres pédagogues de renom (Pestalozzi, Tolstoï) ont développé leur pédagogie explicitement en vue de transformer les mentalités et, par extension, leur société (Duru-Bellat & Van Zanten, 2012).

Si l’école peut contribuer au changement social, certain-es auteur-es considèrent cependant qu’elle est aussi une institution profondément conservatrice : « L’école vit dans l’ambiguïté : à la fois elle est gardienne de la tradition et de la conformité, et protestataire » (Cros, 1997 p. 131). Mollo (1969) la décrit ainsi comme un « musée des valeurs » chargée de maintenir une stabilité au milieu des changements incessants :

L’école doit chercher sa voie entre deux missions contradictoires : préserver les valeurs « sûres » d’une société, et en même temps dispenser un enseignement de plus en plus diversifié, de plus en plus attentif à la rapidité des progrès techniques. Selon que l’on s’attache à l’un ou l’autre de ces buts, on peut la considérer comme répondant parfaitement à la tendance conservatrice de la société, ou au contraire comme un anachronisme néfaste. (p. 257)

Pour certain-es auteur-es, l’école est une institution sociale caractérisée par une forte inertie (Houssaye, 2014 ; Tardif & Lessard, 2004), laquelle limite les changements, en particulier au niveau pédagogique : dans ce champ, les innovations resteraient rares, les changements prenant majoritairement la forme de réformes1 (Cros, 2007), avec une efficacité toute relative :

Tant les militants que les administrations s’affairent depuis de nombreuses années et sans grand succès à changer l’école, qu’il s’agisse de réformer l’enseignement, par le bas ou par le haut. L’expérience de ces trente dernières années montre qu’aucune de ces stratégies n’exerce véritablement d’influence sur les pratiques pédagogiques (Gather Thurler, 2000, p. 14).

Pour qui s’intéresse à la mise en œuvre des politiques éducatives, ces considérations interpellent : puisqu’il ne suffit pas de transformer une loi et de décréter une réforme pour que l’école change effectivement (Sieber, 2022b), comment appréhender le changement à l’école ? Quelles sont les dynamiques du changement, ses dimensions et leurs indicateurs ? Et plus encore, comment distinguer ce qui est un changement de ce qui ne l’est pas ou n’en a que l’apparence ?

Ces questions mettent en évidence les difficultés théoriques, conceptuelles, épistémologiques, méthodologiques ou encore analytiques à surmonter pour pouvoir appréhender le changement, et plus encore le changement social. De nombreux travaux en ont fait leur objet de recherche, produisant une abondante littérature et de multiples tentatives de définitions, ce qui engendre un flou théorique et conceptuel conséquent (Bernoux, 2010 ; Cros, 2004).

Dans cet article, nous proposons un cadre théorique, conceptuel et méthodologique permettant d’analyser avec finesse les changements pédagogiques à l’école, notamment en fonction de leur portée, de leurs impacts et de leurs effets, jusque dans les pratiques enseignantes. La question de recherche qui nous occupe pourrait être formulée ainsi : comment les enseignant-es changent-elles/ils leurs pratiques pédagogiques lors de la mise en œuvre de réformes scolaires ?

Dans une première partie, nous synthétisons un cadre théorique développé dans le cadre d’une recherche doctorale pour appréhender le changement social et pédagogique (Sieber, 2022a). Nous décrivons ensuite brièvement la méthodologie utilisée pour récolter et analyser des données lors de réformes pédagogiques. Nous présentons enfin quelques résultats issus de l’analyse d’une réforme pédagogique menée dans l’école francophone bernoise, laquelle met en évidence les stratégies des enseignant-es et leurs effets pédagogiques dans les salles de classe.

1. LE CONCEPT DE CHANGEMENT SOCIAL : PROPOSITION DE CONCEPTUALISATION

Derrière sa banalité, Alter (2000) décrit le changement comme un concept ambigu, complexe, multifactoriel, multicausal, avec une forte imprévisibilité, résistant à toute tentative de description, toujours en cours et jamais spécifique. De nombreuses notions sont mobilisées par les chercheur-es pour en rendre compte : innovation, mutation, novation, réforme, évolution, transformation, adaptation, cela souvent sans définitions spécifiques, rendant toute comparaison et revue de la littérature difficile. Aucun consensus ne semble se dégager, les auteur-es affirment qu’il n’existe ainsi aucun cadre théorique universel, complet ou fermé pour appréhender le changement (Boudon, 2004 ; Cros, 1997). Ainsi, la/le chercheur-e qui s’intéresse au changement est amené-e à effectuer des choix théoriques et à choisir des angles d’analyse spécifique.

Pour notre part, nous avons choisi de commencer par travailler l’épistémologie et le concept de changement pour lui-même. Suivant la position d’Alter (2000), nous considérons que le monde social est caractérisé non pas par le changement, mais par le mouvement. Le changement devient ainsi une forme particulière de mouvement, dont il s’agit d’identifier les spécificités.

Suivant nombre de chercheur-es, nous considérons que le changement est un processus disposant de séquences identifiables et spécifiques, lesquelles correspondent à des actions effectuées par les acteurs/trices impliqué-es (Adamszweski, 1996 ; Bernoux, 2010 ; Boudon 2004). Ce processus affecte un objet spécifique (Dubet, 2000 ; Huberman, 1973), qu’il s’agit de définir et de situer dans son contexte particulier (Adamswezski, 1996 ; Grossetti, 2006 ; Lahire, 1996).

Les auteur-es s’accordent pour différencier des types de changements en fonction des objets concernés (Crozier & Friedberg, 2007 ; Gaglio, 2011), ceux-ci influençant donc les dimensions qui vont être prises en compte dans l’analyse et donc dans la conceptualisation du processus. Cros (1997) fait ainsi remarquer que les analyses ne peuvent être identiques si « on change simplement de manuel scolaire ou quand on change de pratiques pédagogiques qui mettent en jeu les relations instaurées avec les formés » (p.141).

Quant au contexte, nous avons repris les propositions de Grossetti (2004) et Lahire (1996), qui articulent trois échelles de contexte, soit le champ dans lequel s’inscrivent le changement et ses réalités propres, la masse concernée par le changement étudié et enfin la temporalité prise en compte. En effet, les analyses d’un changement vont différer si la/le chercheur-e s’intéresse à une école spécifique, à un canton ou à un pays. De même, le moment et la durée de la récolte de données vont être déterminants pour l’analyse, puisque ces données sont situées dans un processus temporel.

Processus, objet et contexte sont ainsi les trois éléments qui permettent de délimiter le concept de changement. Reste à définir ses dynamiques et ses caractéristiques spécifiques : pour notre part, nous avons identifié cinq séquences d’actions qui semblent faire consensus au sein de la littérature, et qui s’agencent temporellement : la première consiste en l’existence d’une situation de départ (irréversibilité2 A). Faisant face à une incertitude, l’irréversibilité entre dans une séquence de déconstruction, qui peut se solder par une adaptation de la situation de départ ou mener à une phase de rupture (Alter, 2000 ; Bernoux, 2010 ; Weick, 2003). Lors de la rupture, le système est dysfonctionnel et produit une forte incertitude, amenant les acteurs/trices à entrer dans une quatrième phase, celle de la reconstruction, qui, lorsqu’elle aboutit, produit la séquence finale, soit l’existence d’une situation d’arrivée stable (irréversibilité B), hors de toute incertitude, qui marque la fin du processus de changement. Ce processus peut être modélisé ainsi :

Figure 1. Modélisation idéaltypique du changement social

Source : Sieber (2022a)

La modélisation proposée se veut idéaltypique : elle permet d’imager la différenciation entre le changement et l’adaptation ainsi que la non-linéarité du processus qui exclut toute « évolution » naturalisante du système et offre une perspective constructiviste. Dans la réalité cependant, les processus sont plus complexes, avec notamment de multiples déconstructions, ruptures et reconstructions pour qu’un même objet puisse être transformé (Adamczewski, 1996). L’identification des dimensions concernées par ces transformations permet de procéder à une opérationnalisation de cette modélisation pour les situations sociales.

En définissant le changement comme une succession de séquences d’action effectuées par des acteurs/trices, celles/ceux-ci deviennent de facto la première dimension d’analyse du changement social (Bernoux, 2010). Il s’agit ainsi de comprendre comment l’acteur/trice conçoit le changement et pourquoi, comment elle/il s’y engage, en prenant en compte son identité, ses conceptions, ses logiques d’actions. Au niveau de l’acteur/trice, le changement peut être considéré comme un processus d’apprentissage (Giordan, 2018), celui-ci consistant en une fluctuation de ses constructions de sens (Weick, 2003). Si l’analyse s’arrête à l’acteur/trice, alors le changement n’est que psychologique et reste au niveau micro.

Suivant la proposition de Bernoux (2010), nous considérons que, pour être social, le changement est également visible au niveau des relations entre les acteurs/trices et les institutions. La deuxième dimension, celle de l’organisation (Weick, 2003), tient ainsi compte des interactions et des relations entre les acteurs/trices, lesquelles s’insèrent dans des réseaux et des rapports de pouvoir. Dans la dimension organisationnelle, les changements prennent place dans les rôles des acteurs/trices, qui constituent autant de représentations sociales qui changent durant ce que Crozier et Friedberg (2007) nomment des apprentissages collectifs. L’analyse du changement dans les systèmes de rôle restreint cependant les analyses à des organisations spécifiques sur une temporalité limitée (niveau méso). Enfin, pour analyser le changement sur des temporalités plus longues et des masses plus importantes (macro), il s’agit de considérer une troisième dimension, celle de l’institution, de ses normes, de son fonctionnement et de sa culture (Dubet, 2002).

La séparation de ces dimensions a avant tout une portée heuristique (Bernoux, 2010) : sur le terrain, elles s’encastrent les unes dans les autres et sont interconnectées (Admaszweski, 1996). Cette approche a toutefois l’avantage de dépasser les antagonismes épistémologiques par un métissage théorique qui appelle plusieurs paradigmes à collaborer pour permettre une analyse fine et approfondie du changement social (Bernoux, 2010).

En considérant ces trois dimensions, il devient possible d’articuler les concepts de réforme et d’innovation, qui correspondent à des types de changements spécifiques. La réforme est un changement caractérisé par une dynamique top-down ou centre-périphérie : l’autorité d’une institution transforme les normes et, par extension, le fonctionnement de l’institution imposant aux acteurs/trices subalternes de conformer leurs relations, leurs pratiques et leurs conceptions aux nouvelles conditions-cadres ainsi devenues légales (Barrosso, 2017 ; Cros, 1997 ; 2004 ; Ducros & Finkelsztein, 1987). La réforme peut être ainsi considérée comme un outil prépondérant des politiques éducatives. L’innovation, quant à elle, est un changement initié par le bas, par les acteurs/trices de terrain, qui se propage à l’organisation jusqu’à devenir habituelle, amenant ensuite l’institution à la valider en l’entérinant par de nouvelles normes (Cros, 1996).

Cette modélisation en trois dimensions permet d’analyser les processus de changements sociaux et de les caractériser dans toute leur complexité. Dans la suite de cet article, nous allons appliquer ce cadre théorique afin d’analyser la mise en œuvre d’une politique éducative spécifique. Pour cela, il s’agit encore de définir l’objet du changement étudié et son contexte.

2. OBJET ET CONTEXTE DU CHANGEMENT : LA PÉDAGOGIE ET L’ÉCOLE

Avec les outils théoriques développés précédemment, l’analyse du changement peut porter sur de multiples objets, comme le cadre légal, le public, les missions sociétales, l’administration, la politique, les manuels, ou encore les méthodes pédagogiques. Pour notre part, ce qui nous intéresse plus spécifiquement, c’est de comprendre comment l’école change dans ce qu’elle a de plus essentiel et irréductible, soit ce qu’il se passe dans la classe, entre l’enseignant-e, ses élèves et les savoirs, soit le changement pédagogique (Houssaye, 2014).

Or, nombre d’auteur-es signalent que les réformes n’ont que rarement une visée pédagogique (Gather Thurler, 2000 ; Forster, 2008 ; Lussi Borer, 2017), et que lorsqu’elles en ont une, leurs effets pédagogiques sont souvent limités (Giglio, et al., 2014 ; Hargreave, 2020 ; Vellas, 2008). La pédagogie traditionnelle reste ainsi prépondérante dans l’institution scolaire actuelle (Houssaye, 2014 ; Tardif & Lessard, 2004), et se transforme généralement au travers de réformes (Cros, 1997).

Nous avons ainsi considéré que, pour maximiser nos chances d’identifier et d’analyser des processus de changements pédagogiques, il était pertinent de cibler nos analyses sur des situations de réformes qui contiennent des composantes pédagogiques. Dans ce contexte, l’école cantonale constitue la dimension institutionnelle3, la dimension organisationnelle est composée par le groupe-classe, alors que l’enseignant-e devient l’acteur/trice principal-e du changement, puisque dans l’institution scolaire, la pédagogie relève explicitement de sa responsabilité (Cros, 2004 ; Ducros & Finkelsztein, 1996 ; Houssaye, 2014).

De nombreux auteurs/trices montrent que les enseignant-es disposent d’une marge de manœuvre permettant de s’approprier, négocier et réinterpréter les réformes, voire les refuser (Cros, 2004 ; Ducros & Finkelsztein, 1996 ; Huberman & Miles, 1984) : « Il est clair qu’au niveau de la classe, l’enseignant est un acteur important. La transformation et l’amélioration de l’éducation dépendent donc principalement de ce que les enseignants souhaitent et de ce qu’ils font » (Ducros & Finkelsztein, 1996, p. 29).

Faisant face à une réforme constituée de composantes pédagogiques, les enseignant-es vont être amené-es à l’évaluer, à comprendre ce qui est attendu d’elles/eux et pourquoi, et enfin à la mettre en pratique, parfois par la force des choses. Vellas (2008) propose ainsi d’analyser la pédagogie comme une mise en tension et en cohérence de trois dimensions : axiologique (les valeurs), théorique (les connaissances, notamment scientifiques) et praxéologique (les pratiques), cette dernière provoquant une transformation du système de rôles de la classe, et ayant un impact sur les élèves.

Avec ces choix théoriques, notre modélisation du changement peut être ajustée pour le contexte spécifique de changements pédagogiques dans le cadre de l’institution scolaire, prenant la forme suivante :

Figure 2. Modélisation du changement pédagogique et de ses dimensions

Source : Sieber (2022a)

3. MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE

Afin d’analyser les processus de changement, nous avons choisi de nous intéresser à une réforme spécifique de l’école francophone du canton de Berne, qui prend la forme d’une directive signée en 2019 visant à délimiter le temps de devoirs que les enseignant-es sont autorisé-es à donner à leurs élèves.

Considérant que les enseignant-es sont dépositaires de la pédagogie dans l’institution scolaire et qu’elles/ils sont donc les acteurs/trices centrales/aux du changement pédagogique, nous avons choisi de cibler nos analyses sur leurs discours, plus précisément sur leurs conceptions de la réforme et de ses effets sur leurs pratiques. Nous avons conçu des entretiens avec un premier volet compréhensif (Kaufmann, 1996), qui repose sur une approche par l’histoire de vie, et vise l’appréhension des conceptions des enseignant-es. Un second volet est inspiré de la méthode d’explicitation de Vermersch (2011), permettant d’obtenir un aperçu des pratiques réelles, et donc de la mise en œuvre des réformes au niveau du système de rôle du groupe classe.

Les entretiens ont été menés avec treize enseignant-es choisi-es de manière aléatoire, tout en ayant une représentation équilibrée des différents degrés d’enseignement (1H à 11H). Audio-enregistrés et retranscrits intégralement, les entretiens ont été codés lors d’une analyse thématique abductive (Hallée & Garneau, 2019), initiée par une grille de codage ouverte construite à l’aide des dimensions et indicateurs identifiés lors de notre conceptualisation du changement (Miles & Hubermann, 2003).

Dans un premier temps, nous avons analysé chaque entretien comme une étude de cas, maintenant les données dans leur contexte spécifique (Miles & Hubermann, 2003). Chacun des processus de changement identifié a été minutieusement analysé afin de comprendre son déroulement et sa situation pour les trois dimensions précédemment identifiées (acteur/trice, organisation et institution). Les discours ont ensuite été reconstruits (Blais & Martinaux, 2003) afin de mettre en évidence la manière dont les enseignant-es conçoivent la mise en œuvre de la réforme et ses impacts sur leur pédagogie, notamment au travers des systèmes de rôles de leur classe.

Dans un second temps, des analyses transversales inter-entretiens ont été menées afin d’identifier les récurrences et les particularités des processus chez les différents enseignant-es. Dans la suite de cet article, nous allons présenter quelques résultats concernant la réforme des devoirs dans le canton de Berne, qui exemplifie certains processus de mise en œuvre des politiques éducatives par les enseignant-es.

4. PRÉSENTATION DES RÉSULTATS : MISE EN ŒUVRE DE LA RÉDUCTION DU TEMPS DE DEVOIRS DANS LE CANTON DE BERNE (SUISSE)

4.1. Dimension institutionnelle : une réforme surprise

En mai 2019, les enseignant-es de la partie francophone du canton reçoivent un courrier contenant une notice cantonale imposant une limitation précise du temps de devoir à domicile qu’elles/ils sont autorisé-es à exiger des élèves. Concrètement, ce temps imposé correspond à une réduction drastique par rapport à ce qui prévaut dans les habitudes enseignantes, cela ayant un impact direct sur les pratiques pédagogiques en classe. De plus, la notice précise le cadre des devoirs : ils doivent notamment pouvoir se faire sans aide, ne peuvent pas être du rattrapage ou porter sur un nouveau sujet d’enseignement, ils doivent être différenciés afin qu’aucun-e élève, même en difficultés, ne dépasse le temps imposé.

Cette notice correspond à une injonction provenant du département de l’instruction publique, qui attend que les enseignant-es s’y conforment, cela dans les quatre mois. Au niveau pédagogique, cette notice suppose une transformation du rôle de l’enseignant-e et de ses pratiques en classe, et par extension du rôle des élèves. En effet, les enseignant-es sont appelé-es à prendre en charge la responsabilité de la réussite des travaux qui étaient auparavant donnés comme devoirs : elles/ils ne peuvent plus imposer aux élèves de finir des exercices à la maison et doivent prendre en charge certains apprentissages en classe, notamment le vocabulaire, cela en mettant en place des processus de différenciation. Les élèves, quant à elles/eux, voient une réduction de leur autonomie et de leur responsabilité.

4.2. Dimension de l’acteur/trice : conceptions et pratiques enseignantes

Après un premier choc désapprobateur devant la soudaineté de la directive, les enseignant-es semblent dans un deuxième temps favorables à la réduction des devoirs. Lors de nos entretiens, soit quelques mois après la rentrée, elles/ils vont tous/tes affirmer être déjà dans le respect de la nouvelle réglementation et ne donner quasiment plus aucun devoir.

En effet, nos analyses montrent que les devoirs font face à un déficit de sens du point de vue des enseignant-es : elles/ils n’y voient qu’une faible plus-value pédagogique, argumentant qu’ils renforcent les inégalités, qu’ils limitent les activités extrascolaires des élèves, qu’ils sont peu efficients avec les nouvelles technologies4, ou encore qu’ils conduisent à des problèmes disciplinaires5 :

Carl (répondant à la question : quelle est l’utilité des devoirs ?) : Zéro utilité ! T’as juste le gamin qui aura de la chance parce que papa il va lui expliquer, il va l’engueuler parce que il a pas compris ses notions, pis t’as l’autre qui est là… ben les parents sont pas là, et puis de toute façon il aura pas d’aide, il va rien comprendre donc il va recopier le cahier à, demain matin, juste pour pas se ramasser une sanction de l’enseignant. Donc pour moi c’est un non-sens. (Extrait d’entretien d’un enseignant secondaire)

Ce déficit de sens indique que les valeurs des enseignant-es sont concordantes avec la notice (acceptation sur l’axe axiologique de la pédagogie) et plus encore, que ces dernières/ers connaissent et considèrent comme légitimes les théories sous-jacentes à ce désaveu (axe théorique). Cette première analyse pourrait laisser penser que la réforme ne fait qu’entériner une pratique déjà en place et que sa mise en œuvre est déjà effective.

Cependant, lorsque nous entrons dans le dispositif méthodologique de l’explicitation et que nous demandons aux enseignant-es quels devoirs elles/ils ont donnés dernièrement à leurs élèves, parfois agenda ou calendrier à l’appui, une toute autre réalité apparaît : alors qu’elles/ils en auraient le droit, seul-e un-e enseignant-e a choisi de renoncer aux devoirs, les autres continuent à en donner, et pour certain-es en quantité conséquente.

Cette situation dénote la présence d’incohérences au niveau des constructions de sens et des pratiques enseignantes, ce qui semble indiquer que les conceptions des devoirs sont en phase de déconstruction, mais que le processus est encore en cours, et sa conclusion encore incertaine.

Pour mieux comprendre ce processus, notre analyse se focalise sur les dilemmes qui émergent des discours des enseignant-es, notamment la culture institutionnelle, le niveau scolaire et la transformation de la définition des devoirs.

4.3. Culture institutionnelle et communication

Les enseignant-es sont nombreuses/eux à considérer que les devoirs font partie de la culture institutionnelle, et donc que même s’elles/ils en ont le droit, éliminer les devoirs reviendrait à enfreindre les normes tacites. Elles/ils craignent en particulier les parents, dont elles/ils pensent qu’ils attendent impérativement des devoirs. Certain-es enseignant-es en viennent même à inscrire des devoirs fictifs pour faire illusion : « Dana : sauf que je n’étais même plus obligée de noter des devoirs dans le carnet en faisant quand même attention que les parents aimaient bien de temps en temps, qu’il y ait un petit peu quelque chose (…) » (l.1108-1110).

Carl : Ouais j’en donnais par heu… par cas de conscience. Un prof il doit donner des devoirs pis (…) Parce qu’après t’as compris que y a les parents qui te disent : « hé euh vous donnez pas de devoirs » et puis ils te le reprochent de pas donner des devoirs parce que… voilà… il faut des devoirs. (l.1826-1837)

Les devoirs semblent ainsi être légitimés par une logique traditionnelle soutenue par les parents et les professionnel-le-s. Un-e enseignant-e qui ne donne pas de devoirs est perçu-e comme manquant de sérieux et de professionnalisme. Si cette logique semble principalement traditionnelle, deux argumentations viennent cependant la renforcer : la communication avec la famille et le niveau scolaire.

4.4. Les devoirs comme mode de communication avec la famille

Plusieurs enseignant-es considèrent que les devoirs permettent aux parents de suivre ce que l’enfant apprend à l’école et de s’investir dans son instruction. La diminution des devoirs devient ainsi un problème parce qu’elle limite les échanges entre école et familles :

Basil : J’ai l’impression que, beaucoup de parents avec ce changement des devoirs, ils trouvent qu’il y a beaucoup moins d’échanges avec l’école. Moi je trouve que les devoirs c’était pas non plus un échange incroyable, c’est juste qu’ils voyaient du travail de leur enfant chez eux, mais certains parents ils disent souvent que le, qu’il n’y a presque plus de contact, on ne sait pas, on ne sait plus ce qui se passe dans l’école. (l.705-710)

Certains enseignant-es semblent ainsi considérer que la notice porte atteinte à un outil certes imparfait – notamment sur la question des inégalités – cela sans qu’aucune alternative ne soit proposée pour maintenir le lien entre école et familles.

Faisant face à cette problématique, certain-es enseignant-es ont cherché des solutions. Eli raconte comment lui et son collègue ont été amenés par leur direction à réfléchir à la problématique des devoirs avec toute l’équipe pédagogique, ce qui leur a permis d’identifier les objectifs pédagogiques de ce dispositif : pour eux, les devoirs sont utiles pour travailler l’autonomie et communiquer avec les familles. Comme la notice limite fortement ces deux dimensions, ils ont cherché ensemble à développer un nouveau dispositif leur permettant d’atteindre les mêmes objectifs. Ils ont opté pour le dispositif des plans de travail, dont la mise en place les a amenés à revoir complètement l’organisation de leur classe, leur façon de travailler, en bref leur pédagogie :

E : (…) Le plan de travail ! C’est la première année que je fais ça, depuis qu’il y a eu cette nouvelle réglementation sur les devoirs, tout ça j’ai vraiment chaque semaine je crée en plan de travail assez ludique, interactif avec des petites images tout ça sympa. Et puis ça marche vraiment bien pour l’autonomie des élèves. Ils ont vraiment trop de plaisir, ils sont motivés à reprendre le plan de travail.

Dans ce cas, la directive sur les devoirs a provoqué un changement pédagogique, transformant les systèmes de rôles de la classe : les élèves sont responsables de l’avancement de leur plan, elles/ils apprennent l’autonomie en classe, l’enseignant-e est responsable de cet enseignement et de la différenciation nécessaire. Ce changement est jugé positivement par Eli, qui y voit de nombreuses plus-values. L’analyse du discours d’Eli montre cependant que cette situation a amené d’autres problématiques (course aux récompenses, compétition de vitesse) que l’enseignant-e va gérer en procédant à d’autres changements.

Puisque la dimension organisationnelle est transformée, cette situation peut être qualifiée de changement pédagogique complet, avec la forme spécifique d’une innovation pédagogique située (Sieber, 2022a). Cela reste un cas largement minoritaire : si un-e autre enseignant-e s’est également engagé-e dans les plans de travail suite à la notice, le processus ne peut pas être considéré comme abouti, n’ayant pas (encore) touché le rôle des élèves. Pour tous/tes les autres enseignant-es, la notice n’a pas amené de changement, mais une adaptation des pratiques. La raison principale utilisée pour légitimer cette inertie se situe au niveau du dilemme du niveau scolaire.

4.5. La question du niveau scolaire

Si les enseignant-es remettent en question l’utilité des devoirs, elles/ils continuent de penser que ceux-ci permettent des apprentissages, en particulier le « par cœur » (livret, vocabulaire, drill ). Ainsi, la baisse du temps de devoirs est perçue comme amenant une baisse du niveau scolaire :

Jean (concernant son avis sur la notice) : (5s) Rien de bon ! (Rires) Non, je suis… Alors oui, il y a le côté, effectivement, des élèves qui n’ont pas de parents à la maison, ils sont prétérités et tout, mais… je pense que de nouveau… on revient à la baisse. Et puis, le parent, ou l’élève, qui dit : non on n’a plus le droit, avant on avait 20 minutes par jour maximum, on va profiter de ça pour moins travailler… (l.701-704)

En plus de déplorer une attitude minimaliste tirant les élèves vers le bas, certain-es enseignant-es considèrent que la limitation des devoirs ralentit le rythme d’apprentissage en classe. En effet, les devoirs permettaient à l’enseignant-e d’imposer un rythme à la classe et de le tenir, puisque les élèves retardataires devaient se mettre à jour à la maison. Puisque la notice supprime cette possibilité, c’est à l’enseignant-e que revient le rôle de maintenir le rythme en classe, réduisant ainsi le temps d’enseignement :

Jude : (…) Certains auraient fait 5 minutes à la maison, certains l’auraient 20, 30 minutes, mais on se retrouvait tous en classe, l’exercice était fini et puis on pouvait corriger et passer à la suite. (…), ça prend un peu plus de temps en classe. (l.332-346)

Alors qu’auparavant, les enseignant-es utilisaient les devoirs comme moyen de régulation pour que l’avancement de la classe soit uniforme, désormais, elles/ils sont amené-es à différencier leur enseignement en classe. Devant cette réalité, certain-es enseignant-es développent des dispositifs pédagogiques collaboratifs pour faire apprendre les vocabulaires et réviser les évaluations scolaires à venir :

Jeanne : C’est mon rôle à moi maintenant d’intégrer cette révision, et puis ce côté répétitif du vocabulaire entre autres, de le, de l’intégrer dans mes leçons, ce qui peut avoir des fois un côté un peu casse-pompes, mais on peut faire du vocabulaire avec des images, on peut faire des devinettes, donc voilà, on peut varier aussi les, les façons de faire les vocabulaires, répétition-promenade, on peut faire. (l.1256-1260)

Yohann : (…) À la maison y a personne pour répéter donc à deux, ils font du voc et ils répètent les, les pays, les choses comme ça, donc ils font ce qu’ils pourraient faire à la maison (l.1175-1185)

Les enseignant-es observent ainsi que pour certain-es élèves n’ayant pas de soutien à la maison, ces dispositifs améliorent leurs résultats et leur motivation, ce qui les convainc du bien-fondé de ces pratiques, malgré la baisse de rythme.

Cette situation peut également être considérée comme un changement pédagogique, puisque la dimension organisationnelle est directement concernée : autant l’enseignant-e que les élèves voient leur rôle se transformer, dans une moindre mesure, puisque le changement est limité au temps spécifique alloué au drill6, il n’y a pas de transformation globale du modèle pédagogique comme dans le cas des plans de travail. Reste que les enseignant-es prennent en charge l’hétérogénéité par des dispositifs de différenciation, alors que les élèves apprennent à coopérer, à développer des stratégies d’apprentissage différentes. Une part de responsabilité des élèves et de leur famille est transférée aux enseignant-es.

Or, ce transfert de responsabilité, relatif au développement de l’autonomie, est remis en question dans les classes de 7-8H. En effet, la capacité de l’élève à gérer ses devoirs, son autonomie et son organisation participe à la sélection et la répartition des élèves dans les sections à niveaux. Dès lors, même si les enseignant-es ont réduit officiellement les devoirs, elles/ils attendent des « bon-nes élèves » qu’elles/ils en fassent plus à la maison :

Zahir : Alors moi je leur ai dit je vous donne plus de devoirs. Le travail il se fait en classe. Après je vais pas changer mes objectifs, je vais pas changer les dates des épreuves de maths. Si vous avez fait tous les exercices tant mieux si vous les avez pas tous faits ma foi c’est un risque que vous avez décidé de prendre. (l.1116-1118)

Ce qui est intéressant, c’est que les enseignant-es considèrent ici que ce n’est plus des devoirs, puisqu’il s’agit de travail volontaire. Ce glissement du concept consiste en une stratégie spécifique d’évitement du changement que nous avons rencontrée à de nombreuses reprises.

4.6. Transformation de la définition des devoirs

Lorsque nous demandons aux enseignant-es d’expliciter ce qu’est un devoir, elles/ils donnent une définition qui exclut certains types de travaux :

Aïko : Tous les jours de la lecture, 15 minutes, demandées par l’enseignant, comme ça l’enfant il… ça, il me semble que c’est pas des devoirs. (l.1235)

Jeanne : Après les, les contrôles je les dis quand même trois semaines à l’avance et voilà, à cette date-là, y aura le test et puis après, à chacun de voir s’il prend son cahier de voc à la maison ou bien s’il pense que ça joue comme ça. (l.1257-1273)

Zahir : Et puis après il y a ceux qui ont quand même envie d’avoir tout fait, alors si ils ont pris un peu du retard, ils ont peut-être avancé un peu lentement au début, mais ils se donnent eux-mêmes des devoirs. Mais par rapport aux parents moi je suis couvert parce qu’il ne peut pas venir me dire qu’est-ce que vous avez donné comme devoirs. Mais je n’ai pas donné de devoir, c’est lui qui a voulu. (l.1161-1166)

Certain-es enseignant-es vont considérer que la lecture, la révision des tests, ou encore le rattrapage du retard ne constituent pas des devoirs. Lorsqu’elles/ils disent qu’elles/ils respectent la notice et le temps de devoir imparti, elles/ils ne tiennent pas compte de ce genre de travaux, cela alors que la notice explicite spécifiquement qu’ils devraient être considérés comme tels.

Cela donne à voir une stratégie d’adaptation : les enseignant-es ont construit un sens nouveau pour les devoirs qui leur permet de considérer qu’elles/ils ont mis en œuvre la réforme sans avoir à changer de pratiques. Le changement pédagogique est ainsi déclaré, mais aucunement réalisé, alors que les enseignant-es le pensent accompli.

Cette situation est fortement répandue dans nos analyses, et constitue l’un des freins les plus importants aux changements pédagogiques : en effet, lorsque les enseignant-es considèrent qu’elles/ils ont répondu aux injonctions, elles/ils ne vont plus se questionner ni s’engager dans un changement, puisqu’elles/ils pensent être déjà dans la cible. La construction du sens est biaisée, rendant très improbable toute transformation de la dimension organisationnelle. Parmi toutes les situations de changements identifiées dans nos entretiens, presque la moitié des cas se soldent par une simple adaptation (Sieber, 2022a).

Figure 3. Modélisation d’une situation d’adaptation

Source : Sieber (2022a)

5. L’EXEMPLE DE LA NOTICE SUR LES DEVOIRS : QUELS ENSEIGNEMENTS SUR LA MISE EN ŒUVRE D’UNE RÉFORME ?

Les analyses de nos entretiens montrent que les réformes provoquent majoritairement des adaptations pédagogiques, et non pas des changements. Elle peuvent cependant être la source de changements pédagogiques, bien que d’envergure différente, lesquels peuvent être considérés comme contingents, puisqu’ils ne sont pas directement exigés par la réforme.

Nos analyses mettent également en évidence plusieurs freins et facilitateurs qui agissent sur la mise en œuvre d’une réforme par les enseignant-es. La réforme est mieux accueillie si elle a été préparée, annoncée, communiquée aux enseignant-es. Le soutien des directions et la collaboration au sein des équipes pédagogiques sont également des facteurs déterminants facilitant les changements.

L’un des freins principaux au changement repose dans les stratégies et fausses croyances consistant à croire ou à faire croire que l’enseignant-e a déjà accompli les objectifs de la réforme, cela alors qu’elle/il ne l’a fait qu’en surface (transformation du vocabulaire, mais pas des pratiques), sans transformation de fond (pratiques pédagogiques). Un second frein d’importance est le fonctionnement institutionnel, en particulier lorsqu’une réforme ne propose pas d’alternatives ou entre en contradiction avec d’autres principes, engendrant des incohérences systémiques (découplage). L’exemple du dilemme relatif au niveau scolaire, qui constitue une valeur en soi et qui est mis en concurrence avec la valeur du bien-être de l’élève, est emblématique. Les enseignant-es qui mettent le bien-être au-dessus du niveau scolaire sont plus prompt-es à changer, alors que les enjeux augmentent considérablement dès que le rôle sélectif de l’école est mis en avant.

CONCLUSION

Cet article synthétise un cadre conceptuel, théorique et méthodologique permettant d’appréhender le changement pédagogique dans le cadre de la mise en œuvre d’une réforme scolaire. Un exemple d’analyse de terrain a été proposé, mettant en évidence les processus en jeu, les freins et les facilitateurs au changement.

Nos résultats montrent que la mise en œuvre d’une politique éducative n’est ni linéaire ni uniforme, de grandes disparités d’application demeurent chez les praticien-nes. Ces disparités relèvent d’éléments conjoncturels liés aux conceptions des enseignant-es et à leur situation organisationnelle, et prennent corps dans les pratiques pédagogiques.

Nos résultats illustrent une réalité largement documentée par la littérature : une politique publique ne se décrète pas (Crozier, 1979), elle se construit avec les acteurs/trices de terrain (Bernoux, 2010), lesquel-les disposent d’une marge de manœuvre, d’une capacité d’action et de dissimulation.

Plus encore, nos analyses montrent qu’une politique publique ne peut être pensée pour elle seule, il s’agit de prendre en compte les éléments collatéraux concernés. Dans notre recherche, la question des devoirs englobe notamment des réflexions bien plus vastes comme l’hétérogénéité, les inégalités, la différenciation, l’inclusion et la réflexion épineuse du niveau scolaire. À travers l’analyse du discours des enseignants-es, nous avons mis en évidence que les réformes proposées par les politiques publiques ont plus de probabilité de s’imposer si elles sont pensées de manière systémique plutôt que cloisonnées, cela permettant de faire du fonctionnement institutionnel un allié plutôt qu’un frein.

Une approche globale du changement semble ainsi nécessaire pour que la mise en œuvre d’une politique éducative puisse avoir des impacts pédagogiques, puisque très souvent, de nombreux enjeux sont concernés. Plus encore, le succès dépend essentiellement des enseignant-es, de leur capacité à donner du sens aux réformes et à les opérationnaliser dans leurs pratiques pédagogiques. Ainsi, travailler à la participation active des enseignant-es et leur donner les moyens et les conditions dont elles/ils ont besoin pour réaliser effectivement les réformes de l’école semble crucial pour la réussite du changement pédagogique. 

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Notes

Nous considérons les innovations et les réformes comme des types de changements spécifiques, les premières démarrant par le bas et s’inscrivant d’abord dans les pratiques, les secondes pilotées par le haut, entérinées par des lois (Sieber, 2022a).

Grossetti (2004) propose le concept d’irréversibilité comme étant des « entités construites » et contingentes qui apparaissent lors d’une action ou d’une interaction et qui lui survivent. Elles peuvent agir sur plusieurs plans (cognitif, relationnel ou institutionnel, matériel) ayant en commun le fait qu’elles ont été construites dans le passé et sont des ingrédients des actions en train de se faire, notamment les changements.

Cette institution est composée de plusieurs niveaux de contexte, notamment l’établissement, l’arrondissement, le système scolaire cantonal, les lois nationales, les conventions et la tendance internationale. Ces niveaux de contexte disposent de leur propre système de normes et de leur fonctionnement institutionnel, encastrés les uns dans les autres, et ce parfois sans refléter une forte cohérence.

Notons que cela précède l’arrivée de ChatGPT.

Cela en particulier au degré secondaire, dans un système séparé en trois filières. Dans la filière la plus exigeante, les enseignant-es continuent de juger les devoirs pertinents, alors qu’ils sont jugés inutiles et problématiques dans les autres filières.

6 Méthode d’apprentissage par imitations et répétitions successives